3.1.2 Face à l’incertitude, l’importance des aides financières familiales369

Pour accéder à la propriété et faire les travaux, les convertisseurs ont eu besoin de l’aide financière de leurs familles, qui vient pallier la faiblesse et surtout l’incertitude de leurs revenus. Dans la plupart des cas, l’un des deux membres du couple a un emploi stable ; c’est principalement sur lui que repose l’emprunt370 et sa présence semble indispensable à la réalisation du projet. Malgré tout, si ces « convertisseurs » ont été en mesure d’acheter un bien immobilier, c’est que les aides financières familiales dont ils ont bénéficié ont été à la fois fréquentes et importantes371. La comparaison avec les moyennes nationales et régionales établies à partir de l’enquête Logement 2002 de l’Insee (Bosvieux, 2005) est éclairante.

  • Tout d’abord, à l’échelle nationale, un quart des primo-accédants bénéficient pour constituer leur apport d’une aide familiale – incluant les dons d’argent faits au moment de l’opération mais aussi les dons antérieurs ou les prêts. Dans l’échantillon montreuillois, la totalité des acquéreurs a bénéficié d’une telle aide familiale, exceptés trois cas où les enquêtés ont acheté grâce à un héritage – autre forme d’ « aide familiale »372. La famille est en tous cas présente derrière toutes les acquisitions qui nous ont été rapportées par les enquêtés propriétaires.
  • L’apport représente en moyenne environ un quart de l’achat pour les primo-accédants, français et environ 40 % pour les franciliens. Parmi les gentrifieurs que nous avons rencontrés, les apports ne sont pas plus importants ; ils représentent de 20 % à 45 % du montant de l’achat, soit des sommes souvent plus faibles que la moyenne373 (sauf pour ceux qui ont reçu antérieurement un héritage pour qui ils représentent jusqu’à 80 % du montant de l’achat). En revanche, ces apports sont presque exclusivement composés de dons familiaux ou d’héritages.
  • Pour l’ensemble des primo-accédants, les dons familiaux constituent en moyenne 18 % du total des apports et l’épargne courante 61 % ; si l’on considère seulement ceux qui bénéficient de dons familiaux, ces dons constituent un peu plus de 50 % de leur apport. Dans notre échantillon, les dons familiaux constituent fréquemment 100 % des apports, parfois un peu moins et dans un cas seulement 50 % ; autrement dit, l’épargne est généralement nulle ou très faible.

Nos enquêtés ont donc eu besoin de l’aide de la famille pour constituer un apport, que celui-ci soit modeste ou plus important, et pour ainsi être en mesure d’emprunter. Ils acceptent des taux d’effort importants (de 25 à 30 % de leurs revenus mensuels), situés dans la fourchette haute des taux d’effort recensés dans l’enquête Logement374. En revanche, ils ne s’endettent pas pour plus longtemps que la moyenne des français : la durée de leurs prêts est de dix à 20 ans, fréquemment de 15 ans ce qui est légèrement inférieur à la moyenne (17 ans en petite couronne parisienne pour les primo-accédants). Les enquêtés paraissent donc prêts à consentir des efforts financiers importants, mais pas à s’engager à ces efforts sur une longue durée : on peut imaginer – mais cela n’a pas été explicitement formulé – qu’ils font preuve de prudence, étant donné le caractère incertain de leurs trajectoires professionnelles.

L’importance des aides financières familiales apparaît, à la lumière statistiques nationales et régionales, comme une particularité des « convertisseurs ». Les dons familiaux représentent au final de 25 à 50 % du montant total des achats (lorsque le calcul est possible) et jusqu’à 80 ou 100 % pour les deux enquêtées qui ont hérité de leurs parents décédés (Alice et Noémie)375. Les parents interviennent encore ultérieurement dans de nombreux cas : pour aider à boucler un budget de travaux qui avait été sous-estimé lors de l’achat ou encore pour soutenir leur enfant en cas de rupture conjugale (ceux que nous avons rencontrés, qui ont pu rester dans le Bas Montreuil malgré une séparation, le doivent à une nouvelle aide des parents, parfois importante, leur ayant permis de renégocier le prêt ou de racheter la part du conjoint parti). C’est moins le montant total des aides financières familiales que leur caractère extensible qui semble jouer un rôle important dans le fait d’acheter un bien immobilier à rénover ou à transformer. L’existence d’un patrimoine familial permet de faire face à des imprévu et surtout offre une certaine aisance psychologique qui permet d’affronter l’inconnu376. Les cas de Julien d’un côté, de Tiphaine de l’autre nous paraissent bien illustrer ce point. L’aide familiale initiale, sans les doter de budgets très importants, semble leur permettre au moins d’avoir un rapport relativement détendu à l’acquisition du logement et peut-être, de ce fait, de pouvoir faire ce pari de la valorisation d’un bien initialement dégradé. Etre un « héritier », au sens large, c'est-à-dire provenir d’une famille aisée prête à les aider, semble donc contribuer significativement à être en mesure de convertir.

Notes
369.

Nous nous appuyons dans cette section sur les enquêtes Logement de l’Insee : enquêtes de 1996 et de 2002 analysées à l’échelle nationale par Bosvieux (2005) ; enquêtes de 1996, 2002 et 2006 analysées à l’échelle de l’Ile-de-France par Bidoux et Jankel (2009).

370.

C’est par exemple le cas d’Hugo : « On pouvait emprunter […] moi, mes revenus étaient super en dents de scie, mais vu que Rébecca avait un salaire parce qu’elle était… je sais plus ce qu’elle faisait… elle était salariée à cette époque-là… elle était dans une boîte, elle était attachée de presse. Donc elle avait un revenu, un revenu assez fixe et… moi je sais que le remboursement de l’emprunt il était à 75 % sur elle parce que moi, pendant longtemps j’étais pas imposable, donc c’était un peu… ». Même dans ce cas, l’acquisition repose sur les aides des parents (600 000 F en tout) bien plus que sur l’emprunt (350 000 F).

371.

Le cas de Julien le confirme d’une certaine façon puisqu’il est le seul à avoir entrepris des achats alors que ni lui ni sa compagne ne travaillaient en CDI ; or il est celui de nos enquêtés qui a reçu la plus importante aide familiale.

372.

Cf. le tableau 6-3 en fin de chapitre où nous indiquons tous les éléments des montages financiers dont nous avons eu connaissance.

373.

D’après Bidoux et Jankel, le montant moyen de l’apport personnel en Ile-de-France est d’environ 480 000 F (75 000 €)en 1996 et 750 000 F (114 000 €) en 2006. Pour les acquisitions réalisées entre 1996 et 2001 dans notre échantillon, les apports vont de 200 000 F à 600 000 F ; ils sont nettement plus importants à partir de 2003, avec notamment l’arrivée d’enquêtés dotés d’héritages importants.

374.

« Le taux d’effort brut (rapport de la mensualité de remboursement brute au revenu mensuel) est en moyenne proche des 20 %, mais il peut atteindre un niveau très élevé pour les ménages à faible revenu : il atteint 30 % pour les accédants dont le revenu par unité de consommation est inférieur au premier quartile de la distribution. » (Bosvieux, 2005, p.59). Difficile en revanche de comparer les niveaux de remboursements, qui sont aussi variables que les niveaux de revenus : d’après Bidoux et Jankel (2009), le montant mensuel moyen des remboursements est d’environ 700 € en 1996 et 1100 € en 2006 ; les remboursements de nos enquêtés sont de niveaux très variables, parfois seulement de l’ordre de 400 à 500 € par mois, mais plus fréquemment de l’ordre de 1000 € par mois, et ce dès 1998.

375.

Le montant de ces aides familiales au moment de l’achat varie de 15 000 à 40 000 euros ; pour ceux qui ont reçu un héritage ou une donation antérieure, son montant (ou le produit de la revente du logement acquis à l’aide de cet héritage ou de cette donation) va de 15 000 € à plus de 320 000 €. Nous avons inclus dans le calcul de ces aides et du montant des achats les travaux initiaux que les enquêtés ont dû réaliser avant d’entrer dans les lieux : on peut en effet considérer qu’ils font partie des dépenses de logement des enquêtés, puisqu’ils sont un certain nombre à avoir acheté un bien dans lequel il était initialement impossible d’habiter.

376.

« la propension ou la tolérance au risque […] varie sans doute, toutes choses étant égales par ailleurs, comme le capital hérité, en partie par un effet des dispositions mêmes, d’autant plus assurées que l’on a plus d’assurances, en partie en raison de la distance réelle à la nécessité » (Bourdieu, 1979, p. 414).