3.1.3 Du temps et des savoir-faire professionnels

Pour mener à bien leur projet résidentiel, les « convertisseurs » ont souvent adopté des démarches quasi-professionnelles, aidés en cela par des proches connaissant le milieu de l’immobilier et du bâtiment ou mettant à profit certaines de leurs ressources professionnelles377. Notons tout d’abord que sur les cinq « convertisseurs » d’usine, quatre disposaient dans leur entourage proche d’un architecte ou d’un entrepreneur du bâtiment378. Nous avons vu les rôles prépondérants joués par la sœur de Noémie et par le père de Rémi, tous deux architectes ; ce dernier s’est spécialisé dans la réhabilitation d’immeubles et de logements anciens, commençant sa carrière dans les années 1970 dans le Marais. Le père d’Irène, entrepreneur du bâtiment, a aussi eu ce type d’activité379. Il l’aide lors de sa première opération, en venant suivre quotidiennement le chantier, et il prend part à l’une de ses opérations suivantes (ils achètent en famille la première usine qu’elle convertit). Le père d’Hugo enfin est également architecte ; lui aussi a joué un rôle important d’expert et de conseiller, tant au moment de l’achat, pour évaluer le bien, qu’ensuite pour mener à bien les travaux. Avoir grandi dans des familles d’architectes (et parfois dans des logements aménagés par leurs parents) les a familiarisés avec ce type de projet et leur permet souvent de « voir » ce que d’autres ne voient pas :

Et vous vous en sentiez capable…
Moi, tout à fait, oui.
Peut-être que d’avoir vu son père faire des tas de plans et des machins…
Ah ben oui, oui ! Ayant visité un peu des chantiers… Moi j’avais ça dans l’œil, lui était sous la main, donc… c’est ma mère, qui était plus sceptique. Elle disait, « oh là là, tout ce qu’il y a comme travaux ! » et mon père et moi on avait très bien vu que ça pourrait être super. (Hugo)’

Ces proches interviennent dès la visite du bien : leur expertise est indispensable à l’achat de bâtiments dont la qualité est difficile à évaluer (solidité des murs, état du toit, pollution du sol, difficultés de raccordement aux réseaux urbains, etc.). Ils aident parfois pour la négociation comme on la vu dans le cas de Rémi, puis à nouveau pour dessiner les plans, donner des conseils techniques, parfois suivre le chantier. Ils leur donnent surtout confiance. D’autres « convertisseurs » sont eux-mêmes familiers des métiers de l’immobilier, du bâtiment, de l’aménagement ou de la décoration : les compétences d’Agnès, journaliste spécialiste des questions immobilières, ont servi le groupe d’habitants autogérés pour négocier la levée de la préemption et obtenir le changement d’affectation en discutant directement avec le maire, pour établir le règlement de copropriété et pour régler au tribunal un litige avec un entrepreneur. Julien a pendant un temps travaillé comme artisan en ferronnerie dans le bâtiment et connaît les autres corps de métier. Julie a suivi une formation d’architecte d’intérieur. Martine a réalisé des décors de théâtre et de cinéma. Bien sûr, cela ne donne pas toutes les compétences nécessaires à la réfection d’une usine ou d’un pavillon, mais leurs connaissances, leurs quelques savoir-faire techniques, leur disposition au travail manuel ou leur réseau professionnel (qui pourra être mis à contribution directement, comme les collègues de Julien qui l’aident à poser une véranda, ou bien offrir gratuitement des conseils) semblent suffisants pour leur permettre d’évaluer les biens « pourris » qu’ils visitent et d’envisager de les transformer. Cela ne les empêche pas de commettre des erreurs de jugement ou d’avoir de mauvaises surprises. Hugo raconte ainsi comment il a découvert après que l’isolation intérieure ait été réalisée qu’il aurait fallu au préalable traiter la charpente ; il découvre aussi que les fissures dont son père avait minimisé l’importance sont dues à un sol argileux qui se déforme lors des variations importantes d’hygrométrie. Mais disposer de plus ou moins de ces ressources professionnelles influence largement le type de bien choisi. Nous avons vu comment Bérengère et Loïc, qui sont nettement moins dotés de ce type de ressources que nos autres enquêtés, renoncent à la maison très ancienne qui leur plaît le plus, ne s’estimant pas capables d’y faire les travaux nécessaires. Ils réalisent toutefois des travaux importants dans la maison qu’ils achètent ; ils disposent en effet, comme tous les autres convertisseurs, d’une autres ressource précieuse : le temps.

Indépendants ou intermittents du spectacle, les « convertisseurs » disposent en effet plus que d’autres d’une certaine liberté dans la gestion de leur temps (et parfois, malgré eux, de temps libre). Ils peuvent se libérer davantage que les salariés pour mener leur recherche immobilière, aller négocier en mairie, être là au bon moment (comme Julien qui, prévenu par une voisine, peut arriver en dix minutes pour rencontrer les propriétaires de l’usine). Ils peuvent aussi choisir d’arrêter de travailler que ce soit une heure, une semaine ou un an pour une réunion de chantier, la réfection d’une pièce ou la transformation d’un bâtiment entier ; cela n’est bien sûr pas sans répercussion sur leur travail, mais le choix s’offre à eux. Cette souplesse, combinée à leurs ressources, les conduit à adopter une démarche quasi-professionnelle pour la recherche du bien immobilier, son acquisition ou sa transformation (exceptionnellement pour l’ensemble du processus, comme dans le cas de Rémi). Pour rechercher leurs logements, plusieurs ont préféré éviter les agences ou y ont adjoint un « travail » personnel de recherche et de repérage de la « perle rare ». Edith, qui cherchait une usine aux caractéristiques bien particulières (en termes de taille, de disposition, de prix) dit avoir passé un an à visiter tous les locaux industriels de Montreuil. Irène, qui a acheté et revendu plusieurs usines et maisons, a développé une connaissance quasi-professionnelle du patrimoine immobilier du quartier, qu’elle suit attentivement. Julien, on l’a vu, observe également les bâtiments industriels de la ville et s’entoure de « vigies » comme la voisine qui le prévient de la vente de l’usine. Jean, qui en 1995 veut trouver une maison dans un secteur bien spécifique du Bas Montreuil, mène également un véritable travail d’enquête, redoublé par la vigilance de son ami qui habite le quartier :

‘Et puis tu sais, on a cherché nous-mêmes, quoi.
C'est-à-dire ? pas d’agences, pas de… ?
Non, on a fait – il y avait des maisons – il y a une maison qui était fermée, murée, donc on a retrouvé la propriétaire, on a été visiter la maison, on a fait une proposition… On était plutôt sur des maisons, comme ça, tu vois, qui étaient… Parce que il n’y avait rien à vendre, non plus, hein ! Enfin, il n’y avait pas beaucoup – de toutes façons c’est simple, ici, tu ne vois pas « A vendre », tu vois « Vendu ». Et à l’époque c’était pareil, il n’y avait rien de… tu vois, il y avait des gens d’un certain âge, tu peux te dire : « voilà, ça va bouger ». Mais faut être là sur le coup. Et puis quand tu te limites à un quartier précis d’une ville comme ça, tu te mets aussi des limites qui ne sont pas… […] Après, je te dis, on a fait les rues, euh… On a trouvé une maison là-bas qui était fermée, on a retrouvé le propriétaire mais là c’était un usufruit, il y avait plusieurs frères qui étaient propriétaires donc c’était assez galère ; je sais qu’elle s’est vendue, mais longtemps après. On a vu une autre maison murée, euh… On a visité des maisons par agence, tout ça, mais c’était… déjà, à l’époque, ils te vendaient super cher et minuscule ! Et puis pour finir, cette maison, elle a été – il y a eu un panneau « A vendre », et notre copain qui habite par là, il est passé par hasard, il m’a dit « putain, il y a une maison à vendre ». On y a tout de suite été, et puis on n’a pas négocié, on a dit « Ok, on prend le prix annoncé ». (Jean)380

Pour les travaux, ils ont à nouveau pris en charge des tâches généralement assumées par des professionnels : conception des aménagements, réalisation des dossiers de permis de construire, choix des entreprises, participation aux travaux… Rémi arrête ainsi de travailler pendant huit mois, Martine pendant un an ; Julien travaille au ralenti pendant trois ans ; beaucoup prennent sur leurs soirées et leurs week-ends pour faire eux-mêmes ce qu’ils peuvent et éviter de payer des entreprises. Lorsque le conjoint avait un emploi de salarié à temps complet et assurait un revenu régulier, les intermittents et indépendants ont pu choisir entre consacrer leurs journées à leur activité professionnelle et payer des professionnels du bâtiment, ou bien travailler sur le chantier ; la perspective d’apprendre de nouvelles techniques et de faire par eux-mêmes ne les effrayait pas. Toutefois, il ne faut pas surestimer le poids des motivations esthétiques et éthiques : à part Rémi, qui voyait aussi dans son chantier « une histoire entre un père et un fils », ils ont assez rapidement re-découvert les fondements micro-économiques de la division du travail :

‘Si tu veux, il y a certaines choses, je me suis dit, je vais les faire moi-même ; et puis si tu veux, s’il v a au moins un truc que j’ai appris dans l’histoire, c’est que j’allais plus vite et je m’y retrouvais mieux à faire mon boulot et à gagner de l’argent, et à payer des gars pour faire leur boulot à eux. Voilà. J’avais commencé à poser du placoplâtre etc., et j’ai arrêté très vite ; attends, moi je suis pas plaquiste, je suis serrurier, donc… je fais de la serrurerie, je gagne ma croûte, et je paie des gars pour faire le chantier. (Julien)’

C’est toutefois la même logique économique qui pousse certains à réaliser eux-mêmes l’essentiel des travaux, comme Martine, qui aménage une salle de bain et crée une nouvelle pièce sur le jardin, dont elle fait une cuisine  : son activité de sculptrice / décoratrice / professeur de sculpture lui rapporte bien moins que ne lui coûteraient des professionnels du bâtiment381. Familière de certains matériaux et du travail manuel, elle a aussi des ressources dans son entourage :

Et donc les travaux, en fait vous les avez…
On les a faits nous-mêmes. Oui, on les a faits nous-même.
Tout ? Même la construction dans le jardin d’une pièce supplémentaire ?
Oui, oui. On a juste fait faire les fondations, la dalle, et le reste on l’a fait. […] Ca c’est particulier, aussi, d’une population qui arrive à Montreuil, qui achète tant bien que mal un petit truc pas cher, et qui, comme on n’a pas beaucoup d’argent, mais qu’on a du temps et qu’on est bricoleurs, ben du coup on fait nous-même, quoi !
Oui… mais faut aussi savoir faire ! Parce que monter des murs, c’est quand même…
Oui, faut avoir, faut avoir envie de faire, quoi. Enfin, moi j’ai travaillé avec un copain sculpteur qui travaille pour les Monuments Historiques, qui fait de la restauration de monuments historiques, donc en maçonnerie, il m’a filé des –
Il venait vous aider ?
Oui ; il m’a surtout appris plein de choses, quoi. […]
Et pendant ce temps-là, vous ne pouviez plus du tout bosser…
Non, non. Ca c’est un truc à plein temps. Tous les jours, à plein temps, quoi.
Est-ce que – il n’y a pas du tout de plaisir dans le fait de dessiner, d’imaginer ce qu’il va y avoir…
Ben le plaisir, c’est quand c’est terminé ! En plus on oublie un peu les galères par lesquelles on est passé ! Le plaisir c’est, oui, de l’avoir fait soi-même, aussi, mais bon. En même temps, si on avait le fric, on l’aurait fait faire par quelqu'un d’autre ! Histoire de faire autre chose de plus passionnant, parce que pour monter des parpaings et faire du ciment, c’est… pfff. Et puis c’est difficile, quoi. (Martine)’

Comme quasiment tous les enquêtés, Martine reçoit aussi l’aide de son père, « bricoleur » comme elle :

‘Moi j’ai toujours fait des travaux avec mon père, depuis l’âge de 14 ans, donc pour moi c’est … [rit]µ
Parce que c’est son métier, ou … ?
Pas du tout, non ! Non, mais parce que c’est un bricoleur… un peu pour les mêmes raisons : c’est que les gens qui ont pas trop de blé, ben ils font eux-mêmes, quoi. (Martine)’

A titre de comparaison, on peut constater que parmi les quelques « suiveurs », les emplois du temps – et les revenus – ne sont pas les mêmes : les couples de salariés à temps plein sont plus fréquents. Ainsi Josette et François (qui arrivent dans le Bas Montreuil en 2000), tous deux cadres dans le public, n’entreprennent pas de travaux importants (c'est-à-dire de nature à faire baisser le prix d’achat) ; ils se contentent de changer la décoration dans certaines pièces. Tiphaine et Benoît, tous deux actifs (Tiphaine à 3/5e), ont aussi du mal à envisager faire de gros travaux. Les enseignants constituent un entre-deux : ils ne disposent pas de la même souplesse que les indépendants ou que les intermittents mais peuvent néanmoins dégager des plages horaires substantielles ; ainsi Yves et Cécile n’ont pas envisagé de transformer une usine en logement, mais ils ont pu acheter un pavillon décrépi, dont ils ont refait toute l’électricité et la plomberie, réalisant ainsi des économies importantes.

Les « convertisseurs » se caractérisent donc par cette participation importante à la recherche du bien adéquat à leurs ressources, à son acquisition et à sa transformation en un logement conforme à leurs besoins et à leurs goûts. On peut parler d’une véritable coproduction de leur logement, avec substitution partielle de ressources diverses (temps, connaissances, savoir-faire, réseaux, dispositions au travail manuel) au capital économique.

Notes
377.

C’est cette démarche qui est d’ailleurs critiquée par Noémie, qui en subit les limites – cf. 2.4.

378.

C’était aussi le cas, parmi les « pionniers », de Marc et Agnès, leur groupe d’habitants autogérés ayant fait appel aux services d’un architecte. Dans leur cas, la volonté que les habitants se substituent aux professionnels de l’immobilier et du bâtiment était explicite (c’est l’un des principes du MHGA).

379.

« Eux, mes parents, c’est un peu pareil, tu vois : ils habitaient à Orléans, ma mère avait un commerce ; elle a arrêté son commerce, ils sont partis au Maroc ; trois jours après, ils trouvaient un riad dans la médina, complètement à refaire. Ils ont tout largué ici, ils ont fait trois ans de travaux, et là ils ont un palais magnifique… Ils habitent là-bas, ils font chambre d’hôte. […] Donc ils ont changé de vie. Et moi je tiens quand même vachement de… de cet esprit-là. » (Irène, décoratrice, arrivée en 1992, propriétaire).

380.

Yves fait exactement le même récit de sa recherche d’une maison dans les Pentes de la Croix-Rousse à la fin des années 1970.

381.

Elle réalise de temps en temps des décors mais a perdu son statut d’intermittente à la naissance de son fils ; elle vend parfois une sculpture ; son seul revenu régulier est lié à des cours de sculpture hebdomadaires qui lui rapportent en moyenne 720 euros par mois. C’est son compagnon qui a acheté la maison à son nom à l’aide d’un héritage. Le temps que Martine aura passé à travailler sur le chantier (un an à temps plein) sera finalement « perdu » pour elle, puisqu’elle et son compagnon se séparent à l’issue des travaux ; étant propriétaire, c’est lui qui reste dans la maison. Martine n’est pas la seule de nos enquêtés à lier sa séparation à la gestion d’un chantier de cette ampleur (« s’engager dans des gros travaux c’est de toutes façons très compliqué et très déstabilisant pour une famille »).