3.1.4 Des relations peu classiques autour du bien acquis

Comme nous l’avons vu dans les cas de Julien, Noémie et surtout Rémi, autour des biens immobiliers se sont nouées des relations sociales peu classiques qui ont souvent contribué à la « bonne affaire » qu’ils ont faite. Les transactions ont souvent impliqué d’autres personnes qu’un acquéreur, un vendeur, un agent immobilier et un notaire. Du côté de la demande, les nombreux achats réalisés à plusieurs382 constituaient déjà en soi des configurations particulières : le groupe était une force sur le marché immobilier et permettait à des particuliers réunis de s’approprier des biens en général accessibles uniquement à des professionnels ou à la mairie. Du côté de l’offre, les vendeurs étaient très rarement des particuliers habitants (cf. tableau 6-1, supra) ; il s’agissait souvent d’entrepreneurs retraités, d’héritiers de locaux désaffectés, parfois de marchands de biens comme dans le cas de Rémi – avec les conséquences que l’on a vues sur le déroulement de la transaction. Les locaux industriels comme les pavillons acquis étaient souvent l’objet d’une succession problématique, bloquée depuis longtemps

‘Il y a eu une indivision, il n’y avait pas de succession, donc ils ont fait ça au mètre carré, et c’est pour ça que c’était si peu cher ; parce qu’il y avait une dizaine d’héritiers qui ne se connaissaient même pas. (Hugo)’

Bérengère et Loïc ont eu à faire au tuteur légal de l’héritier de la propriétaire déclaré irresponsable ; c’était un vendeur peu intéressé et particulièrement arrangeant avec eux :

‘La dame qui est morte là n’avait qu’un seul descendant, son fils, […] qui était interné en Belgique, qui avait déjà récupéré tout la fortune de ses parents et qui n’en faisait rien, puisqu’il était déclaré comment on dit… irresponsable. Et donc c’est son tuteur à qui on a acheté ça. Et son tuteur, il disait : moi j’ai même pas besoin de faire de l’argent là-dessus, parce que cet argent, il va partir à l’Etat, après ; il ne va pas l’utiliser. Alors on se dit : on va descendre. Il dit : moi je vais descendre au maximum, mais je ne peux pas descendre trop, parce que sinon on va croire qu’il y a un pot de vin quelque part, et comme il faut que ça passe par le juge puisque je suis le tuteur, ça va paraître louche si je vous la descend trop. C’est comme ça qu’on a réussi à descendre à 640. Et après […] lui voulait la vendre en 1998 ; en janvier on a dit : on la prend dans l’année. Il était pas pressé, il a dit si vous vous engagez, c’est bon. Donc c’est pour ça qu’il a été vachement sympa, et ça fait aussi partie des éléments qui font qu’on a pris cette maison, c’est que du coup moi j’ai pu caler ça par rapport à ma grossesse, à l’appartement à libérer, aux premiers travaux à faire… c’était génial. (Bérengère)’

De la même façon, Lilas et son mari ont bénéficié de la « gentillesse » de la propriétaire de la maison qu’ils louaient, « une bonne personne » qui les a préférés à des acquéreurs inconnus qui lui en proposaient un meilleur prix. D’autres enquêtés établissent des relations peu classiques (personnalisées, fondées sur la sympathie) avec des intermédiaires de la vente, du fait de leur profil et du fait du contexte. On a vu le cas exceptionnel de Rémi et de la relation qu’il tisse avec les employés municipaux, qui joue un rôle important dans son acquisition. Julien établit une relation « amicale » avec son agent immobilier, de même qu’Hugo qui attribue à cela le fait d’avoir pu acheter son usine (dans son cas, la transaction est aussi facilitée par son père architecte et par le fait de disposer, contrairement à d’autres acquéreurs potentiels, d’un apport suffisant pour que la banque accepte de le suivre dans son achat) :

‘J’ai eu beaucoup de bol : entre midi et deux, il y a un jeune type qui me présente ici, c’était 750 000 F, ce qui paraissait deux fois moins cher que tout ce que j’avais vu. Et puis de retour à l’agence, les patrons rentrent de leur pause déjeuner, et ils lui disent : « pourquoi tu lui a fait visiter ? ce truc-là on l’a vendu ! ». Donc moi je leur ai fait une scène, je tombe par terre – parce que les types étaient très sympas, avaient l’air très sympas, et-
Les types qui vendaient ça ?
Oui, l’agence. Donc je leur fais une scène en leur disant qu’ils m’avaient pourri la vie parce qu’ils m’avaient retiré le biscuit de la bouche, quoi… J’ai fait une telle scène, en fait – et puis on s’est bien entendus – que par la suite, la personne qui devait l’acheter n’a pas eu son accord de la banque, et que ce lieu, ce bien a été remis en vente. Et comme moi j’avais fait une scène et que je m’étais bien entendu avec eux, ils m’ont rappelé en septembre, trois-quatre mois après, en me disant « finalement, venez nous voir ». Là, donc je découvre ce lieu pour la deuxième fois ; mon père est architecte, donc il vient vite voir… Donc c’est deux plateaux de 150 m², qui sont sans eau, sans gaz, sans électricité… avec une toiture assez défectueuse et un grand parking pavé devant. La totalité de la parcelle fait 420 m², et le bâtiment fait 350. […] Et mon père me dit : « il faut l’acheter tout de suite ».
Et quand tu dis que tu t’étais bien entendu avec les gens qui t’avaient fait visiter une première fois, c’étaient les héritiers ?
Non, c’était l’agence dans laquelle était le bien. Et d’ailleurs le type est mort en moto, il y a un ou deux ans, horrible.
Mais tu les connaissais, toi, les gens de l’agence ?
Non, par hasard, complètement. Mais bonnes têtes, et tout de suite on a sympathisé. (Hugo)’

Bien sûr, dans le cas d’Hugo comme dans celui de Rémi, nous n’avons qu’une partie du récit, celle construite par nos enquêtés. Or ceux-ci sont particulièrement enclins, comme les enquêtés de C. Bidou à Aligre (Bidou, 1984), à percevoir leur vie comme une « aventure » et à attribuer leurs succès à leur personnalité, aux questions d’affinité et aux contingences heureuses et à minimiser le poids des déterminismes. Mais il semble que cette perception elle-même, jointe à une aptitude à s’adapter à des interlocuteurs et à des milieux variés, ait pu les aider dans leur démarche ; elle a pu par exemple les conduire à franchir des barrières sociales que d’autres auraient spontanément respectées.

Une des barrières qu’ils sont nombreux à avoir franchie est celle de la conformité de leurs opérations avec les règles juridiques lors des transactions et avec les règles d’urbanisme lors des transformations. Les cas de Julien ou de Rémi sont particulièrement frappants, mais les fraudes vis-à-vis du fisc ou de la mairie sont fréquentes : versements « sous la table », en liquide, pour contourner le risque de préemption ; occupation à titre d’habitation de plus de 20 % de la surface d’un local d’activité, sans autorisation de changement d’affectation ; et réalisation de travaux sans permis sont les trois types de fraudes le plus souvent rapportés. Selon leurs atouts – « dispositions à l’illégalité », capital culturel permettant l’argumentation ou capital social – ils ont choisi plutôt la fraude, la négociation ou « le piston » – et parfois un mélange des trois (on obtient la levée de la préemption par piston, on demande officiellement le changement d’affectation mais on ne déclare qu’une partie des travaux). La négociation, choisie par le groupe de Marc et Agnès, a toutefois peu d’adeptes parmi les « convertisseurs ». Leur plus grande « disposition à l’illégalité » est une disposition construite au fil de la trajectoire. Dans le cas de Julien, elle relève de sa recherche d’identification aux « artistes » : dans l’entrepôt de San Francisco, la transgression des frontières géographiques, sociales et légales est le principal mot d’ordre383. Pour Jean ou Irène, elle relève des valeurs et des dispositions forgées au cours de la trajectoire sociale ascendante : individualisme, recours au bluff, « coups de force » pour s’imposer (cf. chapitre 3). Dans le cas de Julie, nous avons vu que l’ascension sociale passait par le bluff quand les barrières sociales étaient trop importantes, mais principalement par une reconnaissance de l’institution scolaire et une adhésion au modèle de la « bonne élève ». De la même façon, dans son opération immobilière, Julie cherche à faire les choses comme il se doit mais elle doit malgré tout en partie tricher : elle dépose une demande de permis de construire avant d’engager les gros travaux (alors que Jean ou Julien n’en ont pas fait la demande) mais cette demande ne comporte qu’une partie des travaux réellement envisagés. A l’heure où nous avons mené notre enquête, les « fraudeurs » semblent avoir mieux tiré leur épingle du jeu que Julie – et ce d’autant plus que les règles qu’ils ont contournées il y a quelques années ne sont plus en vigueur aujourd'hui : la politique de préemptions a été arrêtée, les COS ont été relevés dans de nombreux secteurs et la mairie ne s’oppose plus avec autant de fermeté au changement d’affectation des locaux industriels. Alors que sa demande de permis de construire a été refusée pour la quatrième fois, Jean, Julien, Rémi ou Irène ont eu le temps de faire les travaux qu’ils souhaitaient, de jouir de leur bien converti et parfois même de le revendre en réalisant une importante plus-value. A long terme toutefois la fraude peut affaiblir la solidité de ces conversions, comme nous le montrerons à la fin de ce chapitre.

Ces dispositions à l’illégalité relèvent aussi d’un certain rapport au collectif et à l’intérêt général. L’idée selon laquelle il faut réguler les pratiques individuelles et financer une politique sociale généreuse leur semble tout à fait recevable ; mais lorsqu’elles s’appliquent à leur cas, les règles et taxes leur semblent absurdes et la collectivité disparaît de leur raisonnement. Pour eux, le critère pertinent est de savoir si leur action gêne ou non directement des individus en particulier. Nous avons vu par exemple comment pour Rémi, dans son propre cas, « c’était idiot de ne pas y aller [il parle de la transaction en partie « sous la table »], puisque de toutes façons tout le monde s’y retrouve » - « tout le monde » désignant lui-même, les deux autres couples acquéreurs et le marchand de bien ; la collectivité, qui taxe normalement les transactions immobilières, n’est pas envisagée. Irène, qui entre 1992 et 2005 a acheté et rénové trois maisons et deux usines, profitant largement des prix restés bas dans les années 1990 grâce aux préemptions, est tout à fait opposée à cette mesure. Jean a fraudé lors des travaux d’agrandissement de sa maison, outrepassant la surface que le COS lui permettait alors de construire (il surélève le toit de sa maison et en profite pour poser plus de velux que ce qui est autorisé, car « ça ne gêne personne »). Dix ans après, le COS est relevé, lui donnant raison a posteriori ; mais il critique alors les effets de ce relèvement sur « les gens » (« maintenant, ce qui se passe dans la rue, c’est que les gens ils vendent leur maison, et ils construisent un immeuble ! »).

Les « suiveurs » sont nettement moins à l’aise avec ces pratiques en marge de la légalité. Noémie, enseignante, a accepté de payer des dessous de table tout en condamnant cette pratique ; comme on l’a vu, elle n’est pas à l’aise avec la façon dont a été géré le chantier collectif dans lequel elle s’est retrouvée impliquée. Tiphaine, urbaniste, a du mal à supporter les tractations avec des « promoteurs plus ou moins honnêtes ». Les fraudes dans ce domaine sont inconciliables avec sa croyance dans l’importance de la régulation par l’autorité politique et dans la défense de l’intérêt général. Elle est encline à chercher à comprendre et à justifier la logique de la commune. Ces différences d’attitudes à l’égard de la légalité et de la collectivité nous semblent directement liées aux socialisations professionnelles de ces enquêtés (Noémie le souligne elle-même, cf. 2.4), « convertisseurs » et « suiveurs » n’appartenant pas tout à fait aux mêmes milieux.

Les mesures que la mairie a tenté d’opposer à la spéculation et aux mutations des anciens locaux d’activité semblent finalement avoir contribué à attirer une population particulière. Elles ont contribué à la conservation de locaux d’activité dont l’accès était interdit aux promoteurs privés mais qui n’intéressaient plus d’artisans ni d’industriels. Elles ont de ce fait joué un rôle d’appât envers une population attirée par ces biens en raison de ses contraintes financières, de ses aspirations résidentielles et de son attirance envers le modèle du loft, dotée des ressources nécessaires pour les évaluer, les acquérir et les transformer, et disposée à jouer avec les réglementations. Ces « convertisseurs » nous apparaissent dès lors comme des agents ayant activé un « marché de singularités » et ayant contribué à faire de ces singularités des biens commensurables ; la théorie proposée par L. Karpik offre un nouvel éclairage sur le rôle de ces producteurs d’espaces gentrifiés.

Notes
382.

C’était le cas de Marc, d’Edith, d’Irène, de Rémi, de Noémie ou encore de Tiphaine avant qu’elle n’abandonne son projet de loft.

383.

Nous ne pouvons reproduire ici les récits impressionnants de Julien concernant les événements organisés dans l’entrepôt. Totalement illégaux, ils ont réuni jusqu’à 1000 personnes autour de performances (combats de camions et d’engins de chantier transformés en robots, pyramide de télévisions détruite au lance-flamme géant, etc.) qui se sont soldées par l’arrestation de quelques organisateurs et l’expulsion du lieu.