3.2.2 La mise en place d’un « marché de singularités » et ses évolutions

Qu’est-ce qui permet, dans le Bas Montreuil des années 1980, l’émergence d’un marché des usines désaffectées et des pavillons délabrés ? Comment les « convertisseurs » potentiels ont-ils connaissance de l’existence, dans ce quartier, de biens correspondant potentiellement à leur demande ? Comment forment-ils leur jugement sur ces usines pleines de surprises, sur ces pavillons construits par des ouvriers au début du siècle, sur ce quartier qu’ils ignorent complètement ? Comment parviennent-ils à imaginer et à savoir ce qu’ils pourront en faire ? Qu’est-ce qui leur permet, en définitive, de trouver la « bonne » singularité et de juger que c’est le bon espace où investir et s’investir ? Le recours au paradigme des singularités permet de mettre en évidence ce qui nous semble être une caractéristique des processus de gentrification : l’importance des « dispositifs de jugement ».

‘« La rencontre entre les clients à la recherche de « bonnes » singularités et la multiplicité des produits ne peut se réaliser que par l’intervention d’un intermédiaire dont l’information et les conseils assurent la plus ou moins grande félicité de l’acheteur. » (Karpik, 2007, p. 43)’

Les marchés des biens singuliers n’existent que s’ils sont équipés de ces « dispositifs de jugement » sur lesquels les demandeurs fondent leur confiance : dispositifs impersonnels (appellations, labels, certifications, critiques, experts, guides, classements, etc.) ou personnels (réseau, relations interpersonnelles par lesquelles expériences et connaissances circulent). Selon la nature de ces dispositifs, la taille des marchés et le comportement des consommateurs (actifs et autonomes, ils cherchent à satisfaire des goûts personnels affirmés ou bien, inactifs, ils suivent les tendances proposées par les dispositifs), L. Karpik met en évidence différents « régimes de coordination ». Le marché immobilier bas-montreuillois dans lequel interviennent nos gentrifieurs des années 1980 au début des années 2000 semble à la croisée de deux de ces régimes de coordination :

  • le « régime des convictions », qui repose sur l’inscription du consommateur dans un marché-réseau : le consommateur oriente ses choix en fonction des jugements portés par des relations en qui il a confiance ;
  • le « régime de l’authenticité », qui caractérise un marché restreint où les consommateurs, actifs et autonomes, sont plutôt portés par une logique esthétique.

La première forme de coordination domine clairement les années 1980-1990 : on l’a vu, les réseaux d’interconnaissance occupent une place de premier rang dans le fait de se diriger vers le Bas Montreuil et/ou dans les transactions effectuées par les convertisseurs ; c’est selon Karpik la caractéristique d’un micro-marché, qui ne peut s’évaluer que par les pairs. Le « régime des convictions » s’efface progressivement, à mesure que le quartier intègre les dispositifs de jugement experts (articles de presse ou suggestions des agents immobiliers…) : on passe d’un marché recommandé par des connaissances personnelles en qui l’on a confiance à un marché dont la réputation correspond aux attentes. La seconde forme de coordination (le « régime de l’authenticité ») apparaît selon nous au début des années 2000, avec l’arrivée de demandeurs à la recherche de biens spécifiques, rares, répondant à des critères esthétiques précis. Ce « régime de l’authenticité », peu présent dans les entretiens avec les enquêtés montreuillois (pour la plupart arrivés avant 2003), découle du travail de production esthétique et symbolique des convertisseurs (étudié au chapitre suivant) : on vient chercher une « authentique » ancienne usine ou une maison sur une ancienne parcelle maraîchère et l’on est prêt à payer cher pour obtenir satisfaction. Il caractérise bien selon nous la recherche de logement des gentrifieurs des Pentes qui arrivent au début des années 1990 attirés par les appartements canuts, avant que ceux-ci ne deviennent des biens immobiliers « typiques », produits par les propriétaires ou par des investisseurs, catégorisés par les agents immobiliers, et qu’ils n’entrent de ce fait dans le régime biens commensurables.

La tendance est en effet celle-là : une catégorie se forge peu à peu pour désigner les usines transformées et les maisons rénovées sur le modèle du loft, la catégorie des « surfaces atypiques » (comprenant « lofts », « ateliers », « plateaux », etc) dont les achats-ventes se multiplient, favorisant la commensurabilité. Les agents immobiliers se familiarisent avec ces biens et ces transactions ; les promoteurs et sociétés immobilières intègrent ces nouvelles normes et produisent des lofts complètement neufs ou dans d’anciens bâtiments, qui sont revendus aux particuliers « à aménager » (c'est-à-dire qu’ils s’occupent de trouver les surfaces, de négocier avec la mairie, d’acheter et de découper en lots, de rénover fondations, murs et toitures, de ravaler la façade et les ouvertures, de réviser les réseaux d’eau, gaz et électricité, d’aménager les parties communes). C’est par exemple le cas de cette société « 2S Immo », dont on voit de très nombreuses annonces de biens à Montreuil en 2008-2009 (cf. figure 6-7 : petites annonces de Libération en mai 2009), qui intervient dans les arrondissements de l’Est de Paris, à Montreuil, Bagnolet, Saint-Ouen et qui définit ainsi son activité :

‘Certains de nos confrères se sont spécialisés dans les programmes dits "de grand standing" ou ne se positionnent que sur des opérations de grande ampleur. 2S IMMO, se concentre plus sur des programmes à taille humaine, de préférence dans des quartiers vivants, en plein essor, qui assureront à nos clients une plus-value certaine à court ou moyen terme. Cela nous amène à privilégier les emplacements en pleine ascension, sans pour autant négliger le cadre de vie cher à chacun. Nous considérons que désormais, les métiers de l'immobilier s'étendent également à la découverte et l'exploration de sites méconnus du public ou bien délaissés pour un temps à cause d'une mauvaise information. (Extrait du site Internet de la société 2S Immo, http://www.2simmo.com/pages/societe.html)’
Figure 6-7 : Extrait des petites annonces immobilières parues dans
Figure 6-7 : Extrait des petites annonces immobilières parues dans Libération, édition du mercredi 20 mai 2009

La production par les « convertisseurs » de logements habitables et d’une esthétique identifiable, la multiplication des transactions et l’adaptation des professionnels de l’immobilier à ces biens mettent donc fin à leur incommensurabilité. L’essor de ce marché est également permis par la fin de l’incertitude sur la qualité des biens et du quartier : l’expérience des gentrifieurs « pionniers » et « convertisseurs » atteste de cette qualité et leur présence, surtout, l’assure. Enfin, et c’est un point très important dans le cas de Montreuil, le « travail » des pionniers conduit à la levée de l’incertitude stratégique : leur présence, la pression qu’ils exercent sur le marché, les fraudes auxquelles ils se livrent, mais aussi leur lobbying (procès contre des préemptions jugées abusives par exemple) conduisent petit à petit la mairie – parmi d’autres facteurs – à faire évoluer ses règles d’urbanisme. C’est parce qu’elle renonce d’abord à une politique de maintien de l’activité (règle des « 80/20 »), puis au contrôle des prix (préemptions) et enfin qu’elle décide de changer l’usage des sols (en modifiant les COS) que des acteurs plus institutionnels et une demande plus massive peuvent arriver sur ce marché (le changement de majorité en 2008, lié indirectement à leur présence, a accéléré le processus, puisque Dominique Voynet s’est déclarée en faveur d’une « densification » du bâti et a relevé le COS dans de nombreux secteurs). Les « convertisseurs », en plus d’être des producteurs de biens immobiliers désirables et des « activateurs » de ce marché, sont donc également des agents du changement administratif392. Ces mesures ont pendant un temps freiné les transactions et les transformations du bâti ; elles ont aussi joué un rôle de filtre, en « sélectionnant » les acquéreurs aptes à obtenir des autorisations exceptionnelles ou disposés à être dans l’illégalité. Une fois levées, elles ouvrent la voie à des acquéreurs n’ayant ni ces ressources ni ces dispositions mais prêts à payer le prix de la nouvelle valeur de ces biens (cf. l’exemple de Tiphaine, 2.5).

Un certain nombre de nos enquêtés montrent dès lors de l’inquiétude : la combinaison d’un marché réactivé et de règles d’urbanisme plus favorables à l’habitation fragilise les moins dotés d’entre eux, notamment ceux qui n’avaient pas les ressources nécessaires pour établir solidement leur position sur ce marché : locataires, fraudeurs… Luc et sa femme, comédiens, sont locataires depuis 1994 avec sept autres personnes d’une ancienne usine chimique, dans laquelle ils ont aménagé des espaces de vie et de travail. Les travaux ont été faits sans permis ; la mairie leur a accordé un permis de construire rétroactif, mais ils n’ont pas demandé le changement d’affectation pour ne pas payer d’impôts plus élevés (certains ont le droit d’y vivre, d’autres habitent dans des parties supposées être des atelier). Leur présence a permis au propriétaire de mettre fin au squat de son bâtiment ; ils l’ont entretenu pendant une période où il était peu vendable et ont en outre contribué à en changer l’image393 :

Le propriétaire, lui il était d’accord pour cet aménagement-là, en fait ?
Forcément ! Parce que lui, c’était une aubaine ! parce que qu’est-ce qu’il allait faire de ce truc-là : il ne pouvait plus en faire une usine parce que bon, les activités industrielles c’est quand même – et puis en plus elles sont soumises à des règles, donc peut-être que ça ne répondait pas à tous les critères de sécurité etc. ; c’était carrément une aubaine, pour lui, de trouver des gens atypiques comme nous – il n’y avait pas pensé avant qu’on lui propose, quoi. […] Cet endroit-là était quand même un peu plombé par la présence de squatteurs, et – si tu veux, c’est un endroit qui a très mauvaise réputation, parce que avant c’était une teinturerie qui polluait énormément, c'est-à-dire qu’elle déversait – le mec, le patron, c’était vraiment un sale con, il faut le dire ; donc il déversait toutes ses eaux usées dans les caniveaux, donc c’était des eaux colorées, etc, donc c’était extrêmement polluant. Ensuite, deuxièmement, il s’est barré – c’est pour ça que le propriétaire était aussi content qu’on loue, parce qu’après, tout le stand-by entre le moment de cette usine et nous, c’était un squat. Des gens qui se sont installés (rit) je crois que c’était un type au départ qui n’avait pas de mauvaise intention, au départ, il voulait aider des gens malades du SIDA. Donc bon, pourquoi pas. Sauf que de là à une dérive – le SIDA, bon – il s’est complètement fait déborder par des gens entre guillemets « junkies », il a commencé à y avoir du deal de drogue et tout ça, et en plus de ça il y avait des islamistes ! qui se sont installés là ! Je te dis pas l’alchimie, le cocktail ! Et donc nous, on a eu – en fait c’était un peu, si tu veux, dans le quartier, les gens se sont dit : oh là, qui c’est celui-là, le nouveau etc. Et quand ils ont vu qu’on était vraiment très installés, etc., et qu’on avait l’air sérieux, on a eu de plus en plus d’avis favorables, bon, on a réussi à s’intégrer. Et le plus pour s’intégrer, c’est que les enfants vont à l’école, au collège, donc ils ont des copains qui viennent ici, qui connaissent, maintenant c’est hyper transparent. (Luc, comédien, arrivé en 1994, locataire)’

Luc et ses collègues étant locataires, ils sont désormais menacés de devoir partir : à tout moment un promoteur peut faire une proposition d’achat, qui ne sera plus bloquée par la mairie.

Les effets de l’absorption de ce « marché de singularités » par le marché immobilier principal se lisent de façon très claire dans l’expérience d’Edith ; on y lit également les effets des inégalités de ressources entre gentrifieurs, puisque Edith, sculptrice et plasticienne, n’avait ni architecte ni spécialiste de l’immobilier dans son entourage lorsqu’elle a entrepris la conversion d’une usine, et n’a pas « bien » fait sa conversion. On se rappelle de son projet résidentiel, un lieu de travail et de vie pour les artistes (cf. chapitre 4). Elle a acheté en 1994 avec deux autres personnes, une amie jeune retraitée et un photographe trouvé par petites annonces, une ancienne fonderie de 750 mètres carrés au sol. L’ensemble très vaste et donnant sur deux rues est vendu en trois lots (de tailles inégales) afin de minimiser le risque de préemption394. Entre le bâtiment où s’installe Edith (une partie du bâtiment proprement industriel) et celui de son amie (les anciens bureaux, réfectoire et vestiaires), se trouve un petit entrepôt qui appartient au lot de l’amie ; elles décident de le convertir en un jardin qu’elles partageront toutes les deux. Edith rachète donc à son amie la moitié de l’entrepôt au prix du mètre carré (elle lui verse la somme correspondante) ; mais elles ne retournent pas immédiatement devant le notaire pour faire la « clause d’utilisation commune » venant amender le titre de propriété de son amie : il faut un rapport de géomètre, cela coûte de l’argent… elles laissent l’affaire traîner plusieurs années. Le jardin est aménagé par les « jeunes » qui vivent de part et d’autre (les enfants d’Edith et leurs amis circassiens et les fils de la voisine).

‘Alors, ce sont tous les jeunes des deux côtés, plus on a pris au black 2-3 jeunes – qui ont dormi ici, d’ailleurs – qui ont démonté la toiture, qui ont découpé toute la partie métallique etc. – ce qui était assez dangereux, d’ailleurs. Et alors, le truc, aussi, c’est que tous ces aménagements, on les a faits [elle baisse le ton] sans permis de construire, ni elle ni moi
Seulement le jardin, ou tout l’ensemble ?
Tout l’ensemble. […] Il fallait la base d’un permis de construire, et on n’avait pas le droit de faire plus de 20 % d’habitat pour 80 % d’activité. Or elle a fini par faire 250 mètres carrés d’habitat, alors qu’ici on a… enfin l’habitat il est pas très déterminé, hein, il est… y a quoi, il y a quelques petites zones d’habitat mais pas beaucoup. ’

En 2001, alors qu’Edith suggère, puisque les dépenses de travaux sont derrière elles, de régulariser la situation du jardin, son amie se retourne contre elle, lui signifiant qu’elle n’a plus du tout l’intention de faire cette clause d’utilisation commune.

‘Et donc trois mois plus tard, elle me colle au tribunal, en disant : « en telle année, j’ai fait un jardin à la place d’un bâtiment – elle a pas de permis de démolir, pour le bâtiment – à la place d’un bâtiment, et Madame Machin a illégalement ouvert des fenêtres – alors qu’elle était dans l’illégalité totale, hein – a ouvert des fenêtres sur mon jardin ; et je demande à ce qu’elles soient murées ».
D’accord… c’était même plus « le jardin me convient tel qu’il est », le statu quo, c’était….
Non. Non, non non. C’était : murer. Au mieux, des pavés de verre. Mais muré. Le truc est arrivé comme une bombe, elle a commencé à monter un bateau monstrueux, en prétextant qu’on faisait régulièrement dans le jardin des fêtes qui gênaient le voisinage, qui l’empêchaient de dormir, des concerts réguliers, dans le jardin, de plus de 49 personnes, donc alors – elle avait été se renseigner sur les normes, comme quoi j’avais pas – Alors elle m’a envoyé la mairie, elle m’a envoyé des trucs, elle m’a harcelée, du jour au lendemain !’

Edith perd ce premier procès mais gagne en appel. L’amie se pourvoit en cassation et, pendant les délais administratifs, dépose une demande de permis de construire à la mairie pour bâtir sur sa partie, à la place de l’ancien bâtiment et du jardin, un immeuble de 18 mètres de hauteur… C’est que le COS a changé et autorise désormais à tripler la surface au sol (le lot de la voisine peut donc accueillir 1000 m2 de logement).

‘Or le résultat des courses, qui est intéressant, c'est que moi, si je ne veux pas me retrouver à vendre un hangar qui n'a plus, en gros, aucune valeur, il est pas impossible que je sois obligée de faire la même chose. Donc, à ne pas oublier : le quartier et Montreuil dans cet état actuel, c'est un truc qui est éphémère ; qui va se transformer, et qui s'est déjà transformé. Parce que cette commune qui était communiste, qui protégeait de la spéculation immobilière, a lâché depuis quelques années le parc immobilier au privé. Donc on va – on a un COS qui est de 3, ici, c'est-à-dire qu'on peut grimper à 18 mètres de haut et tripler notre surface de base. Or tous les gens, même si ils sont venus pour un petit jardin, le jardin : zéro, on n'en a plus rien à foutre des plantes, du rythme de vie, de la manière de vivre et tout, on fait de la spéculation immobilière, et c'est ce qu'elle est en train de faire, et elle risque même de m'y obliger pour que je ne sois pas à la rue. Et ce n’est qu’un premier quartier, parce qu'on est proches de la Croix de Chavaux ! (…) Et Montreuil disparaîtra en tant que phénomène tel qu'il est actuellement. Les gens, même comme moi, qui ont acheté ces lieux, vont les revendre, ils vont faire des opérations immobilières – ou ce sont des promoteurs qui vont le faire – et vont aller plus loin. Et voilà comment ça va donner des banlieues de plus en plus éloignées.

Edith conclut sur le rôle des artistes comme Luc ou comme elle :

‘C'est pour ça que ce sont les artistes, les... artistes, en gros, artistes vidéo, écrivains, cinéastes, illustrateurs, sculpteurs, peintres, etc., qui font le premier mouvement. Parce qu'ils sont dans ces zones intermédiaires, ils s'arrangent, ils se foutent de – ils s'en moquent de vivre à la limite sous les toits, sur le béton, etc. Donc ils s'arrangent avec des systèmes non organisés, pas encore classifiés. Et ils vont sur les lieux, et comme il y a cette fascination, y a derrière toute la clique de ceux qui, malgré tout, dans le système, se retrouvent de plus en plus restreints dans des petits espaces, et suivent. Et puis, avec la spéculation immobilière aussi, ils sont jetés, ils sont restreints aussi. Donc les artistes, c'est eux qui font l'aventure, qui font le pas pour aller ailleurs, un peu plus loin. Donc ils sont allés à Bastille; et puis maintenant, Bastille donc c'est plus possible, donc maintenant ils vont à Montreuil. Mais après ils vont aller à Rosny – ils vont déjà à Rosny, doucement, Villemomble, ça commence, et ils vont aller encore plus loin.’

Toutefois Luc et Edith sont loin d’être dans la même situation, puisque le premier est locataire tandis que la seconde est propriétaire et pourra revendre son bâtiment à un promoteur.

Quelles sont les attitudes de nos enquêtés « convertisseurs », tous propriétaires, face à la valorisation de leurs biens ? Au moment où nous effectuons les entretiens (en 2005), tous les enquêtés savent que leur logement a pris une valeur considérable, en raison de l’évolution du marché parisien en général et de la valorisation spécifique du Bas Montreuil, ainsi que des travaux qu’ils ont effectués. Ils savent en général à peu près combien ils pourraient tirer de la vente ; pour tous, cela représenterait une intéressante plus-value. Les plus fragiles économiquement et professionnellement envisagent l’opération : conscients d’avoir fait preuve de « flair » et d’avoir acquis, lors de l’achat et de la rénovation, des savoirs (sur les prix, la qualité des bâtiments, les risques, etc.) et des savoir-faire (la transaction, le montage financier, la gestion des travaux), ils troquent en quelque sorte leur activité professionnelle contre cette activité immobilière, de façon temporaire ou définitive. C’est le cas de Julien, on l’a vu, qui en quelques années et deux opérations de conversion, a constitué un patrimoine qu’il se savait incapable d’accumuler par son travail d’artisan ferronnier (auquel il peut ainsi retourner avec plus de liberté). Irène, qui avant d’arriver à Montreuil avait une trajectoire professionnelle un peu erratique395, fait de cette activité une quasi-profession396. Ayant découvert en revendant son premier logement l'ampleur des plus-values potentielles, elle enchaîne les opérations immobilières pour elle-même, pour sa famille puis pour d’autres acheteurs : entre 1992 et 2005, elle a acheté, rénové et revendu trois maisons et deux usines (soit 8 lots) et réalisé plus de 7 millions de francs de bénéfice.

Toutefois, s’enrichir par la conversion d’anciens locaux industriels constitue une activité à plein temps, et la plupart des gentrifieurs que nous avons rencontrés, attachés à leur activité professionnelle, ne font pas ce choix. Ils ne sont pas prêts à mener de nouveau les chantiers qu’ils ont connu. Dès lors, s’ils devaient vendre, ce serait pour acheter quelque chose d’au moins aussi bien, donc d’au moins aussi cher. Jean et sa femme, tous deux intermittents, pourraient ainsi revendre pour 460 000 euros leur maison, achetée en 1996 et qui leur a coûté, travaux compris,160 000 euros, mais pour aller où ?

‘On voulait déménager, tu vois, vu que c’était quand même… financièrement, ça vaut le coup de vendre ; mais tu vois, racheter quoi ? et puis aller où ? on sait pas. Ca serait éventuellement pour rester dans le coin. Mais en même temps, ça coûte aussi cher à côté ! […] C’est vrai que c’est de l’argent immobilisé. Un mec qui veut faire du business pourrait revendre et traficoter, moi je suis pas… (Jean, producteur indépendant, arrivé en 1996, propriétaire)’

La question est bien celle de l’activité principale que l’on souhaite avoir. Le bien immobilier n’est pas, pour la plupart, une source de revenus. Mais il est, c’est certain, une source de quiétude : il permet d’assumer des emplois risqués et de sécuriser la trajectoire. Ainsi, Lilas n’a pas l’intention de vendre sa maison mais elle parle de la plus-value potentielle comme d’un « oreiller confortable ». De fait, on nous a plusieurs fois parlé d’intermittents qui n’arrivaient pas à rembourser leur crédit et ont été conduits à revendre leur maison. Les séparations de couples conduisent aussi à la mise en vente de ces biens qu’ils ont eux-mêmes aménagés, les difficultés du chantier étant d’ailleurs assez souvent invoquées comme des causes de la séparation.

La plupart des convertisseurs n’alimentent donc pas eux-mêmes le marché des « biens atypiques » ; mais ils ont indéniablement contribué à son essor, non seulement en transformant le bâti et l’image du quartier mais aussi en sécurisant et en stabilisant les transactions. Les « pionniers » ont formé le « dispositif de jugement » nécessaire à la mise en place du marché des singularités des convertisseurs ; ces derniers contribuent à l’absorption du marché des singularités par le marché des biens commensurables.

Notes
392.

Exactement comme les artistes et les intellectuels de SoHo qui ont obtenu le reclassement des anciens locaux d’activité en habitations (Zukin, 1982 ; Bordreuil, 1994).

393.

C’est aussi ce que montrent C. Bidou-Zachariasen et J.-F. Poltorak dans le quartier Sainte-Marthe (Bidou, Poltorak, 2006 ; 2008).

394.

Le terrain aurait pu particulièrement intéresser la mairie du fait qu’il donnait sur deux rues.

395.

Elle alternait des périodes de chômage et des activités telles que chanteuse de rock, assistante de l’administratrice d’une compagnie de théâtre, attachée de presse d’un groupe de rock, chargée de production dans l’événementiel.

396.

Elle se déclare « décoratrice » et parvient à garder le statut d’intermittente, mais elle a de fait l’activité d’un marchand de biens ; pour passer entre les mailles de la législation, elle habite systématiquement les bâtiments qu’elle rénove avant de les revendre.