Conclusion

Il apparaît au terme de ce chapitre que c’est la combinaison d’un certain nombre de ressources, inégale d’un individu à l’autre et inégalement adaptée au contexte en constante évolution, qui explique qui peuvent être les gentrifieurs « convertisseurs » – ou plutôt dans quelle mesure chacun peut l’être. Ces ressources – un budget initial moyen mais extensible, du temps, des informations, un capital social donnant accès à des savoirs et des savoir-faire – combinées à certaines dispositions – une tolérance à l’incertitude, une aisance à l’égard des règles de droit – sont converties au cours de la conversion du bâtiment ; elles se substituent au manque d’argent et viennent combler l’écart entre capital économique et capital culturel. L’inégale dotation des gentrifieurs en ces ressources et dispositions affecte directement l’opération immobilière (caractéristiques matérielles du logement obtenu, coût financier) et indirectement le rapport entre les gentrifieurs et leur logement (et parfois leurs voisins – cf. le cas de Noémie).

Cette optique incite aussi à amender une vision de la diversité des gentrifieurs généralement trop structurée par la chronologie du phénomène de gentrification et la (supposée) croissance régulière des prix de l’immobilier (comme dans le stage model). comme le montrent les cas de Rémi, de Noémie et d’Alice, qui arrivent tous trois entre 2002 et 2004, le fait d’être plus ou moins « convertisseur » ou « suiveur » dépend autant des ressources dont on dispose que du contexte, de la même façon que de nombreux « pionniers » ont été « convertisseurs ». Le « contexte » joue bien sûr un rôle également très important, mais pas uniquement (comme le veut le stage model) en termes de prix : l’économie des singularités incite à se pencher sur toutes les caractéristiques des biens immobiliers (y compris par exemple leur statut juridique) et sur les conditions de faisabilité des transactions.

Le travail de conversion a en fait une triple dimension : il porte simultanément sur le bien immobilier, sur les ressources mobilisées, et enfin sur les trajectoires sociales. Il peut en effet contribuer significativement à la trajectoire professionnelle et familiale (Julien), limiter le déclassement résidentiel (Bérengère et Loïc), autoriser une ascension rapide (Irène)… Il apparaît finalement que « valoriser » n’est pas nécessairement spéculer : valoriser prend sens par rapport à la trajectoire souhaitée et par rapport aux systèmes de valeurs. Pour revenir au processus de gentrification, on peut le voir comme animé par des gentrifieurs aux ressources de nature différente, animés par une volonté d’ascension ou de limitation du déclassement résidentiel et social, mais guidés par des conceptions différentes de ce qui fait la valeur397. Le moteur de la gentrification serait alors la domination d’une conception de la valeur sur les autres, celle de la valeur économique. La gentrification, comme processus dans lequel « le marché rencontre sa limite, pour sans cesse la faire reculer »398 (Karpik, 2007, p. 11), peut ainsi se lire comme processus de rencontre entre deux fractions des classes dominantes porteuses de formes et de conceptions différentes de la valeur (le capital culturel vs le capital économique), la seconde faisant reculer la première. L’histoire d’Edith, de sa voisine et de leur jardin prendrait alors une résonance particulière :

‘J’ai eu un père qui était juriste à l’époque, qui venait donc de ce milieu, pour résumer, de banque, d’affaires, […] et ma mère venait d’un milieu assez bourgeois, argenté. Ils ont voulu s’écarter de ce milieu, ils se sont fait piquer tout leur pognon parce qu’ils se sont écartés de ce milieu ; effectivement, il se sont retrouvés sans un rond. Grâce à leurs études, malgré tout, ils ont réussi à ressurgir – parce que mon père me disait : « je me suis quand même offert le luxe d’un gros bourgeois qui batifole dans la campagne », il a quand même eu cette prise de conscience – et… Donc toute la partie juridique, administrative est un truc qui nous est resté en retrait, dont on s’est peu occupée, parce qu’étant dans des milieux artistiques. Et comme par hasard, je me retrouve, moi, actuellement, avec une nana qui au contraire est dans la montée sociale depuis la base, et qui ne rêve que d’arriver, et qui rêvasse sur un milieu que moi-même et que mes parents ont rejeté aussi.
[…]
Elle rêvait d’un monde, vivre un peu autrement, etc., donc elle a suivi. Et puis, se sentant – elle sort d’un milieu, un milieu de tout petits ouvriers, extrêmement fermés, cathos, etc., elle a pas eu le droit de faire les études d’archi qu’elle rêvait de faire, elle a été coincée par des parents, avec une éducation extrêmement serrée, tout ça a joué, donc elle rêvait, tout d’un coup, de monde artistique etc. – enfin c’est après que j’ai analysé – donc elle s’est fait son rêve. Et puis s’est introduite petit à petit une espèce de jalousie féroce […] ; et il fallait absolument qu’elle grimpe sur la pente sociale, qu’elle grimpe, qu’elle monte ! Elle n’avait jamais acheté une maison de sa vie, elle avait – enfin bon. Et donc une fois les travaux finis, en gros, ont surgi les différences d’éducation, de culture, de milieu, de trajectoire. […] Et là, c’est pour ça que je parle du noyau culturel, qui n’existe pas. La forme extérieure, elle y est, elle joue à des moments, elle veut causer un peu, elle en dit pas trop pour pas dire trop de conneries. Mais le fond, y a pas ; il n’y a pas de dynamisme de fond, il y a un trou noir. Enfin bon, c’est sordide ce que je dis, mais c’est vrai qu’il y a un trou noir, qu’elle remplace par le fric pour pouvoir monter, monter, monter. […] Il y a une volonté farouche de s'extraire de son milieu […] et comme il n'y a pas de culture dans le personnage, la seule chose qui reste c'est l'extérieur, le visuel, le montrer, euh... le représentatif.
[…]
Mais voilà : pourquoi une société est fascinée par le monde artistique, alors qu'elle le rejette, elle le déplore et elle essaie de l'asservir ?
[…]
Parce qu’il y a une forme de jalousie qui se joue – c'est-à-dire que dans ces classes-là [les « professions culturelles »], […] il y a des petits décalages : partout où le niveau culturel est fort, que ce soit dans, enfin où la culture est assez forte, c'est-à-dire en peinture, en sculpture, en littérature et autres, ce sont des milieux qui sont très cultivés, contrairement à des milieux qui sont plus friqués mais moins cultivés, dans la pub, dans la vidéo, dans tout ce qui est sur ordinateur, création par ordinateur, graphisme et autres ; ils sont beaucoup moins cultivés, mais font plus de fric. Alors que les autres restent plus accrochés dans un système culturel plus… érudit, nettement, et moins de fric. […] Ils sont en gros dans les mêmes lieux, ils ont racheté les mêmes maisons, ils ont fait la même démarche, ils ont aussi besoin du même espace et tout, mais euh… sur le plan financier, y a quand même des décalages importants ; il n’y a pas le même niveau de vie. Par contre, il y a des communications possibles de par le milieu social quand on le voit de l’extérieur, mais sur le plan culturel, disons, il n’y a pas la même base ; disons, dans l’iceberg, par rapport à ce qui dépasse, c’est pas tout à fait la même chose.
[…]’ ‘Le résultat des courses, c’est que faisant ce lieu comme étant, ici, sur Montreuil – et il y a des gens qui ont un peu les mêmes trajectoires, qui viennent pour de l’affectif, pour des bouts de jardin, pour une vie plus villageoise, familiale et non plus le petit coin à Paris, uniquement fonctionnel, et restreint, et pas d’espace pour vivre ; et donc on a créé des milieux similaires, donc on a investi ce type de lieux où on pouvait faire une jonction entre une partie affective, une manière de vivre et un travail un peu différent. […] Et comme par hasard, ce projet, avec un côté artistique, est repris par cette classe montante.
(Edith, sculptrice et plasticienne, 63 ans, arrivée en 1990, propriétaire)’
Tableau 6-2 : Caractéristiques des acquisitions réalisées par les convertisseurs dans le Bas Montreuil
Tableau 6-2 : Caractéristiques des acquisitions réalisées par les convertisseurs dans le Bas Montreuil
Tableau 6-3. Le financement des acquisitions réalisées par les convertisseurs dans le Bas Montreuil
Tableau 6-3. Le financement des acquisitions réalisées par les convertisseurs dans le Bas Montreuil
Notes
397.

En partie par « nécessité faite vertu ».

398.

Nous avons vu grâce à la sociologie économique que la supposée frontière entre la « culture » et le marché se trouve au sein même du marché (le marché des singularités est un marché) : « L’opposition classique entre le marché et la culture n’est pas injustifiée mais, loin de se confondre avec la seule séparation entre l’intérieur et l’extérieur du marché, elle se situe aussi au sein du marché » (Karpik, 2007, p. 15).