Chapitre 7. Le travail de gentrification au quotidien

Au-delà de leur installation dans ce quartier et des travaux de transformation qu’ils mènent dans leurs logements, de quelles façons les gentrifieurs participent-ils individuellement ou collectivement aux transformations du quartier et de son image ? A quelles productions sociales conduisent leurs pratiques quotidiennes ? « Les quartiers gentrifiés sont toujours des territoires contestés, enjeux de luttes sociales, spatiales et symboliques, qui prennent des formes variables », rappelle Sylvie Tissot à propos d’un quartier de Boston (Tissot, 2009). Dans quelle mesure les gentrifieurs font-ils de leur quartier d’habitation un espace de mobilisations et de construction identitaire ? De quels objets se saisissent-ils collectivement, dans quelles perspectives et quelles sont les formes que prennent ces mobilisations ? Enfin, de quelles façons leurs investissements dans la localité s’articulent-ils aux orientations de la politique municipale des années 1990 et 2000 (chapitre 6) ? C’est toujours le travail de gentrification qui nous intéresse ici, entendu comme un travail multidimensionnel d’appropriation, de conversion et de production de l’espace urbain. Après avoir étudié les ressorts et les modalités de ce que nous avons appelé les « conversions » immobilières, l’analyse de la « conversion territoriale » que représente la gentrification suppose d’observer les pratiques des gentrifieurs dans un espace plus large – le quartier voire la ville – et dans un temps plus long, et d’analyser la façon dont leurs investissements très divers dans la localité contribuent au changement urbain.

L’étude de ce travail quotidien de gentrification pourrait passer par une observation ethnographique minutieuse de l’ensemble des pratiques quotidiennes à l’échelle du logement, de l’immeuble, des commerces et des espaces publics, à la manière du travail de Sabine Chalvon-Demersay à Daguerre (1984). Elle pourrait également passer par une analyse systématique de la nature et du rôle des associations de quartier, formes institutionnalisées de mobilisations collectives à l’échelle locale, comme l’ont fait Bernard Bensoussan, Jacques Bonniel et leur équipe à la Croix-Rousse (1979 ; 1982) ou plus récemment Sylvie Tissot dans le South End à Boston (2009 ; 2010). Nous proposons ici une troisième approche, qui pourra paraître hybride puisqu’il y sera question aussi bien de pratiques quotidiennes dans et hors du logement que de mobilisations dans des associations établies, de participation à des réseaux plus ou moins informels, ou encore de relations personnelles avec les élus ou avec les personnes extérieures au quartier. En effet, c’est le caractère multidimensionnel et multiscalaire du travail de gentrification que nous voulons mettre en évidence ici : travail de production symbolique (Bidou, 1984), travail de « recouvrement » des autres habitants (Bensoussan, Bonniel, 1979a), d’occupation et de transformation des lieux et des normes qui y sont en vigueur (Chalvon-Demersay, 1984)… Ce travail est en même temps, plus encore que celui de conversion des logements, un travail sur soi, sur sa trajectoire et sur son appartenance sociales. Il s’agit en effet aussi d’un travail d’« appropriation psychosociologique » des lieux (Chombart de Lauwe, 1979), de fabrication d’une « appartenance territoriale » (Chamboredon et al., 1984), voire de la constitution d’un groupe social local autour de valeurs, d’habitudes, de références communes mais aussi d’intérêts partagés (Butler, 1995 ; Cartier et al., 2008 ; Tissot, 2009).

C’est cette articulation entre changement local et trajectoires sociales des gentrifieurs, déjà présente dans le chapitre précédent, qui servira ici de fil conducteur à travers la diversité des formes d’investissement explorées : comprendre comment l’espace local est constitué « en recours et en enjeux » permet simultanément de saisir les modalités du changement urbain et les enjeux sociaux pour ceux qui en sont les agents (Bensoussan, 1982, p. 184). Il s’agit en même temps d’explorer la relation entre l’individu et la collectivité, prise à la fois dans l’ordre social global et dans des structures sociales locales. Cette perspective est déjà présente dans les travaux français des années 1980 à travers la question des recompositions des classes moyennes d’un côté, des formes du changement social local de l’autre. L’investissement dans l’espace local était alors considéré, on l’a vu, comme « une tentative pour maintenir ou reconstruire une identité sociale chamboulée aussi bien dans le travail que dans la ville » (Benoit-Guilbot, 1986, p. 128) : le quartier offrait un espace support de projections pour la construction d’un mythe partagé à Aligre (Bidou, 1984), un espace de pratiques permettant l’affirmation d’un modèle culturel nouveau à Daguerre (Chalvon-Demersay, 1984), un espace de socialisation alternative à Croix-Rousse (Bensoussan, 1982). Dans quelle mesure retrouve-t-on, dans le Bas Montreuil, ces formes de compensation entre socialisation résidentielle et socialisation professionnelle ou familiale ? Sont-elles attachées à une génération particulière ou bien la localité est-elle également mobilisée par les gentrifieurs récents dans leurs trajectoires de mobilité sociale, comme espace de définition d’un modèle culturel partagé ou, à l’échelle individuelle, comme espace de constitution de nouvelles ressources (d’un « capital d’autochtonie » (Retière, 2003), par exemple) ? Sur quels objets s’opèrent ces mobilisations, quelles forment prennent-elles, quelles ressources nécessitent-elles et quelles gratifications offrent-elles ? Nous étudierons dans un premier temps le travail de production symbolique opéré par les gentrifieurs sur leur espace résidentiel ; nous verrons s’estomper le recours à l’image du « village » et apparaître une esthétique nouvelle, fondée sur l’« hybridation » culturelle (Donnat, 1994) (section 1). Puis nous analyserons les mobilisations de nos enquêtés dans l’espace social et politique du quartier en soulignant la façon dont elles s’articulent aux trajectoires socioprofessionnelles de leurs promoteurs. Nous retrouverons dans les mobilisations des « pionniers » des formes de compensation et de circulation de ressources proches de celles identifiées par les travaux des années 1980 (section 2). Celles de leurs successeurs « convertisseurs » font apparaître de nouvelles articulations entre vie résidentielle, vie professionnelle et enjeux de mobilité sociale, et montrent des ressemblances inattendues avec les mobilisations observées dans d’autres espaces des classes moyennes (Cartier et al., 2008) (section 3). Nous verrons aussi au cours de ces deux sections comment évoluent les mots d’ordre typiques des mobilisations des gentrifieurs (la « mixité sociale », le « patrimoine », la « vie de quartier », etc.) et comment elles rencontrent ou non les catégories d’action de la municipalité. Nous nous concentrerons dans ces deux sections sur les mobilisations les plus visibles parmi les « pionniers » et les « convertisseurs », abordées via les entretiens souvent très riches avec des « figures locales ». Si ces objets « évidents » en cachent d’autres, certainement aussi intéressants, ils ne nous détournent pas pour autant de notre problématique ; ils constituent même des occasions de comprendre comment la localité (le « quartier ») s’est « solidifiée » en étant constituée publiquement « en recours et en enjeux ». Quant aux « suiveurs », très peu nombreux dans l’échantillon et arrivés depuis très peu de temps dans le quartier (en général un an), ils ne nous ont pas fait part, au moment des entretiens, de mobilisations dans l’espace public ; ils sont en revanche sensibles aux mobilisations de leurs prédécesseurs, comme nous le verrons.