1.1.2 L ’exemple du « 9 magazine »

Au cours de l’enquête nous avons en effet découvert le premier numéro d’un magazine réalisé en 2004 à Montreuil et sur Montreuil (plutôt le Bas Montreuil à y regarder de près) par une équipe de gentrifieurs montreuillois (journaliste web, musicien, illustrateur de livres pour enfants, entre autres) dont certains font partie des réseaux amicaux de nos enquêtés. Ce magazine ne semble pas avoir vécu au-delà du premier numéro, mais il nous a paru exemplaire du travail de production symbolique que peuvent mener les gentrifieurs. L’éditorial annonce le projet :

« Un nouveau magazine à Montreuil, réalisé par une équipe « du cru », destiné à tous les citoyens curieux, vivant à l’image de la diversité et de la richesse de leur ville. Voilà l’idée, simple, de 9 magazine. Ce format de poche est un capteur d’énergies, un relais des projets majeurs ou miniature qui rythment la vie de la cité.
9 magazine évitera le piège du branché à tout prix, de l’esprit clanique, du repli sur soi. Il s’adresse au plus grand nombre. Montreuil est multiple. Vous avez rendez-vous avec ses habitants, ses tranches de vies, ses expressions, citoyennes ou artistiques. Vous découvrirez des lieux, des initiatives, des idées. »

Les rubriques visent chacune à produire un regard sur la ville : l’interview d’un habitant, le portrait d’une « figure locale », d’un lieu, la couverture d’un événement local : le dossier central enfin est construit autour d’un dispositif dans lequel une personnalité est invitée à découvrir la ville et à faire part à la rédaction de ses impressions, de « son regard »… Dans chacune de ces rubriques, on peut lire l’expression du système de goûts et de valeurs de certaines fractions des gentrifieurs.

Dans la rubrique « Ah ! si j’étais maire », un « citoyen » est invité à dire ce qu’il ferait s’il était maire de Montreuil. Le premier interviewé ne voudrait pas être maire car il n’« pas assez le goût du pouvoir pour cela » ; il se prête néanmoins à l’exercice et prend position contre le cumul des mandats, pour le vélo pour les énergies renouvelables, pour les associations, pour la préservation des murs à pêches, pour un aménagement « convivial » du centre ville, c'est-à-dire contre les projets municipaux de supermarché et de multiplex, et enfin pour que les écoles soient assez bien pour que sa fille puisse y faire toute sa scolarité (« en qualité de parent d’élève, j’espère que ma fille fera toute sa scolarité à Montreuil et dans le secteur public » sonne comme une menace de défection). Dans la rubrique « L’envers de l’endroit », un lieu de Montreuil est présenté. Dans ce premier numéro, le lieu présenté est les Instants Chavirés, salle de concert dédiée aux musiques expérimentales, connue dans un réseau relativement étroit et avant-gardiste (musiques improvisées et expérimentales) mais à une échelle européenne404. Son fondateur, interviewé, exprime le souhait d’une ouverture sur le quartier et pas seulement aux spécialistes. Il manifeste à la fois une exigence artistique (avant-gardisme, expérimentation, recherche) et une exigence sociale de démocratisation, la première l’emportant sur la seconde405. La rubrique « Ta gueule » dresse le portrait d’un montreuillois. En l’occurrence, dans ce premier numéro, Gégé, « une des figures de notre ville » : un « ancien » là « depuis toujours », avec pipe, barbe et rides ; un militant local, figure de l’animation culturelle dans « les quartiers », « fâché avec les budgets, trop à l’étroit pour les projets abracadabrants qu’il a échafaudés » ; une « grande gueule », surnommé « fout la merde » au service culturel de la mairie où il travaillait… L’article d’une page fait l’apologie de cette générosité culturelle non comptable, de cette imagination rebelle à la rationalité, de cette liberté de ton au-delà des convenances.

Dossier « Ligne 9 » : « dans cette rubrique, 9 magazine invite une personnalité à venir poser ses valises à Montreuil pendant quelques jours, et à nous livrer son regard sur la ville. » L’invité est doté d’un appareil photo ; à l’issue de ses trois jours de résidence à Montreuil, il livre au magazine quelques clichés, qu’il commente. Quel meilleur dispositif pour produire de nouvelles images de la ville, tout en sélectionnant les producteurs de ces images ? Le premier invité est un DJ et producteur de musique électronique « amoureux fou de l’Afrique » ; c’est l’un de nos enquêtés qui lui sert de guide dans la ville – plutôt dans le quartier devrait-on dire, puisque toutes les photos semblent avoir été prises dans le Bas Montreuil. Parmi les clichés, trois photos de restaurants-bars406, plus précisément d’éclairages dans des bars, avec trois fois le même commentaire : « si tu regardes le bar, globalement tu te situes dans un troquet de quartier de Montreuil ; puis tu lèves la tête et tu découvres une déco et une mise en lumière dignes du Marais ». Plus exactement, le photographe a sélectionné des détails (un tuyau avec un éclairage bleu, un cône lumineux, un abat-jour en pâte de verre) et les a photographiés de telle façon que, comme il le dit à nouveau un peu plus loin, « la photo pourrait être prise dans le Marais ». D’autres photos montrent des détails de façades : un logo coloré est photographié sans savoir qu’il s’agit de celui de la SEMIMO, apposé sur les tous HLM qu’elle a réalisés au cours des années 1980 et 1990 : il est considéré comme « une proposition plastique intéressante ». Un détail d’une baie vitrée de bâtiment industriel peinte en vert et jaune sert de support à un commentaire général sur le bâti : « j’ai constaté que les architectures nouvelles n’étaient pas mal du tout ; il y a beaucoup de réussites sur ce plan à Montreuil ; les bâtiments sont très colorés, les matières nombreuses et j’ai vu de belles propositions d’espaces ». Une photo de branche d’arbre fleurie suscite ce commentaire :

‘« On a l’impression de sortir du cadre urbain… et pourtant on est en plein dedans car si je baisse l’appareil, on se trouve au beau milieu d’une allée cernée d’immeubles. Donc Montreuil, c’est aussi ça. Presque inattendu, d’autant que je ne pense pas que l’on découvrirait beaucoup de choses similaires à Paris même. J’étais à Berlin le week-end dernier. C’est une ville que j’aime bien car elle possède des avenues très larges avec des arbres absolument partout ! Et c’est vrai qu’il existe ici aussi un côté campagne. » ’

Voilà, à l’aide d’une branche d’arbre, Montreuil comparé à Berlin et opposé à Paris… Deux photos ont été prises au foyer malien de la rue Bara – les seules où apparaissent des personnes, en l’occurrence des résidents du foyer ; le portrait est jugé « rural et populaire », un commentaire redoublé par l’autre photo où l’on voit « l’espace de travail du forgeron » dans le foyer. Deux clichés relèvent clairement de l’esthétique « kitsch » : une façade décorée de fleurs en plastique et des balais colorés : « Là encore, il s’agit d’un proposition graphique, un ordonnancement coloré. Ces balais semblent tourbillonner. En même temps, on reste dans le populaire, la chose en plastique. J’aime cette esthétique »… Comme le soulignait Pierre Bourdieu, « rien n’est plus classant, plus distinctif, plus distingué, que la capacité de constituer esthétiquement des objets quelconques ou même « vulgaires » (parce qu’appropriés, surtout à des fins esthétiques, par le « vulgaire ») » (Bourdieu, 1979, p. VI). Pour compléter ce tableau supposé évoquer « la diversité et la richesse de la ville » (selon l’éditorial), un panneau coloré « bobos » dans une façade de pharmacie fait l’objet d’un jeu de mots (« les bobos de Montreuil sont peut-être aussi ceux qui arrivent quand on se fait mal ») et une contrebasse posée sur un kilim, « évocation de l’aspect artistique de Montreuil puisque beaucoup de jazzmen et d’artistes y résident ».

Deux autres rubriques encore informent sur la vie montreuilloise. « Esprit es-tu là ? » est une rubrique de réflexion et d’information. Dans ce numéro, elle concerne le commerce équitable et met en valeur l’association Max Havelaar dont le siège se trouve à Montreuil. « Rapport d’activité » présente un événement culturel montreuillois, en l’occurrence la mise en scène d’une pièce de Bernard-Marie Koltès dans un théâtre du Bas Montreuil.

Suivent enfin cinq pages de sélection critique de CD et de livres ; sur les quatre livres critiqués, deux sont édités à Montreuil et ont retenu notre attention. Le premier, Des nouvelles de Montreuil, est édité par le Musée d’histoire vivante de la ville et regroupe des nouvelles policières se déroulant à Montreuil. Le second, édité par une maison d’édition du Bas Montreuil, est intitulé Les aventuriers du RMI 407 . Le livre n’est pas scientifique ; il s’agit d’une « histoire dadaïste dans laquelle la vie au RMI vaut bien toutes les petites existences étriquées que nous propose notre belle patrie consumériste ». Le héros quitte son milieu d’origine bourgeois (famille, femme, appartement) et son emploi de cadre supérieur ; « de nouveau vierge de toute contrainte sociale » il peut enfin interroger son rapport au travail et à la consommation. Le livre comme la critique, laudative, font l’apologie de « l’absence d’argent » vue comme « une occasion de transformer le manque d’avoir en surplus d’être ».

Tous les articles de ce magazine expriment et diffusent les représentations dominantes dans le groupe social des gentrifieurs dans leur diversité, avec une prédominance de la critique artiste sur la critique écologiste, elle-même mieux représentée que la critique sociale. L’agence immobilière « le village », située au cœur du Bas Montreuil, semble avoir également adapté le contenu de sa publicité grand format : on peut y lire en gros « village people » sur une photo des quatre agents immobiliers en tenue décontractée marchant dans une rue de Montreuil ; le slogan, « l’immobilier autrement », est illustré de quelques exemples de services : « première consultation gratuite chez l’avocat du village », « mise à disposition gratuite du camion du village »… Pour finir, soulignons l’aspect graphique du magazine qui dénote un important souci esthétique : le même photographe a illustré les articles et réalisé les photographies des publicités et une même charte graphique a été imposée à tous les annonceurs (tous des artisans ou des commerçants du Bas Montreuil), opérant un véritable « recouvrement » (Bensoussan, Bonniel, 1979a) de leur identité visuelle (cf. figure 7-2).

Figure 7-2 : Encarts publicitaires dans le n°1 de
Figure 7-2 : Encarts publicitaires dans le n°1 de 9 magazine

Source : 9 Magazine. Chronique d’une ville annoncée, n°1, juin 2004, p. 32

Notes
404.

Cette salle est la seule de la région parisienne à être dédiée à ce type de musique.

405.

« Le public a souvent un rapport simplifié à la musique : soit elle est belle, soit elle fait danser. Ce qui m’intéresse dans l’improvisation, notamment, c’est le non-formatage esthétique et économique. Ce qui rejoint notre but : être en mesure de rétablir le lien entre les gens, faire découvrir ces musiques aux montreuillois. Leur donner la possibilité de se les approprier. Car, malgré l’aspect « recherche », la notion de plaisir reste présente. D’ailleurs les non-initiés sont souvent surpris par leur façon de réagir aux concerts. Cela dit, la fonction de l’art, si elle doit en avoir une, n’est pas non plus de brosser le public dans le sens du poil. Lorsqu’il se rend aux Instants Chavirés, l’auditeur doit se demander ce qu’il va y chercher, ce qu’il y prendra. Même si ça peut fâcher ou heurter. »

406.

Ces trois bars ainsi que tous les établissements sont remerciés et leurs coordonnées sont fournies à la fin de l’article.

407.

Un titre – et un contenu – qui sonnent comme un écho lointain aux « aventuriers du quotidien » (Bidou, 1984)