1.2. L’esthétisation de l’espace des pratiques : une question de trajectoires ?

Le travail de réparation de l’image de la ville et du quartier pour soi-même ou pour les autres passe donc par la production de nouvelles images mais aussi par le modelage de son environnement immédiat : une transformation de l’espace privé et une pratique sélective des espaces publics et semi-publics. Nous avons déjà abordé cette question au précédent chapitre et souligné l’importance de la référence au modèle de l’artiste (c’est-à-dire indissociablement au travail de l’artiste et au mode de vie artiste). Nous voudrions compléter ces quelques éléments en indiquant un processus qui nous semble plus largement à l’œuvre tant dans les pratiques esthétiques (décoration, aménagement) que dans les usages de l’espace du quartier. Nous avons déjà montré en quoi une partie des gentrifieurs montreuillois, en raison de leurs trajectoires sociales descendantes, pouvaient être référés aux membres des « professions nouvelles » décrits par Pierre Bourdieu en 1979 (chapitre 4, section 2.3). Une autre partie de ces gentrifieurs, également intermittents ou indépendants du secteur culturel, sont apparus comme dotés de dispositions légèrement différentes, notamment à l’égard du travail et de l’emploi, en raison de leurs trajectoires ascendantes. Ces trajectoires de mobilité sociale nous semblent centrales dans la façon dont les gentrifieurs s’approprient leurs espaces résidentiels ; elles expliquent notamment cette disposition à l’« hybridation » de la culture cultivée dont parle Olivier Donnat (1994) ou cette « omnvorité » propre aux classes moyennes selon Richard A. Peterson (2004).

Cette « hybridation » entre la culture cultivée des gentrifieurs et la culture, les murs, les sociabilités, les paysages, les objets populaires de leur environnement immédiat se manifeste à la fois dans la décoration des logements et dans la sélection des espaces fréquentés dans le quartier. Dans les logements, des traces de l’ancienne occupation industrielle des lieux sont conservées (un panneau « Réception des marchandises », un rouleau de tissu d’une ancienne usine textile) ; l’aménagement repose souvent sur de nombreux objets et meubles récupérés dans la rue, aux puces ou dans des vide-greniers, mais transformés et méconnaissables ; la décoration mélange des objets typiques des goûts les plus légitimes (des étagères lourdes de livres, de la verroterie ancienne, des toiles) et des objets symbolisant la grande consommation populaire détournés de leur usage originel (un pot de fromage blanc géant transformé en lampe, des présentoirs de cartes postales commerciaux sur lesquels sont disposées des copies de tableaux de maîtres ou des photos d’art, un rétroviseur en guise de miroir, une guirlande de bouteilles en plastique colorées). En ce qui concerne les consommations quotidiennes, la fréquentation des commerces allie avec méthode les magasins « ethniques » de la rue de Paris pour quelques produits exotiques repérés (le tarama dans tel magasin turc, les épices dans telle épicerie africaine), le marché du vendredi après-midi (dont la fréquentation et les commerçants sont majoritairement maghrébins) pour les objets peu chers (« tombés du camion », fripes), les puces pour les habits des enfants, mais également le grand magasin bio « les Nouveaux Robinsons » pour certains produits d’épicerie, le fromager, le boucher, le charcutier du marché du dimanche matin, sans oublier les deux librairies de Montreuil et de Vincennes qui font l’objet de visites fréquentes. Toutes ces pratiques signalent l’exercice d’une certaine liberté dans la contrainte financière et d’une distanciation maîtrisée à l’égard de l’environnement populaire.

Ces pratiques résidentielles peuvent selon nous être analysées à la manière des consommations culturelles des « professions nouvelles » ; elles semblent marquées du même mécanisme de « rétablissement symbolique »408 :

« La relation ambivalente qu’ils entretiennent avec le système scolaire et qui les porte à se sentir complices de toute espèce de contestation symbolique les incline à accueillir toutes les formes de culture qui sont, au moins provisoirement, aux marges (inférieures) de la culture légitime. […] Ils importent souvent dans ces régions abandonnées de l’institution scolaire une disposition savante, voire érudite, que l’école ne renierait pas, et qui s’inspire d'une intention évidente de réhabilitation, analogue dans son ordre aux stratégies de restauration qui sont constitutives de leur projet professionnel. » (Bourdieu, 1979, p. 417)

En effet, les gentrifieurs importent dans ces rues populaires aux commerces « ethniques », dans ces petits pavillons populaires, dans ces anciens garages ou bâtiments industriels délabrés des dispositions savantes, des goûts légitimes, des modes de consommation bourgeois. Bérengère, qui est issue de la grande bourgeoisie possédante, s’est largement meublée à partir d’objets récupérés dans des poubelles ou aux puces :

‘ça c’était dans les poubelles, ça aussi, ça je l’ai récupéré chez un ébéniste qui fermait, ça, ça vient d’une collègue qui déménageait et qui n’avait plus la place, les radiateurs c’était dans une maison qui était détruite… […] La baignoire, c’est des voisins qui s’en débarrassaient. Le canapé, on l’a acheté neuf.
La table aussi ?
La table, on l’a faite la semaine dernière. La grande plaque en verre, c’était chez un ébéniste qui allait être détruit, il fallait vider tout ce qu’il y avait, donc on a récupéré cette grande table, enfin ce grand carré de verre ; et les roulettes, on les a trouvées au vide-grenier la semaine dernière, donc Loïc a fait la table basse, voilà. (Bérengère, conceptrice d’expositions, 35 ans)’

Elle les détourne de leur fonction d’origine ou les associe de façon inédite, comme cette table ou encore la baignoire ancienne, installée dans le jardin et qui sert de piscine aux enfants l’été. Des pots en terre renversés ont été transformés en abats-jours ; trois lampes originales pendent ainsi du plafond. Au milieu du salon plutôt classiquement décoré, trône une table de bar ; aux murs, des toiles peintes alternent avec des vieilles publicités. Des meubles anciens ont été peints en mauve ; les chaises sont toutes dépareillées, aucune n’est neuve. Un panneau « parking payant » orne le mur du jardin. Sur la porte donnant sur la rue, le numéro de la maison est « tagué » en gros à la bombe orange et un message écrit au feutre précise « la chevillette est dans les plantes à gauche » ; un petit squelette fait signe depuis la fenêtre du premier étage. Bérengère précise :

‘Ben… oui, j’ai grandi dans une ambiance où on était entourés d’objets qu’on trouvait à droite à gauche, et de collectionneurs. (Bérengère)’

Sa mère était l’assistante d’un conservateur de musée ; un de ses frères est restaurateur d’objets anciens. Son habitus de collectionneuse est transposé dans un univers d’objets populaires et associé au savoir-faire pratique de son mari, « très bricoleur ». Ces dispositions, que l’on retrouve chez bien d’autres enquêtés (tous quasiment se sont meublés en chinant, en récupérant des meubles ou des objets et en les transformant), sont parfois appliquées à des espaces semi-publics. Edith raconte ainsi comment sa fille et ses amis de l’école du cirque ont réalisé la « mue » du Bar du marché (aujourd'hui le bar fréquenté par une partie des gentrifieurs, systématiquement cité dans les articles consacrés au quartier) : alors qu’ils s’ennuyaient dans ce bar de quartier dont ils avaient fait leur « Q.G. », ils ont proposé à Saïd, le patron, de lui refaire la décoration. Ils fabriquent, entre autres, les lampes photographiées et commentées par l’invité du 9 magazine.

Si Bérengère et bien d’autres illustrent le mécanisme de « rétablissement symbolique » (propulsés dans un univers populaire par leur trajectoire descendante, ils y appliquent leurs dispositions cultivées et en changent la valeur (Ley, 2003)), il nous semble que les enquêtés en trajectoire ascendante participent à la formation du même goût, également en raison de leur trajectoire sociale. Ils « reviennent » dans des lieux dont le fonctionnement leur est familier, vers des objets ou des populations dont ils ont une connaissance intuitive, avec un regard neuf, avec des dispositions savantes acquises ailleurs, à l’école ou dans la fréquentation des membres des classes supérieures. Ils retravaillent leur rapport à ces lieux et à ces objets à travers un prisme nouveau. Expliquons-nous à partir d’un petit détour dans la trajectoire de Julie, originaire des petites classes moyennes (sa mère était institutrice, son père dessinateur industriel).

Julie a suivi des études de graphisme puis d’architecture d’intérieur. Pour obtenir son diplôme, elle doit réaliser plusieurs « sujets imposés » en design et en architecture d’intérieur ; elle a également un sujet libre, pour lequel ses collègues choisissent des projets de salles de restaurant ou de spectacle. Julie choisit de travailler sur une guinguette :

‘Je me suis dit, un diplôme, c’est quand même un truc qu’on fait une fois dans sa vie, on te donne l’occasion de choisir ce que tu veux. Je me suis dit, faut faire un truc que je ne ferai jamais ! […] Donc je suis allée le voir, et je lui ai dit : « voilà, je voudrais faire une guinguette ». Et alors là, le directeur il en a perdu sa mâchoire ! Parce que tu vois, c’était de l’inconnu, pour eux, ils ne savaient pas du tout comment ils allaient gérer un truc pareil… (Julie, graphiste indépendante, 36 ans, arrivée en 1999)’

Elle importe dans son école « de bourgeois » un espace et un univers – celui de l’accordéon – qui en sont alors complètement étrangers :

‘Parce qu’à l’époque, l’accordéon, c’était pas du tout à la mode, il y avait les Négresses Vertes qui étaient en train de percer, il y avait tout ça, mais c’était vraiment le sale truc, tu vois. On arrivait à la fin des années 80, tu vois, c’était dégueu, Yvette Horner avait bien pourri le truc, et voilà. Ils avaient oublié qu’il y avait eu des bons accordéonistes, et qu’il y en avait encore, d’ailleurs, des supers ! (Julie)’

Ce goût pour l’accordéon et pour les guinguettes s’explique à la fois par une volonté de filiation avec ses origines populaires et par une opposition à la génération de ses parents :

‘Ma mère, elle a eu 20 ans dans les années 70, c’était David Bowie, les Rolling Stones, Zappa, les machins comme ça chez moi. Et puis un jour il y a mon grand-père, son père, qui était alors lui un prolo de chez prolo – tu sais, il ramassait les caddies sur les parkings dans les supermarchés, il était manutentionnaire, c’était vraiment le pauvre mec, il n’avait pas d’appart, enfin bon, il habitait dans une chambre au mois à l’hôtel, c’était un pilier de comptoir, il jouait au tiercé, enfin bon tout y était ! […] Et il était copain avec un certain Armand, et mon grand-père estimait que c’était un peu comme son père – donc tu vois l’âge qu’il devait avoir ce monsieur, je ne sais pas mais très vieux – et cet Armand habitait, il habitait, hein, dans un cabanon de jardin potager, tu sais, de jardin ouvrier. Il était là-dedans, dans ce truc, et il jouait de l’accordéon. Et à chaque fois qu’on allait là-bas, il nous emmenait, et moi j’étais folle. Et alors là, j’avais une dizaine d’années, et je me suis mise à découvrir ce que mes parents m’avaient jamais fait écouter, c'est-à-dire Brel, Brassens, Piaf, Reggiani, tout ça, et j’ai plus jamais décroché. (Julie)’

Julie fait donc son exercice d’architecture d’intérieur en proposant le réaménagement d’une guinguette en ruine sur une île de la Marne. Mais elle réalise aussi un travail plus large de légitimation de l’objet auprès de son jury :

‘Et alors là, je suis rentrée en bibliothèque, et j’ai cherché, cherché, cherché des documents, j’ai trouvé des monceaux de choses, tu vois ! Au point qu’au moment où j’ai passé mon diplôme, j’ai amené une caisse d’archives de trucs, en disant « ça c’est un cinquième de ce qui existe, je sais où est le reste ». Ils m’ont dit : « on vous interdit de garder ça, vous faites un livre ! ». (Julie)’

Elle ne va cependant pas au bout du processus et n’ose pas faire ce livre, que d’autres feront à sa place peu de temps après. Cette anecdote nous semble éclairer une autre partie, complémentaire au mécanisme mis en lumière par Pierre Bourdieu, de la généalogie de ce goût esthétique, propre à la nouvelle générations des gentrifieurs, alliant le populaire au distingué. Une partie importante des gentrifieurs est issue des classes populaires ou des petites classes moyennes (Fijalkow, Préteceille, 2006). La diffusion de ce goût « hybride » leur donne l’opportunité de valoriser certains éléments de leur culture d’origine et de connaître une trajectoire ascendante sans quitter les lieux et les objets de leur enfance. Le cas de Julie est particulièrement éloquent, puisque étant issue d’une famille de longue date implantée dans la proche banlieue Est, elle découvre bien après son installation dans le quartier des « buttes à Morel » que sa mère le fréquentait tous les dimanches quand elle était petite avec son grand-père : après un tour aux puces, ils allaient regarder le stock-car dans les anciennes carrières de gypse. Elle revient donc sur les traces de sa mère et de son grand-père avec de tout autres ressources et de tout autres dispositions, avec son diplôme d’architecte d’intérieur, son statut d’indépendante, son conjoint cadre chez Microsoft, son usine convertie en loft… Julie peut revendiquer un rapport authentique à ce lieu comme à l’accordéon ou comme à d’autres éléments de son passé qu’elle cite ici ou là au cours de l’entretien, par exemple sa naissance à la maternité du Coq Français aux Lilas :

‘Je suis née aux Lilas, là où maintenant c’est très chic, à la maternité du Coq Français.
Je ne m’y connais pas trop en maternités, à vrai dire…
C’est, on va dire, la maternité des bobos du quartier, tu vois ? Parce que c’est une maternité qui fait les accouchements sous l’eau, tu vois un peu comment c’est, les accouchements sans douleur et tout, c’était vraiment le début là-haut. Donc moi je suis née là parce que, enfin bon, mes parents n’avaient plus de bagnole et il a fallu monter à pieds, et c’était la plus proche, voilà. (Julie)’

Toutefois la mobilité ascendante nous semble passer par la mise en place d’un filtre, d’une distanciation maîtrisée à l’égard de ces objets. A revendiquer de façon excessive un rapport authentiquement populaire à ces espaces ou à ces objets, Julie court le risque de ne pas produire les effets de classement social escomptés. Il nous semble en effet que dans les classes supérieures, ce sont moins les objets et les lieux populaires en eux-mêmes qui sont valorisés que le rapport de transgression des frontières sociales que suppose leur fréquentation, et dont seules attestent les marques, disposées ici ou là dans le discours, dans la maison, dans les pratiques de consommation, de maîtrise de la culture légitime.

Faire du quartier un morceau de province, de campagne, ou plus simplement un « faubourg », réhabiliter la banlieue, ses habitants et ses élus, esthétiser son paysage urbain… les gentrifieurs ont mobilisé leurs ressources et leurs dispositions, largement formées par l’activité professionnelle, pour se rendre familier leur nouveau quartier et en diffuser des images plus conformes à leurs goûts. Les démarches variées, effectuées plus ou moins consciemment, reflètent la diversité des rapports au monde social. Ils contribuent ainsi à la production d’un goût nouveau qui repose sur un « savoir-décaler », un savoir-faire du décalage entre les objets ou les lieux et leurs usages qui relève clairement des dispositions des classes supérieures et renvoie au réflexe de distinction sociale. La formation de ce goût est aussi un « travail de soi », qu’il s’agisse de s’adapter à la banlieue et aux objets populaires, ou de parvenir à les manier à la manière des classes supérieures. On peut être surpris du peu de référence à l’image du « quartier-village » (Fijalkow, 2006) : celle-ci est évoqué presque uniquement à propos des relations d’interconnaissance établies entre gentrifieurs. De fait, les éléments visuels manquent pour pouvoir raccrocher le quartier à l’image du village : l’église, le marché, les boulistes, la place publique, la mairie, le café, tous ces éléments ailleurs rassemblés en un même endroit (par exemple, à Daguerre, la place de la mairie du XIVe, ou à la Croix-Rousse, la place Sathonay, la place Colbert ou la place de la Croix-Rousse) sont ici éparpillés et surtout disséminés dans un tissu urbain qui cache mal sa pauvreté et son caractère plus prolétaire que villageois. En outre, les gentrifieurs interrogés au milieu des années 2000, familiers des sciences sociales, ont acquis une certaine distance à l’égard de ce mythe. Nous y reviendrons en fin de chapitre à propos des « convertisseurs ». Les deux principales générations de gentrifieurs montreuillois que nous avons rencontrées présentent en effet des formes assez différentes de mobilisation collective et de présence dans le quartier et dans la ville.

Notes
408.

Le parallèle entre leurs trajectoires socioprofessionnelles et résidentielles est suggéré par les enquêtés eux-mêmes. Ainsi Julie explique à propos de la trajectoire de son conjoint, qui a pu travailler comme rédacteur pour Microsoft alors qu’il n’avait jamais passé son bac : « il y a eu un appel d’offre mais à l’époque, tu vois, c’est comme ici [à Montreuil], les prix quand ils étaient bas, et puis maintenant c’est cher, maintenant il y a du monde, avant il y en avait pas » (Julie).