2.1.1 Le travail sur l’offre scolaire

Afin d’améliorer les conditions objectives de scolarisation, l’association de parents d’élèves commence par demander « l’intégration dans un réseau d’éducation prioritaire » pour obtenir davantage de moyens :

‘Oui, on a demandé à être en réseau d’éducation prioritaire. Chose amusante, enfin c’est quelque chose d’amusant, parce qu’il y a plein de gens qui vous diront [prenant un ton un peu snob] « ah non, REP, ça colle une étiquette sociale dégradée sur votre quartier etc ». Nous on l’a demandé, parce que pour nous ça signifiait deux conseillers principaux d’éducation au lieu d’un dans un collège de 500 élèves ça nous paraissait un minimum, à l’époque, hein ; ça représentait des moyens en surveillants, en professeurs, des heures, des classes moins nombreuses, des effectifs de classes maximums qui ne dépassaient pas 25, etc. Donc au collège ça nous paraissait fondamental de demander ça.’

Les mots choisis par cet enquêté sont d’importance : à aucun moment il n’emploie l’acronyme « ZEP ». Le stigmate est contourné en endossant volontairement l’étiquette du « REP » :

‘La zone, c’est géographique ; le réseau, c’est l’ensemble des écoles qui le composent.
D’accord, donc c’est la même chose, je me demandais s’il y avait une différence…
Oui. Mais on parle plus souvent du REP, ici, du REP, Réseau d’Education Prioritaire, parce que pour nous, on l’avait fait vivre, au niveau des parents d’élèves, on l’a fait vivre avant qu’il n’existe au niveau institutionnel. C'est-à-dire que moi j’avais déjà – à l’époque, j’étais parent à [l’école primaire X], et j’avais été parent à [l’école maternelle Y], je connaissais plein de parents des autres écoles, et on se voyait déjà assez régulièrement, et on s’échangeait les infos, etc., parce qu’on allait tous dans le même collège et qu’on avait tous des intérêts communs, quoi. Et quand on a commencé à lutter contre l’évitement scolaire à [X], qui a été le point de départ parce que j’y étais avec d’autres copains, ça s’est tout de suite su à [l’école primaire Z] et dans les autres écoles primaires, et il y a eu le même boulot, en même temps, qui a été fait, il y a eu un mouvement d’entraînement – d’ailleurs, ça ne pouvait pas se faire autrement.’

Pour Marc, le REP ne désigne plus les établissements scolaires mais les parents mobilisés pour les « coloniser », pour reprendre le terme proposé par Agnès Van Zanten (2006). Il ne s’agit pas de se laisser enfermer passivement par les autorités dans une « zone » (terme connoté négativement) mais d’être un acteur du réseau. Sur une affiche réalisée par Marc à l’occasion d’une réunion, le terme « zone » est d’ailleurs rayé et remplacé en couleur par celui de « quartier », connoté positivement. Sur cette même affiche, on peut lire quelques éléments du « projet » que la FCPE formule pour les trois ZEP de Montreuil, qui apparaissent comme des traductions locales des objectifs officiels du dispositif : « de la maternelle au collège, l’Enfant dans son quartier » ; « mieux répondre à l’attente de tous les enfants et lutter contre l’évitement scolaire » ; « des classes équilibrées, des effectifs adaptés » ; « gratuité réelle des études ». Les deux premiers slogans concernent en fait les enfants des classes moyennes et supérieures. Ce classement en ZEP relève clairement de l’instrumentalisation d’un dispositif d’aide publique : les moyens supplémentaires ne sont pas directement destinés à améliorer les conditions des élèves les plus défavorisés, mais à attirer les familles des classes moyennes et supérieures, avec selon Marc des retombées positives sur les enfants « assignés à résidence ».

Ce raisonnement est tenu auprès des élus, sollicités par l’association pour la réfection de l’une des écoles primaires – puisque c’est l’ensemble de l’offre scolaire du quartier qui doit redevenir attrayante. On peut ainsi lire sur une autre affiche réalisée par Marc :

‘« Les parents se battent aussi contre l’évitement scolaire qui touche particulièrement le Bas Montreuil et voit des enfants s’inscrire ailleurs, à Saint Mandé, Vincennes et Paris. Nous avons besoin de signes tangibles qui privent les candidats au départ de l’argument d’une école aux locaux moches et inadaptés 409 . Vues la taille du bâtiment et sa fonction, il est très urgent de décider d’un investissement essentiel qui, rapporté au nombre d’enfants et d’années depuis la dernière couche de peinture dans l’ensemble des classes, n’est pas du tout abusif. Les dépenses s’étaleront sur plusieurs années, au fil d’un programme de réfection classe par classe que nous appelons de nos vœux. Mesdames et Messieurs les élus de Montreuil, vous êtes désormais les interlocuteurs des enfants, des instituteurs, des institutrices et des parents qui attendent de voir proposer et voter le budget nécessaire à la réfection des classes de l’école X. » (Affiche, 1998)’

L’association propose ainsi aux élus une stratégie, leur montrant au passage qu’ils sont conscients de l’effort demandé (« les dépenses s’étaleront sur plusieurs années » et plus loin « nous savons les efforts de la municipalité pour d’autres écoles et ce qui a déjà été fait ici »). Ils appuient leur demande sur un reportage photographique410 mené dans l’école et formulent eux-mêmes le diagnostic et les recommandations, qui prennent en compte les besoins des enfants comme ceux des enseignants – ces besoins étant bien sûr évalués à l’aune de leurs propres normes éducatives, comme en témoignent ces éléments du diagnostic :

‘« Dans les salles, les professeurs et les élèves se prennent les pieds dans des estrades énormes et inutiles, interdisant toute gestion de l’espace un peu personnalisée (pas de coin peinture ou lecture ou quoi que ce soit de possible). […]
Le bureau du directeur, un peu plus grand, est à repeindre entièrement : poussière, traces de saleté et peinture vieillie et écaillée ne contribuent pas à en faire le lieu d’accueil des parents et des enfants qu’il doit être 411 . » (Affiche, 1998)’

Le classement en ZEP n’est que le point de départ d’une longue série d’actions. Le plus gros travail réalisé sur l’offre scolaire « visible » est l’obtention de la construction d’un nouveau collège à la place de l’ancien, jugé trop petit et trop vétuste pour retenir les élèves du quartier. Ce travail est mené auprès des élus du département et Marc y mobilise particulièrement ses savoir-faire d’assistant-journaliste ; son intérêt pour le monde politique et ses rouages412 (« ça me fait toujours marrer, tout ce qui est relations entre les ministres, comment s’organise le pouvoir, etc. ») le sert également, comme on peut le voir dans la stratégie adoptée par la FCPE. Après une première démarche auprès du conseil général en 1994, la FCPE travaille son argumentaire et prépare sa stratégie :

‘Il y a la nécessité d’avoir un collège. Ca, c’est pas très difficile à montrer : on montre le nombre de mètres carrés qu’on a, le nombre d’enfants, le nombre de salles de classe, le nombre d’équipements, et on prouve qu’on est quatre fois en-dessous de la norme. Donc ça c’est facile à montrer. En revanche, ce qui est beaucoup plus difficile, c’est de convaincre un département de dépenser, de décider de dépenser 120 millions de Francs, à l’époque, pour le construire, alors qu’il a déjà, le 93, un nombre de collèges à refaire depuis la décentralisation qui est absolument impressionnant. Et d’autant plus qu’à l’époque, en 1994, notre cher canton du Bas Montreuil est tenu par un élu de droite ! […] Donc 94, on pose un premier jalon en allant au département qui nous accueille gentiment et poliment. On sait, moi je sais qu’en 98 il y a une élection cantonale. Je sais que le canton est à droite. Je sais que ça serait quand même beaucoup mieux, pour avoir un collège, qu’il bascule à gauche, du côté de la majorité du département. Et j’en rêve pour moi-même, parce que je suis quand même un électeur de gauche. Donc avec l’association de parents d’élèves, on sort un petit quatre pages413 au moment des élections – une élection cantonale, en général, c’est assez morne, il n’y a pas beaucoup de débat ; alors là, on se dit, on va l’animer, le débat, justement, on a un vrai sujet, quand même, le collège, c‘est vraiment une attribution du département, c’est bien, ça va animer le débat de la cantonale, ça va faire parler. Ce petit quatre pages, on a dû en tirer 700 ou 800 exemplaires, en tout, hein ? Et on a envoyé un exemplaire à chaque candidat à l’élection – y compris les plus obscurs – avec un questionnaire : « Etes-vous prêt à proposer – si vous êtes élu, etc. etc. » Et, petite question subsidiaire pour l’élu de droite sortant : pourquoi n’avez-vous jamais – c’était pas dit comme ça, mais « pourquoi n’avez-vous jamais mis vos fesses dans le siège qui vous est réservé au conseil d’administration du collège ? » D’accord ? Et on écrit : « on publiera les réponses ». On publie les réponses. Tous les candidats nous répondent « Oui, bien sûr, si je suis élu, j’en ferai une priorité, etc. ». […] Et on publie les réponses, notamment à la question subsidiaire où ce connard nous répond « vous n’avez pas à savoir ce que je fais de mon emploi du temps, etc. ». Donc on ne le rate pas et hop ! le canton bascule à gauche ! Et la nouvelle élue, dit « Bon, ben je vais voir, je vais faire ce que je peux, je vais mettre toute mon énergie au service du collège ». C’était en mars. En juin, elle arrivait à faire inscrire le collège dans un pré-budget. Il était voté en décembre – ou, disons, en mars de l’année d’après, je ne sais plus trop - , les concertations commençaient, et c’était sur des rails.’

Cet extrait montre bien les techniques journalistiques et politiques auxquelles la FCPE a recours. Bien sûr, d’autres raisons ont joué dans l’élection en 1998 d’une conseillère générale membre de l’équipe de Jean-Pierre Brard ; mais celle-ci s’empresse de relayer la mobilisation de l’association, qui est une aubaine pour la ville. A la construction du nouveau collège, s’ajoute l’ouverture de filières attractives pour « les clientèles les plus huppées » : une classe européenne et une « classe chorale ». Les parents facilitent également les sorties scolaires et les projets culturels en mettant à profit leurs réseaux personnels et professionnels. L’association communique beaucoup sur ces réalisations et travaille, de façon plus générale, sur les représentations des familles des classes moyennes et supérieures.

Notes
409.

Souligné sur l’affiche.

410.

Le terme « reportage » semble refléter la démarche : les parents montrent qu’ils ont une connaissance étroite du « terrain » (relevé d’indices de l’ancienneté des peintures, par exemple à partir de la signature d’une fresque située au sous-sol de l’établissement ; commentaires sur la salle des profs et sur le bureau du directeur montrant qu’ils y ont eu accès ; etc.).

411.

C’est nous qui soulignons.

412.

Intérêt qu’il attribue aux fonctions de son père, longtemps conseiller dans des organisations internationales, et que nourrit sa femme, journaliste spécialiste des questions de politique du logement.

413.

Ce « quatre pages » contient l’argumentaire chiffré développé ci-dessus : « c’était des tableaux avec des chiffres, hein : on a tant de salles actuellement, tant de mètres carrés pour 500 élèves ; si on devait être aux normes d’un collège d’aujourd’hui, voilà ce qu’on devrait avoir ».