2.1.3 L’accompagnement des « familles en difficulté »

Enfin, le troisième travail de l’association consiste à s’intéresser aux problèmes des collégiens et de leurs familles. Un « Petit guide du parent d’élève consciencieux », rédigé et illustré par Marc, est édité chaque année (cf. figure 7-3). C’est à nouveau un organe de diffusion de normes éducatives414 et de communication sur les actions de ces parents, visant un effet d’entraînement. L’association met aussi en place une aide aux devoirs hebdomadaire, à laquelle contribuent bénévolement parents et habitants du quartier et que fréquentent soixante à quatre-vingts élèves. Enfin un gros travail est mené autour du problème du mal-logement.

‘Et puis ensuite, on s’est rendus compte aussi, dès la primaire, qu’il y avait à peu près 4 ou 5 gamins qui arrivaient tous les matins en classe en primaire, et donc en collège etc., en ayant mal dormi, en étant réveillés par des rats, des souris, des cafards, en ayant du plomb dans le sang, de l’asthme, des problèmes respiratoires, vivant dans l’humidité, la promiscuité, à 8, 12, 14 dans 12 m², qui sont sous le joug d’un marchand de sommeil odieux qui soutire à leurs parents, 400, 500 euros de loyer pour cette merde, etc. Donc on sait qu’il y a aussi un problème de mal-logement fondamental, qui est aussi à l’origine, par ricochet et par un espèce de jeu de billard à trois bandes, dans la bonne conscience de la petite bourgeoisie locale, de ne pas mettre les gamins avec n’importe qui dans le collège, etc. Donc on pense, si vous voulez, qu’il y a un lien, pour nous, absolument évident, et qu’il faut impérativement travailler à l’amélioration des conditions de vie des familles. […] Donc moi j’ai mis l’association de parents d’élèves au service des familles mal-logées. C’est des courriers et des courriers de soutien de demande de logement social, des conseils donnés aux parents, des courriers au préfet, des courriers au maire-adjoint pour soutenir des demandes de logement, raconter ce qui se passe dans les logements, raconter tout ce qu’il n’y a pas dans leurs dossiers de demande de logement, les cafards, les bestioles, les fouines, même, qui viennent réveiller les gamins la nuit, il y a des trucs incroyables à faire dresser les cheveux sur la tête, envoyer des photocopies ou des témoignages, ou des noms de médecins à contacter si on veut avoir des détails sur le taux de plomb qu’a le gamin… enfin voilà. Faire un travail, vraiment, d’information et de conscientisation et de – voilà, et de raconter aux autres parents, et leur dire : « vous voyez, on s’occupe des trucs ».’

Démarches auprès de la mairie, des organismes HLM, bras de fer avec des marchands de sommeil, soutien psychologique, aide à la constitution des dossiers, rédaction de lettres… à nouveau le temps libre, les capacités de rédaction et de communication et la connaissance des rouages politiques et administratifs de Marc et d’autres parents sont mobilisés. Une autre de nos enquêtés, Francine, va jusqu’à héberger chez elle pendant plusieurs mois des familles retrouvées sur le trottoir en attendant (et en exigeant) leur relogement (cf. chapitre 5). La démarche est avant tout militante : elle relève de la conviction que « le mal-logement peut bloquer le développement de la famille [et que] si la famille ne se développe pas, derrière, c’est toute la société qui le paie » ; il s’agit bien d’agir au nom de convictions et dans le sens de l’intérêt général. Notons en même temps qu’en luttant contre les « marchands de sommeil » et en aidant les familles à obtenir un logement social, Marc participe de fait à leur éviction du quartier.

Figure 7-3 : Couverture du guide élaboré par Marc pour la FCPE à destination des parents
Figure 7-3 : Couverture du guide élaboré par Marc pour la FCPE à destination des parents d’une des écoles primaires du Bas Montreuil : Voltaire veille sur le quartier.

Source : archives personnelles de l’enquêté, image reproduite avec son autorisation

Quels sont les ressorts de cette mobilisation multidimensionnelle de Marc et de l’association de parents qu’il anime ? Elle est sous-tendue à la fois par un modèle éducatif et par une conception de la mixité sociale. Le modèle éducatif est celui décrit par Agnès Van Zanten (2009) à propos des gentrifieurs de Montreuil et de Nanterre : primat des « visées expressives » sur les « visées instrumentales », modèle culturel de valorisation de « l’ici et maintenant » qui privilégie les liens locaux et l’ouverture maîtrisée aux « autres différents de soi » et qui refuse une projection trop précise de l’avenir. Il s’agit là à la fois de « visées individuelles » (Van Zanten, 2009, p. 46) et de représentations que Marc et la FCPE portent auprès des autres familles et diffusent dans le quartier. La conception de la mixité qu’ils défendent est assez éloignée d’une vision enchantée du « mélange social » comme garantie de « l’authenticité » des lieux et des gens, d’une fascination pour les cultures exotiques faisant du quartier un « village universel » ou d’un mythe villageois effaçant la conflictualité sociale (Bidou, 1984). On trouve plutôt dans le discours de Marc une vision de la « mixité sociale [comme] outil de réduction des risques sociaux » (Oberti, 2001), consciente des « logiques d’évitement » et des « effets de domination » (ibid., p. 214) mais qui considère que c’est « le moins mauvais système » (Marc). Mais si pour M. Oberti cela implique de lutter contre la gentrification, il s’agit pour Marc d’accompagner ce phénomène vu comme inéluctable. L’action de Marc repose dans la croyance en l’effet bénéfique du côtoiement des populations, dans la mesure où elles communiquent415. Marc partage dans une certaine mesure l’« utopie populiste » dénoncée par Chamboredon et Lemaire (1970) selon laquelle le côtoiement des catégories aisées serait bénéfique aux catégories populaires dans la mesure où il les aiderait à se rapprocher de leurs propres normes d’existence ; mais son discours renvoie au moins autant aux thèses faisant reposer l’existence d’une société sur l’existence d’échanges gratuits (Godbout, Caillé, 1992).

‘Le vrai problème, il reste encore là, c’est qu’en fait, un quartier a plusieurs vitesses. Il y a ici… il y a ici des gens dans d’extrêmes difficultés et des milliardaires qui habitent des lofts à 6 ou 7 millions de francs, des grands artistes, des chanteurs célèbres… Voilà. Et entre les deux, il ne se passe rien.
Il n’y a pas d’intermédiaires ?
Si, il y a tout, toutes les classes sociales, et je trouve qu’on a vraiment à mettre en relation les uns et les autres […], à faire en sorte que le quartier ne soit pas à trois vitesses, qu’il n’y ait pas les écoles de pauvres et les classes pour riches, qu’il n’y ait pas – vous voyez ? Il y faut que ça vive, il faut que les gens ne s’ignorent pas. Parce que sinon – ben, sinon on n’est plus dans une société ! Sinon, on joue vraiment l’espèce d’apartheid social qui mène dans, qui est une impasse, qui est dangereuse, je veux dire, qui est même un motif de guerre à mon avis, de guerre sociale. Donc pour moi c’est très important, oui, qu’en tous cas les gens dans mon genre soient… sachent prendre la dimension collective des choses, y travailler, s’y consacrer – et ils ont tout à y gagner, en plus, tout, absolument tout [et notamment] beaucoup de sécurité pour tout le monde. Quand on s’ignore complètement, je pense qu’on développe une forme de violence de tous les côtés. ’

L’importance du don dans la formation de liens sociaux est illustrée par ce qu’il dit de l’aide aux devoirs : où les bénévoles et les élèves sont liés par l’évaluation que fera l’enseignant de leur travail commun.

‘Bon, et ben ceux-là, ils auront un jour vu des adultes qui font pour eux des choses sans rien leur demander en échange – juste d’être un peu calmes et de ne pas casser les pieds de tout le monde – qui, même parfois, ont fait des choses ensemble et ont réussi ensemble. C'est-à-dire qu’on se revoit la semaine d’après, moi je dis : « Alors, quelle note on a eue ? » parce que je considère que je l’ai eue autant qu’eux, et on se réjouit d’avoir eu une bonne note et d’avoir bien bossé, et donc on a fait quelque chose ensemble. Si en plus, avec leurs parents, on a réussi un coup de relogement, on les a sortis de, on est sortis de – mais c’est fabuleux ! on a vraiment, on a vraiment fait des choses ensemble. Voilà. Et ça nous lie, ça nous relie.’

A l’époque où il entame ce « travail » sur le quartier, Marc voit ainsi la gentrification comme « une amélioration, un rééquilibrage du quartier » : « on pouvait difficilement descendre plus bas ». Dans les écoles, il « prépare le terrain » consciemment pour que les parisiens arrivant dans le quartier aient envie d’y inscrire leurs enfants. Toutefois en 2005, il n’emploie plus cette expression dans le même sens : le doute s’est insinué en lui sur l’ampleur des effets pervers de ce travail. Il a senti à l’été 2004 « un basculement du quartier » : dans les réceptions entre gentrifieurs montreuillois, de nouveaux profils d’habitants apparaissent :

‘Ca m’a frappé. Lui, médecin ; et elle, c’était sans doute elle qui avait demandé à venir habiter Montreuil parce qu’elle avait un côté assistante sociale ou je sais pas quoi ; mais lui, médecin… en hôpital, voilà. Et qui achètent un loft. Et c’est pas un loft comme nous, c'est-à-dire de fauchés ! c’est un loft qu’ils achètent à un intermédiaire, très très chic. Très chic et très cher. […] Et tout d’un coup je me suis dit : putain ! ça fait 15 ans que je suis en train de leur préparer le terrain, à tous ces braves gens qui n’ont pas la moindre idée que à 10 mètres des jardins où nous sommes en train de sabrer le champagne et de manger des petits fours de chez machin, à dix mètres, je peux les emmener voir un logement insalubre et une famille qui est dans la merde ! Ils n’ont pas du tout idée de ça. Et ce jour-là, je suis rentré presque un peu triste, en me disant : pfffou… Alors, non pas – parce que c’est des gens que je ne connaissais pas, donc si je parle avec eux, si ça se trouve, on va tout de suite rentrer en communication et ils vont comprendre de quoi je parle ; et ça m’est déjà arrivé, en plus, avec des nouveaux venus, on parle, et puis ça y est ! il se passe quelque chose, et puis maintenant ils sont investis, ils font des trucs, et ils ont ce sens, cet intérêt partagé pour cette histoire-là. ’

Si Marc ne peut se défaire de son optimisme (non pas seulement par « caractère » mais aussi parce qu’il a probablement trop investi dans ce travail pour accepter l’idée d’un échec et parce que c’est désormais son rôle local, son travail416), Francine, qui militait aussi à la FCPE et contre le mal-logement, livre une version moins nuancée du désenchantement de Marc :

‘Le constat un peu déprimé qu’il [Marc] faisait, c’est que tout le boulot qu’on avait fait effectivement pour que… pour que le quartier soit vivable, pour que les relations intercommunautaires soient bonnes, pour que les enfants puissent effectivement grandir ensemble dans la même école, pour que personne soit lésé en essayant de tirer vers le haut tout le monde, finalement bon, ben, c’est vrai qu’on se demande au bout du compte si ça n’a pas été simplement effectivement pour euh, pour préparer la réappropriation de l’espace, de cet espace-là, par … par les couches aisées parisiennes ! On a rendu un quartier agréable, qui ne l’était pas forcément au départ, et maintenant, je veux dire, effectivement… (Francine)’
Notes
414.

On trouve par exemple dans l’éditorial la profession de foi suivante : « l’épanouissement des enfants passe par un développement global qui intègre la maîtrise du corps aussi bien que le comportement en groupe, l’esprit de découverte et d’expérimentation des techniques et des arts, de la nature et de la société, avec intelligence et sans tabou ». Les valeurs exprimées correspondent globalement au modèle du « bonheur expressif » qui caractérise selon Agnès Van Zanten (2009) les parents « intellectuels » des quartiers gentrifiés (notamment du Bas Montreuil, où a été menée une des enquêtes sur lesquelles elle s’appuie).

415.

Du point de vue scolaire par exemple, Marc ne doute pas des effets bénéfiques de la présence des « bons élèves » auprès des « mauvais » : « pédagogiquement parlant, en tous cas, je n’ai jamais entendu un raisonnement qui consistait à dire qu’il fallait laisser les mauvais élèves entre eux ».

416.

Agnès Van Zanten (2009) désigne les parents comme Marc comme des « entrepreneurs qui font de la défense des établissements publics du quartier une cause morale dont ils deviennent les porteurs » (Van Zanten, 2009, p. 175).