2.1.5 La compensation par l’investissement résidentiel d’une socialisation professionnelle défaillante

Quelle est la place de cet investissement dans la trajectoire individuelle et familiale de Marc ? Il s’agit bien sûr d’abord de prendre soin de l’environnement dans lequel ses enfants grandissent (« c’est le sentiment, aussi, peut-être, que ce n’est peut-être pas le plus mauvais moyen de m’occuper de mes enfants à moi, de mes enfants, c’est de m’occuper des autres, ceux qui sont autour d’eux »). En même temps, c’est l’occasion pour lui de partager avec eux « un état d’esprit » dont il a lui-même hérité de ses propres parents ; Marc prend place dans la lignée, essayant de reproduire le sens de l’engagement de ses parents420 et de le transmettre.

Sa mobilisation est toutefois particulièrement importante : ce « travail » de parent d’élève, comme il l’appelle lui-même421, l’occupe quasiment à temps plein de 1998 à 2005 (et commence dès 1994). En plus de correspondre à son désir d’engagement et à ses convictions politiques, Marc y trouve un intérêt personnel, un plaisir lié aux rencontres et à l’apprentissage permanent. Ce travail lui procure en outre un certain nombre de gratifications sociales locales : il a fait la connaissance de dizaines de familles du Bas Montreuil et a acquis dans le quartier une position de notable (en témoigne la véritable tournée des dîners, c'est-à-dire des groupes de voisinage, qu’il fait avec sa femme le soir des repas de quartier dans tout le Bas Montreuil). Il a établi une relation « de confiance » avec Jean-Pierre Brard, auprès de qui il a du crédit et qui lui a témoigné sa reconnaissance en suivant sa proposition pour le nom de la nouvelle rue créée aux alentours du collège – inscrivant ainsi dans les murs du quartier sa participation à la vie locale. Il a aussi rencontré des élus du conseil du département, qui l’ont invité à participer au jury d’architecture organisé pour la construction du nouveau collège :

‘J’ai trouvé ça formidable qu’on nous invite, alors qu’on n’est pas membres du… du bureau, là, il y a des gens qui connaissent ce genre de choses, on nous a demandé notre avis, on nous a fait participer à tout… Vraiment, on a trouvé ça vachement bien, quoi. Alors je me sentais vraiment investi de quelque chose, là, parce que j’avais tous les parents, tout un quartier derrière moi, c’était sympa !’

Cette dernière phrase reflète bien l’une des explications majeures de l’investissement de Marc dans la vie locale : l’absence d’identité sociale professionnelle.

‘Dans ma vie personnelle, je n’ai pas eu la place - même dans ma vie personnelle, je n’ai pas quelque chose… dans le boulot, par exemple, qui me fait exister socialement dans le boulot, dans le travail. Je n’ai pas, on ne me tend pas un miroir, je n’ai pas un truc où j’existe d’une certaine manière, défini par le monde du travail ou par une case dans le monde du travail. Moi je n’existe que par la place que je me suis faite.’

On retrouve bien là l’explication de l’investissement local proposée en 1986 par Odile Benoit-Guilbot : compenser un défaut de socialisation professionnelle, exister socialement malgré l’absence de position dans le monde du travail422. C’est donc un statut social local et un rôle lié à des compétences bien précises, bref un travail, que Marc s’est en quelque sorte inventé :

‘Ça, ça me motive, un peu. D’être là où il n’y a personne et où au fond il y avait besoin de quelqu'un. Je pense qu’il n’y avait personne pour être le porte-parole, un peu l’avocat, des gens qui avaient le plus de problèmes dans ce quartier. Et il y avait besoin de quelqu'un qui sache écrire, parler, etc. Alors c’est sûr que je suis devenu un peu ça.’

Cette position sociale locale est en même temps fragile. Avec le départ de sa dernière fille vers le lycée, Marc perd ce travail qu’il s’était inventé (« je ne suis même plus parent d’élève dans le quartier ; et je perds, là, moi, je perds quelque chose ») ; trois ans plus tard, avec l’élection de Dominique Voynet à la mairie, il perd une partie de la notabilité qu’il avait acquise. Lorsque nous le rencontrons en 2008 après les municipales, il fustige la victoire des « militants professionnels » (les Verts de Montreuil), « des gens qui se présentent d’abord comme des militants avant d’évoquer la cause qu’ils défendent ». Des professionnels qui lui ont pris son « travail »… et le renvoient vers la sphère privée.

Notes
420.

Ses grands-parents et sa mère ont aidé des Juifs pendant la guerre.

421.

L’éditorial du « Petit guide du parent d’élève consciencieux » s’intitule « Parent d’élève, un nouveau métier ? » et commence par ces mots : « Parent n’est pas un métier, mais quel boulot ! »

422.

De ce point de vue, les choses seraient sans doute différentes pour une mère au foyer, qui existe déjà socialement par ce rôle, qui est déjà « investie de quelque chose » aux yeux de la société.