2.2.2 Josette et François : la circulation de ressources entre les trajectoires résidentielle et professionnelle

Josette et François sont des « gentrifieurs de l’intérieur » : « pionniers » par leur date de naissance (au début des années 1950), ils arrivent à Montreuil au milieu des années 1980 et s’installent sur le plateau ; ce n’est qu’en 2001 qu’ils « descendent » vivre dans le Bas Montreuil. Ce couple est typique à la fois des « aventuriers du quotidien » (Bidou 1984) et de la « sous-élite » (Dagnaud, Mehl, 1985) décrits au milieu des années 1980 ; il va également contribuer à la gentrification montreuilloise des années 1990 et 2000. Josette et François entrent dans la vie active au milieu des années 1970 comme professeurs d’histoire-géographie ; leur première mutation les conduit dans l’Oise. Militants au sein de la « nouvelle gauche » (au PS pour François, au PSU pour Josette), ils s’impliquent dans la vie associative et politique locale. En 1977, François devient premier adjoint de sa commune avec « une bande de fous qui avaient pris la mairie » sous le drapeau de l’union de la gauche ; cette équipe, comme celles rencontrées par Catherine Bidou (1984) dans les villages périurbains de Montpellier, Brest et Blois424, met en place une bibliothèque, des institutions culturelles… François quitte ce mandat en 1981, « de peur de devenir un notable local » étant donnée l’arrivée de la gauche au pouvoir. François et Josette reviennent à Paris, où ils avaient fait leurs études, puis s’installent à Montreuil et enseignent en Seine-Saint-Denis. Josette milite au SGEN, où elle est secrétaire de section ; François s’investit au SNES, dont il devient secrétaire général adjoint. François a réalisé une thèse d’histoire sur la Picardie, Josette entame une thèse d’histoire sur le Pérou. Tous deux ont des aspirations professionnelles débordant le cadre de l’enseignement secondaire, liées pour François à ses études (il a fait Sciences-Po Paris et a hésité à passer le concours d’entrée à l’ENA), pour Josette au fait qu’elle trouve le métier de prof « usant » et répétitif ; elle ne veut pas comme ses collègues se contenter d’attendre un poste dans un lycée parisien. A Montreuil, ils multiplient les investissements associatifs et militants – entre autres, Ligue des Droits de l’Homme pour lui, Sos-Racisme pour elle dont ils dirigent les sections locales. Il ne s’agit plus comme en 1977 dans l’Oise de traduire dans l’espace local des convictions politiques déterritorialisées, mais de s’insérer dans des réseaux associatifs locaux et de s’investir dans un territoire qu’ils ont eu du mal, dans un premier temps, à apprécier. Leur installation à Montreuil a en effet été le fruit d’un « choix raisonné », réalisé sans enthousiasme en raison de leurs contraintes budgétaires ; la ceinture rouge représentait alors pour eux un danger : d’isolement par rapport à leurs amis parisiens, de cambriolages, d’environnement difficile pour les enfants.

Au moment de l’entretien, en 2005, ils expriment un très fort attachement à la ville et au quartier du Bas Montreuil, où ils ont « rejoint » tous leurs amis. Après la question de l’évitement scolaire, qui intéresse particulièrement François devenu formateur à l’IUFM, ils évoquent longuement la question de la mise en valeur du patrimoine montreuillois et plus généralement « l’enjeu de mémoire » qui leur semble crucial dans le cadre du renouvellement social de la ville. François considère que les efforts de la mairie en matière de mise en valeur du patrimoine ont été trop tardifs :

‘Si vous voulez, le travail sur le patrimoine industriel, ils considèrent ça comme quelque chose de nouveau et donc la réflexion historique, c’est très récent ! […] Alors qu’à mon avis, un des enjeux, c’est de contribuer à une culture identitaire montreuilloise – alors c’est une des préoccupations de la ville aujourd'hui, mais un peu tardivement par rapport à ces questions. (François)’

Pour lui, « contribuer à une culture identitaire montreuilloise » consiste à mettre en valeur le patrimoine industriel et plus généralement à avoir « une réflexion historique » qui ne se limite pas à l’histoire communiste de la ville. Josette explique en historienne la spécificité du tissu urbain montreuillois, par rapport à d’autres villes de banlieue comme Aubervilliers ou Saint-Denis, où les établissements industriels étaient « géants » : « des petits ateliers […] avec des ouvriers qui vivent à proximité dans des immeubles de rapport à plusieurs étages, qui ont été édifiés à la fin du XIXème pour l’essentiel ». François raconte l’histoire des studios Albatros et déplore la démolition du studio de Méliès :

‘Dans les années soixante, on a démoli le studio de Méliès. Vous verrez, on peut aller le visiter ensemble, il ne reste plus qu’une petite plaque sur les beaux immeubles qu’on a construits là, disant « c’est là que Méliès avait un studio ». Donc vous voyez, c’était la perte de mémoire complète des années soixante. Et c’est une politique qu’on a vue se poursuivre – on pourra en reparler sur les Murs à Pêches et tout. […] Montreuil a été une ville du cinéma, puisqu’on a eu toute une série de précurseurs du cinéma, dont Méliès, qui se sont installés là. Donc les studios Pathé, la rue qui est là, c’est la rue Léon Gaumont à l’entrée du périphérique, Emile Reynaud, le précurseur du cinéma ; et vous avez eu l’installation des studios Albatros par Charles Pathé dans les années 1910 et on les appelle Albatros parce que c’est une société du cinéma russe blanc qui s’y est installé dans les années vingt […]. Donc ça a été classé monument historique, puisque c’est un des premiers studios existant tel qu’il subsistait.
Et classé monument historique, vous disiez, contre l’avis de la mairie ?
Disons qu’elle ne s’en était pas occupée.
En tous cas, ce n’était pas sa préoccupation.
Non, voilà, c’était pas sa préoccupation par rapport à ça. (François)’

François s’inscrit en faveur d’un véritable combat pour la patrimonialisation des anciens sites industriels, comme l’ont fait les pays nordiques ou anglo-saxons :

‘Vous savez très bien que dans la sidérurgie lorraine, on ne va plus avoir de mémoire de la sidérurgie lorraine, parce que, allez à Gondanges, ils ont tout rayé, ils ont remis une forêt dessus, réinstallé, euh… il y a eu une volonté, puisqu’elle ne tournait plus, de ne pas la garder ! […] Allez vers Lunéville, Gondanges, il n’y a plus rien, on n’a même pas conservé un élément, et donc pour ces gens-là, ces usines, c’était pas du… beau ; on l’a pas valorisé. (François)’

Il se félicite que dans le Bas Montreuil l’architecte qui a bâti la cité Beaumarchais sur le site de l’ancienne usine Pernod ait imposé d’en conserver la cheminée ; il regrette que ce geste n’ait pas été alors accompagné de l’installation d’un panneau pédagogique rappelant l’existence de cette usine « qui employait des milliers de gens et faisait le pastis », mais pense « qu’on va le faire maintenant ». Il approuve également la publication récente d’un livre sur le « patrimoine industriel » de la ville, soulignant la nécessité d’arrêter de regretter la culture ouvrière et de sortir de l’ombre d’autres éléments de l’histoire de la ville. On saisit bien dans son discours le caractère paradoxal de la « patrimonialisation » : en mettant en valeur les anciennes industries, on rompt avec la culture ouvrière ; patrimonialiser une usine, c’est finalement l’enfermer, avec le souvenir de ses ouvriers, dans un panneau pédagogique ou un élément architectural, c’est les installer définitivement dans le passé et en effacer les problèmes contemporains.

‘[Les auteurs] ont fait l’analyse que ça correspondait à des besoins de mémoire par rapport à un territoire riche d’histoire et où, au fond, il y a eu à un moment un blocage de culture, si vous voulez, qui est le blocage de la culture ouvrière au sens montreuillois – culture de la grosse industrie représentée par le Parti Communiste et Jacques Duclos, la figure tutélaire de Montreuil. Et [c’était] donc une opposition de ces gens-là qui, au fond, voulaient redonner de la distance dans Montreuil. D’où le succès des Murs à Pêches qui redonnent de l’histoire, d’où le succès de [ce livre] Patrimoine industriel 425 , de redonner une dimension à la ville plus large que simplement une image d’industrie. Bon, cela étant, je crois que le maire a parfaitement compris les enjeux aujourd'hui, il vient de sortir un livre d’histoire de Montreuil qu’il a fait faire par quelqu'un de son cabinet426, donc qui est… un livre intéressant, mais il a compris qu’il y avait un enjeu de redonner une identité à cette ville plutôt que d’opposer deux identités, un Montreuil ouvrier qu’on ne retrouvera plus, et un autre Montreuil. Et qu’un des enjeux de la ville par rapport à ça, c’est comment redonner l’unité dans cette ville, ne pas avoir deux mémoires, deux identités. Et ne pas pleurer, au fond, ce qu’a été pendant une période la commune. Et ils l’ont fait [le livre] un peu en ironie par rapport à ça : des grosses luttes pour empêcher que les usines ferment et finalement elles ont quand même fermé. (François)’

François et Josette se sont en fait largement impliqués dans la défense et la mise en valeur de ce patrimoine et ont contribué au virage tardif fait par la municipalité sur ces questions : la plaque à l’emplacement de l’ancien studio de Méliès, le classement des studios Albatros, la tentative de mise en valeur de l’usine Pernod, le classement des murs à pêches… François ou sa femme sont derrière tous ces « coups », que leur trajectoire professionnelle (pour Josette) ou militante (pour François) ont permis.

Après plusieurs années d’enseignement dans les ZEP de Seine-Saint-Denis, Josette a en effet passé le concours de conservatrice au milieu des années 1990 et obtenu un poste à l’inventaire du patrimoine d’Île-de-France. Pendant sa formation, elle mobilise son expérience résidentielle à Montreuil en élaborant, dans le cadre d’un TP, un parcours culturel dans les murs à pêches. Elle réalise en outre son mémoire de DEA sur les constructions d’églises entre 1850 et 1914 en Seine-Saint-Denis, avec la même optique que lorsqu’elle enseignait : un goût pour le « côté ZEP » du département. Lorsque la DRAC entreprend un peu plus tard l’inventaire du département, c’est elle qui fait ajouter à la liste le site des murs à pêches, argumente en faveur de l’église Saint Pierre-Saint Paul et des studios Albatros. La DRAC lui confie la mission sur le « patrimoine horticole » ; elle travaille alors sur sa ville avec des moyens et une légitimité professionnels : repérages, photos, documentation, « enquête orale »…

‘Il y a eu tout un travail qui a été fait, et qui était formidable d’ailleurs, tout à fait intéressant. Nous, c’était la commande qu’on avait eue, de montrer aux habitants […] qu’il n’y avait pas à avoir honte de leur patrimoine, et qu’il y avait au contraire toute une fierté à récupérer ce patrimoine-là. (Josette)’

Favorable, comme l’association Murs à Pêches, au classement d’une partie du site, Josette se sent cette fois « plus utile comme scientifique que comme militante ». Ce travail sur les murs à pêches contribue donc à son classement par le ministère de l’Environnement. Il donne lieu, pour Josette, à des conférences, à une exposition de photographies au Musée d’histoire vivante de la ville et à la publication d’un livre. Il participe aussi à l’évolution de sa carrière. Nommée chargée de mission pour la politique du paysage au ministère de la Culture, elle négocie avec Jean-Pierre Brard un inventaire complet de la ville, achevant de lui faire reconnaître la « dimension culturelle du paysage ».

A l’échelle des trajectoires individuelles, le cas de Josette fait apparaître non plus une simple compensation de frustrations professionnelles par des investissements dans le quartier, mais une circulation de ressources entre la vie professionnelle et la vie locale : son expérience résidentielle a été valorisée dans son travail, puis c’est sa position professionnelle qui lui a donné une influence sur son environnement résidentiel, ainsi qu’une position sociale locale valorisante (François précise que son livre s’est particulièrement bien vendu à la librairie du Bas Montreuil et que la quatrième édition est épuisée). Ce sont également des dispositions qui sont transposées d’une sphère à l’autre : à la fois une disposition militante (qui la pousse à s’impliquer en Seine-Saint-Denis dans l’enseignement comme à la DRAC) et surtout une disposition d’historienne (qui la pousse à la « patrimonialisation » de son environnement). Notons qu’à la suite de son DEA, Josette a écrit une thèse consacrée au service des Monuments Historiques : le travail de patrimonialisation est au cœur de ses réflexions.

On constate le même type de circulations chez François, sur d’autres thèmes. Insatisfait dans sa vie d’enseignant, il se tourne très rapidement, on l’a vu, vers la politique puis le syndicalisme. Son implantation à Montreuil comme propriétaire, parent d’élève et militant le conduit à s’engager de plus en plus au niveau local, d’abord dans le milieu associatif puis dans la vie politique. Quatre ans seulement après son installation, il est élu conseiller municipal ; sa légitimité repose selon lui sur ses engagements associatifs locaux (à la Ligue des Droits de l’Homme, auprès des Roms, auprès d’un mouvement féministe, etc.) ; il tient à « prendre en charge les dossiers les plus techniques à la fois comme élu » et dans une perspective de « formation professionnelle ». Il devient en 1995 adjoint au maire chargé de la vie associative (ainsi que de la prévention et de la sécurité en milieu scolaire) et gestionnaire de la SEMIMO. Ces deux fonctions – volontairement peu liées à ses compétences d’enseignant, afin d’être « toujours en formation » – l’amènent à travailler en particulier dans et sur le Bas Montreuil :

‘La vie associative elle repose beaucoup sur le Bas Montreuil. A l’heure actuelle, pour mener une vie associative, être actif en tant que militant, il faut avoir la tête hors de l’eau ! Dans les cités ouvrières, il y a moins d’activité. Donc si vous voulez, le tissu associatif de Montreuil, c’est essentiellement les gens du Bas Montreuil. (François)’

Quant à la SEMIMO, elle est chargée, on l’a vu, de réaliser de la « mixité sociale » (construction de logements sociaux intermédiaires) et de la mixité fonctionnelle (réalisation des CAP) dans le Bas Montreuil. François adhère à ces objectifs ; il présente l’action de la SEMIMO comme la seule alternative à une « urbanisation sauvage » suite à la fermeture des établissements industriels. C’est dans le cadre de ce travail qu’il essaie de conserver ou de mettre en valeur les bâtiments datant de l’époque industrielle. C’est aussi dans ce cadre qu’il soutient l’ouverture de « lieux » aujourd'hui considérés comme emblématiques du Bas Montreuil. Le premier est un restaurant camerounais ayant un projet politique (montrer une autre image de l’Afrique, via des expositions de photographies, des soirées contes, des initiations à la cuisine africaine) ; présenté par François lui-même comme un « resto africain pour bobos », par Josette comme un endroit « branché, mais pas comme à Bastille où c’est moins sympa », Rio dos Camaros est cité dans une interview de Dominique Voynet comme l’un de ses lieux préférés à Montreuil427 et fait partie de ces lieux-phares cités dans les articles de presse consacrés au quartier. Le second est un espace d’animation culturelle géré par une association – dont nous allons reparler immédiatement puisque son animateur principal est un autre de nos enquêtés – que François considère comme emblématique de l’implantation des artistes et des professionnels du secteur culturel dans le Bas Montreuil. En 2000, à l’approche des élections, François quitte ses mandats municipaux. Fort des nouvelles compétences qu’il a acquises, notamment dans la gestion administrative et financière d’un organisme public, il devient directeur adjoint d’un établissement d’enseignement supérieur.

Josette et François parlent de Montreuil comme d’une ville où « tout est possible », où l’on peut s’investir de multiples façons. Dans la relation de ce couple au pouvoir municipal, on retrouve dans une certaine mesure le type d’alliance décrit par M. Dagnaud et D. Mehl en 1985 entre des hauts fonctionnaires réformistes et des intellectuels porteurs des thèmes du libéralisme culturel (décentralisation, participation…) : ils accompagnent et encouragent à Montreuil le tournant réformiste des élus de la majorité, sans vouloir devenir eux-mêmes professionnels de la politique (Josette affirme de façon caractéristique que ce n’est pas le pouvoir qui l’intéresse, mais le contre-pouvoir)428. Le territoire en cours de gentrification leur offre l’opportunité de mettre en œuvre leurs dispositions et leurs valeurs (patrimonialisation, mixité sociale, etc.) et d’acquérir des compétences et des positions ensuite valorisables dans la trajectoire professionnelle.

Notes
424.

Cf. Bidou, 1984, chapitre 4.D « La confirmation d’une nouvelle citoyenneté : l’arrivée des nouvelles classes moyennes à la mairie », p. 123-133.

425.

Decoux J., 2003, Montreuil, patrimoine industriel, coll. Itinéraires du patrimoine n°277, Inventaire du Patrimoine – Région Ile-de-France. Jérôme Decoux travaille au service de l’Inventaire du Patrimoine de la région Ile-de-France.

426.

Decoux J., De Laleu T., Schoon G., 2005, Usines en ville. Architecture et histoire des ateliers et usines de Montreuil, Ed. du Musée de l’histoire vivante de Montreuil. Thibaut de Laleu est responsable du service du développement économique à la mairie de Montreuil ; Gilbert Schoon est le directeur du Musée de l’histoire vivante et a édité de nombreux ouvrages sur l’histoire de la ville mettant en valeur d’autres éléments que l’histoire communiste ou ouvrière.

427.

Dans ce restaurant où nous allons faire une partie de l’entretien, Josette et François sont accueillis personnellement par les patrons, qui leur montrent amitié et déférence. Josette les a aidés dans le cadre de SOS-Racisme, François les a aidés à obtenir leur local.

428.

Bien d’autres ressemblances avec la « sous-élite » de Dagnaud et Mehl nous poussent à proposer ce parallèle : Josette et François ont bien fait partie de ces organisations militantes qui dans les années 1970-1980 offrent « un espace identitaire, [un] lieu où se forge la culture et s’expriment les aspirations de groupes en quête de reconnaissance sociale » (Dagnaud, Mehl, 1985, p. 134) : PSU, frange du PS puis Ligue des Droits de l’Homme et SOS Racisme. François joue également le rôle de sous-élite décrit par les deux sociologues auprès de divers hommes politiques de gauche, François Mitterrand, Charles Hernu puis Lionel Jospin, pour qui il rédige divers rapports.