2.2.3 Pierre : se créer un emploi dans l’animation culturelle

Le dernier cas de « pionnier » ayant réalisé un important travail sur le quartier est donc celui de Pierre, animateur d’un espace d’activités « culturelles, associatives et citoyennes » dans le Bas Montreuil. Nous n’avons pas obtenu autant de détails qu’avec les autres enquêtés, notamment en ce qui concerne ses représentations du rôle de la culture dans la vie locale. Mais nous avons également relevé dans son cas que le quartier en gentrification s’avérait être un espace à la fois géographique, social et politique propice à la conversion de capitaux et à la mise en œuvre de dispositions professionnelles, lui permettant de se créer un emploi et facilitant l’achat de son logement. Donnons juste quelques éléments de sa trajectoire et de son investissement actuel dans le Bas Montreuil. Pierre est originaire de la classe moyenne (il est élevé par sa mère, secrétaire de direction). Après une formation en dessin industriel au début des années 1970 et deux ans de petits boulots (comme coursier, père Noël, sondeur, guichetier, etc.), il se passionne pour les arts plastiques et tente, sans succès, d’entrer aux Beaux Arts. Dès le début des années 1980, âgé d’environ 25 ans, il a le désir de monter un lieu « entre l’institution et le squat » permettant la production, l’exposition et la vente d’œuvres d’art. Il travaille pendant une quinzaine d’années en intérim dans la communication graphique. A la fin des années 1980, il monte une agence de communication qui fonctionne très bien pendant deux ans et demi, « puis tout s’écroule ». Pierre est endetté et part vivre chez un ami à Vincennes. De là, il découvre dans le sud du Bas Montreuil, alors un « no man’s land » selon son expression, un entrepôt de 350 mètres carrés, qu’il rénove et aménage de façon à pouvoir y vivre et surtout y accueillir des ateliers d’artistes. Il vit des petits boulots au noir que lui offre le quartier – débarrasser, casser, rénover d’anciennes maisons principalement. L’espace qu’il ouvre attire d’emblée beaucoup d’artistes et d’associations. La mairie impose rapidement sa fermeture pour des « raisons de sécurité » qui selon Pierre cachent une gêne à l’égard des gens « très divers » qu’il draine429. Pierre se met alors en contact avec l’Association Montreuil en Eveil, active dans le quartier ; il prend part au conseil de quartier du Bas Montreuil mis en place par des gentrifieurs arrivés à la fin des années 1980, comme Monique, et « apprend beaucoup » à leur contact. Ces rencontres insufflent manifestement à son projet une dimension politique et territoriale qu’il n’avait pas jusque-là : le quartier serait « en demande » d’un espace de rencontres et d’animation. La problématique du « lien social » et de la « mixité » s’imposent à lui et transforment la nature de son projet. Toutefois pendant ce temps le lieu est à nouveau fermé en raison d’un retard de loyer et l’association assignée en justice. La rencontre avec Anne, montreuilloise d’origine, « sauve » et transforme l’association.

Anne, née à la fin des années 1960 et issue des « nouvelles classes moyennes » (mère enseignante, père plasticien), a fait des études de géographie et étudié au Brésil. Sensible aux questions de cohabitation dans l’espace (elle entame une thèse sur les espaces de la bourgeoisie au Brésil), elle a travaillé auprès d’architectes sur des projets de réhabilitation et de création d’espaces culturels avant de se tourner vers le secteur culturel ; elle travaille alors dans une structure décentralisée du Ministère de la culture, puis dans un conservatoire où elle est responsable des événements et enfin auprès d’une compagnie de théâtre. Militante depuis le lycée (proche de SOS Racisme, de la FIDL, des jeunesses socialistes), elle cherche à travailler dans le développement local, « sur le terrain ». Lorsqu’elle rencontre Pierre, elle a un projet de « dépôt-vente alternatif ». Grâce aux compétences acquises dans les institutions culturelles où elle a travaillé, elle aide Pierre à reconstituer la comptabilité de l’association et à organiser sa défense, lui permettant de gagner son procès. Surtout, elle va considérablement faciliter les relations entre l’association et la mairie, grâce à son « capital d’autochtonie » (Retière, 2003). Son père a en effet travaillé comme « plasticien-conseil » pour la mairie (à répertorier du patrimoine et donner des conseils pour sa réhabilitation) et il y est très respecté ; elle bénéficie de cette filiation et rencontre le maire, qui décide d’aider l’association. En 1998, l’association est relogée dans un local géré par la SEMIMO.

Depuis, soutenue par la ville mais aussi par le Conseil Régional, le Conseil Général, la Direction Départementale de la Jeunesse et des Sports, l’association s’est imposée dans la vie locale montreuilloise : elle se veut « un espace de partage » et organise des ateliers quotidiens pour les enfants et adolescents (cirque, danse, théâtre, éveil musical, cinéma d’animation), accueille des artistes en résidence, des débats « citoyens » animés par des associations, offre un soutien scolaire, organise des festivals (de poésie à destination des adolescents, de courts métrages pour enfants et adolescents, de cinéma africain) et des événements de quartier (repas de quartier, brocantes, week-end d’animations culturelles dans les rues, etc.). Le lieu se veut exigeant sur le plan artistique : il est un lieu de création autant que d’animation, et « les ateliers pour les enfants sont animés par des artistes, pas par des animateurs ». Anne tient à se démarquer de l’animation de quartier « type maquillage-ballons ». En même temps, ses expériences auprès d’une compagnie de théâtre et d’un conservatoire renforcent l’ont convaincue de lutter contre tout élitisme. La « mixité sociale » est au cœur de son discours et de celui de Pierre et leur perspective est proche de celle de Marc : il s’agit de « créer du lien » entre les habitants des HLM et ceux des maisons rénovées et des lofts, de travailler sur l’« embourgeoisement » du quartier qui est sans cesse rappelé.

Les subventions obtenues par l’association permettent à Pierre d’être salarié à plein temps (emploi aidé par l’Etat). Après avoir vécu pendant quatre ans dans une « cabane en polyane » de 25 mètres carrés montée dans un coin du local de l’association, Pierre et Anne parviennent à acheter à la fin des années 1990 pour 30 000 euros une petite maison qu’une voisine leur a indiquée comme étant vide. Ils disent bénéficier de la solidarité des voisins, qui leur apportent souvent des cadeaux. On peut parler à propos de Pierre de la formation d’un « capital d’autochtonie » en partie adossé à celui de sa femme.

Notons pour finir sur ce point que les seuls de nos enquêtés « pionniers » qui ne sont pas – ou beaucoup plus faiblement – impliqués dans l’espace public local sont artistes (Edith et Luc). Toutefois, la dimension militante n’est pas absente de leurs pratiques résidentielles, comme on l’a vu dans le cas du « lieu » d’Edith (cf. chapitre 4). Les enquêtés « convertisseurs », nés dans les années 1960 et arrivés dans le quartier dans la deuxième moitié des années 1990, ne présentent pas les mêmes formes de mobilisations dans l’espace public. Ils y investissent moins leurs ressources professionnelles et ne mènent pas de véritable de travail militant sur le quartier. Leurs mobilisations ont toutefois le quartier pour enjeu et leurs vies résidentielle et professionnelle sont loin d’être déconnectées l’une de l’autre.

Notes
429.

Il évoque notamment « des homosexuels, des sadomasochistes ».