3. Les « convertisseurs » : la formation d’un groupe social local

Les investissements faits dans le quartier par les gentrifieurs arrivés à partir du milieu des années 1990 présentent plusieurs différences importantes par rapport à ceux de leurs prédécesseurs. Pour aucun d’entre eux ni aucune de leurs associations nous ne pouvons parler d’un travail militant visant à transformer le quartier comme on a pu le faire à propos de Marc, de Josette, de François ou de Pierre. Ils réalisent des investissements dans leurs logements avant tout, et des investissements plus limités dans la vie locale. Dans ces activités à dimension collective, tournées vers le quartier, ils ne cherchent aucun dialogue avec la mairie, ne se placent ni en opposition ni en partenaires à l’égard de l’équipe municipale. Ils refusent la dimension politique que les pionniers donnaient à leurs engagements locaux. Ils n’ont pas de projet pour le quartier, mais cherchent à aménager leur vie dans le quartier. Leurs investissements dans l’espace public ne concernent pas, en général, l’ensemble de la collectivité. Ils visent plutôt à construire un groupe social local.

Ces gentrifieurs de la deuxième génération sont, de façon générale, méfiants à la fois à l’égard du pouvoir municipal et de ses instances, et des associations traditionnelles. Les militants de la FCPE ont une faible légitimité auprès des gentrifieurs de la deuxième génération. Le reproche qui leur est adressé est de retirer des profits personnels de leur position de représentants d’autres parents (« la FCPE je pense que ça sert plutôt à… à avoir les instits qu’on a envie d’avoir pour ses enfants… » dit par exemple Lilas) ; cette critique est courante selon Agnès Van Zanten et pas propre au Bas Montreuil430. La mobilisation de Marc et des autres parents contre l’évitement scolaire est assez peu connue des gentrifieurs de la génération suivante ; seule Martine l’évoque et parle du nouveau collège comme d’un « vrai collège de mixité, avec une super implication des milieux associatifs, une vraie mixité qui a fonctionné, des parents d’élèves qui ont pris des risques ». Le rejet de la FCPE locale s’inscrit aussi dans une défiance plus large à l’égard de ceux qui détiennent de facto un pouvoir trop sûr ; face à la FCPE locale, perçue comme une alliée de la majorité municipale, les parents ont le même réflexe qu’en termes électoraux : opposer un contre-pouvoir.

‘Il n’y a pas d’assoc’ de parents d’élèves de droite ici, hein. De toutes façons, il n’y a pas de droite à Montreuil, alors c’est simple ! [rit] Mais bon, après il y a les mêmes luttes, ça change pas grand chose, il y a d’autres contre-pouvoirs… (Martine, sculptrice, 40 ans)’

Une liste « 100 couleurs » est ainsi créée au collège B. : Martine parle d’un « réseau parallèle de représentation de parents d’élèves de gauche ».

Cette expression nous paraît emblématique d’un autre aspect commun aux formes de mobilisation collective des « convertisseurs » : le rapport au collectif est conçu sur le modèle du réseau plutôt que du groupe et de la convivialité plutôt que du militantisme (Ion, 1997). La revendication de la liberté individuelle et de l’épanouissement entre en contradiction avec les idées d’engagement à l’égard d’un groupe et d’un corpus d’idées :

Est-ce que vous faites partie d’un parti, d’une groupe ou même d’une feuille de chou, d’un réseau, d’un groupuscule… ?
Non non, je ne me reconnais dans aucun groupe. Moi j’ai jamais trop aimé les groupes ! [rit] Mais j’aime bien les réseaux de gens ! Ben forcément, c’est ce qu’il y a de plus intéressant, ce qui se passe entre les gens !
En fait c’est le côté organisation –
Oui, et puis surtout [le côté] figé, d’idées, de… voilà, quoi. Je sais pas comment dire… moi je ne peux pas me définir, du tout ! Je me reconnais dans aucun groupe politique. Je suis plutôt de gauche mais ça ne veut rien dire. (Martine)’

Ils ne se perçoivent pas pour autant comme « apolitiques » mais refusent les institutions politiques. On a vu comment ils considèrent faire acte de « citoyenneté » en offrant leurs services professionnels gratuitement aux « amis-voisins » qui en ont besoin (cf. chapitre 3). Dans le même ordre d’idée, on peut noter le succès des repas de quartier, où les habitants se retrouvent entre eux, qui contraste avec la désaffection pour les conseils de quartier, inscrits dans une logique de dialogue entre les habitants et la mairie. Leur rapport aux institutions politiques est le plus souvent instrumentaliste et lié à leurs préoccupations professionnelles : demandes de subventions, d’ateliers, qui les conduit d’ailleurs parfois à s’inscrire (par le biais d’un membre de leur famille) sur des listes électorales situées dans des régions où ils obtiendront plus facilement satisfaction. La place très importante du travail dans leur vie quotidienne ne les conduit par pour autant à un repli sur la sphère privée, et de nouvelles articulations apparaissent à cette génération entre les vies professionnelles et résidentielles. en s’investissant dans une vie très locale, les « convertisseurs » font naître un groupe social local qui leur offre des ressources à la fois résidentielles et professionnelles ; toutefois, la « vie de village » à laquelle cela les conduit peut se révéler bien moins enchanteresse que les gentrifieurs des années 1980 ne l’auraient supposé.

Pour approfondir ces différentes dimensions, nous allons nous intéresser d’abord à une « association de quartier » dans laquelle plusieurs de nos enquêtés « convertisseurs » sont investis. Nous observerons ensuite les articulations entre l’expérience résidentielle de gentrifieur et la vie professionnelle de ces nouvelles « nouvelles classes moyennes ». Nous verrons pour finir comment se met en place une vie quasi-villageoise et quelles sont les tensions qui la travaillent.

Notes
430.

« Le problème n’est pas ici celui, classique, du free rider [… mais] son contraire : à savoir le fait que seuls les membres les plus impliqués retirent de véritables bénéfices individuels de la participation d’un groupe plus large, en termes notamment d’un traitement « sur mesure » de leurs enfants à l’intérieur des établissements » (Van Zanten, 2009, p. 222-223).