3.1 Une association de quartier dans les Guilands : la constitution d’un entre-soi

3.1.1 La création de l’association : le plaisir de se ressembler

L’association dont il est question ici a été créée au début de l’année 2001 par des gentrifieurs arrivés à la fin des années 1990 dans le secteur des Guilands. Ce petit secteur situé au nord de la rue de Paris, présente quelques spécificités qu’il est nécessaire de souligner avant d’analyser l’action de cette association. Le travail de gentrification est en effet dans ce cas un travail particulièrement localisé. Les Guilands constituent une entité géographique délimitée par des frontières physiques et topographiques claires : situé sur le coteau entre la plaine du Bas Montreuil et le plateau où se trouve la cité de la Noue, c’est un quartier pentu d’où la vue s’étend sur Vincennes et son bois ; il est bordé à l’Ouest par le parc des Guilands et à l’Est par la très large et très passante avenue de la Résistance. Il se singularise également par son bâti : composé à 61% de maisons individuelles, il se distingue du reste du Bas Montreuil, au sud, où dominent les immeubles collectifs anciens431, du quartier de la Noue, au nord, composé majoritairement d’immeubles de HLM de grande hauteur construits dans les années 1960-1970, et du carrefour de la Croix de Chavaux, en son Sud-Est, dont le centre commercial est bordé d’ensembles HLM de taille plus modeste.

Figure 7-4 : Rue et ruelle dans le quartier des Guilands, Montreuil
Figure 7-4 : Rue et ruelle dans le quartier des Guilands, Montreuil
Figure 7-5 : Au Nord, le quartier de la Noue
Figure 7-5 : Au Nord, le quartier de la Noue
Carte 7-1 : Le quartier des Guilands (à droite, le découpage en Iris)
Carte 7-1 : Le quartier des Guilands (à droite, le découpage en Iris)
Tableau 7-1 : Quelques caractéristiques du quartier des Guilands et de ses alentours, 2006
IRIS Part de R.P. type maison Part de R.P. en propriété occupante  Part de R.P. en location HLM Part d’actifs CPIS
Guilands (0401) 61,1% 61,5% 1,8% 25,2%
0402 (nord) 0,0% 0,9% 86,9% 4,5%
0404 (nord) 2,9% 4,6% 44,9% 10,6%
0205 (sud-est) 3,7% 10,8% 76,2% 11,3%
0204 (sud) 12,1% 19,8% 7,9% 31,5%
0105 (sud) 6,3% 33,1% 8,6% 18,7%

Source : Insee, recensement de la population 2006 (R.P. = résidences principales)

On a donc là une portion relativement individualisée de l’espace urbain (Grafmeyer, 1991) : homogène et singulière dans son bâti (trame lâche, bâtiments de faible hauteur, prédominance visuelle de l’habitat individuel432), délimitée par des frontières physiques, elle forme un « isolat » dans une certaine mesure comparable aux Pentes – toutes proportions gardées bien sûr, puisque les Guilands comptent environ 2000 habitants et correspondent à une quinzaine de rues. Le quartier présente aussi une certaine unité de fonction résidentielle ; les commerces y sont très rares, les locaux d’activités également – cependant les indépendants ne sont pas rares dans ce quartier et travaillent souvent à domicile (un actif occupé sur douze est un indépendant). Les habitants des Guilands diffèrent fortement, en termes de structure socioprofessionnelle, de ceux des secteurs qui le bordent au Nord et à l’Est ; ils sont en revanche semblables à ceux du reste du Bas Montreuil (25 % de cadres contre 24 % en moyenne dans l’ensemble du Bas Montreuil, légèrement plus de professions intermédiaires et légèrement moins d’employés) (tableau 7-1). Toutefois à un niveau plus détaillé il apparaît que les professions de l’information, des arts et des spectacles et les professions libérales y occupent à elles seules près d’un actif sur dix (9,4 % en 2006, contre 6,4 % dans l’ensemble du Bas Montreuil). Ces professionnels sont en grande partie arrivés dans le quartier au cours des années quatre-vingt-dix, comme le montre le tableau 7-2. Sur les 37 % de migrants externes recensés en 1999, près d’un actif sur sept était profession libérale ou professionnel de l’information, des arts et des spectacles (tableau 7-2). En outre, plus d’un migrant sur quatre était un enfant de moins de quinze ans, l’arrivée de famille rajeunissant considérablement l’un des secteurs du Bas Montreuil où les habitants âgés étaient parmi les plus nombreux (les plus de soixante ans représentent encore 20,1 % de la population en 2006, contre 13,6 % en moyenne dans l’ensemble du Bas Montreuil).

Tableau 7-2 : Poids des différentes composantes des cadres et professions intellectuelles supérieures parmi l’ensemble des migrants externes actifs, secteur des Guilands et ensemble du Bas Montreuil, 1999
Professions libérales Cadres de la fonction publique Professeurs, professions scientifiques Prof. de l'information, des arts et spectacles Cadres administratifs et commerciaux d'entreprise Ingénieurs et cadres techniques d'entreprise Part totale des cadres et professions intellectuelles supérieures
Guilands 2,0% 3,4% 3,4% 11,5% 3,4% 3,4% 27,1%
Bas Montreuil 1,2% 2,1% 3,2% 8,1% 3,7% 4,9% 23,2 %

Source : Tableaux à façon Insee / CMH-ADISP

Plusieurs de nos enquêtés « convertisseurs » sont représentatifs de ce flux de nouveaux gentrifieurs ; Bérengère et Loïc, Hugo, Julie, Martine se sont installés dans d’anciennes usines de taille modeste ou des petites maisons de ce secteur à la fin des années 1990. Tous ont participé à la création au début de l’année 2001 d’une association de quartier qui se donne les « principaux rôles » suivants (selon le tract de présentation diffusé lors des événements organisés par l’association) :

‘« - Monter des projets culturels et artistiques dans le quartier
- Organiser des animations dans le quartier
- Instaurer un système d’échanges de services entre voisins
- Organiser des fêtes dans le quartier
- Se faire le relais auprès du conseil de quartier de La Noue
En gros, c’est le plaisir de se retrouver entre voisins… Et que les activités soient organisées pratiquées ou réalisées par des habitants de notre quartier. »’

Quelle est la genèse de cette association ? Tous ces enquêtés l’expliquent par le sentiment de très forte ressemblance éprouvé au début des années 2000 par les nouveaux résidents qui se croisent depuis quelque temps à l’école, chez la nourrice ou au café. Ils sont en effet jeunes parents, intermittents ou indépendants donc souvent chez eux ou au café à des heures inhabituelles et ils font des travaux dans leur logement. Ces éléments leur donnent des occasions de rencontres ainsi que des préoccupations communes :

‘Julie, je l’ai connue parce qu’en fait on avait un – parce qu’ici c’est très difficile de trouver des places en crèche, donc forcément les gens quand ils ont des gamins – en plus, nous quand on arrive de Paris, on arrive un peu, on n’est pas là depuis super longtemps donc on n’a pas pu faire les inscriptions, il y a des listes d’attente terribles, et du coup il y avait une assoc’ de nounous qui s’est montée, et par ce réseau d’assoc’ de nounous, on s’est rencontrés avec les parents. Et en fait, les gens qui ont monté l’assoc’, c’était essentiellement des personnes qui avaient des enfants en bas âge, donc on s’est rencontrés comme ça. […] Très vite, il y a eu beaucoup de rencontres parce que beaucoup de gens travaillent à la maison : des graphistes, des intermittents du spectacle, des gens qui sont souvent à la maison à des horaires pas ordinaires. Donc du coup, ces rencontres se font plus. Et… les petits cafés aidant… (Martine, sculptrice, 40 ans)
Et c’était un super café où on allait tout le temps. Et notamment tous ceux qui sont à leur compte – c'est-à-dire énormément de gens ici, il y a beaucoup d’intermittents du spectacle, de graphistes, d’indépendants, de professions libérales – ils allaient souvent boire leur bière ou leur café là-bas. Et donc, c’est vraiment là-bas qu’on a fait la connaissance de tout le monde. […] Hugo, par exemple, on l’a rencontré au café ; on cherchait des pavés parisiens pour faire la terrasse devant l’atelier et lui il en avait plein et il ne savait pas quoi en faire, donc Loïc lui a dit « je te prends tes pavés parisiens, et je te fais ta pelouse à la place ». « D’accord. » Ils se sont super bien entendus à cette occasion. (Bérengère, conceptrice d’expositions, 35 ans)’

Le repas de quartier du printemps 2000, initiative municipale relayée dans le quartier par Julie, est l’occasion pour près de quatre-vingt habitants de cette quinzaine de rues de se rendre compte qu’ils sont nombreux à se ressembler et à avoir des préoccupations communes :

‘On est, je pense, le profil-type des parigots qui voulaient acheter, qui avaient pas peur des travaux, et qui ont acheté au moment où c’était encore accessible par rapport à leur budget – et donc on n’a pas été les seuls dans ce cas-là. Et comme on était soulagés d’avoir trouvé, contents et finalement, au fur et à mesure, on découvrait les potentialités du quartier, je pense que tout ça a fait que quand on s’est rencontrés au repas de quartier et qu’on a tchatché, on s’est dit « bah les gens sont sympas », enfin, il y a eu une espèce de, tout le monde était content d’être là à peu près au moment, parce qu’en fait on se ressemblait ! [ton d’évidence] On se ressemblait, et […] c’est pas étonnant qu’on s’entende bien, sachant qu’il y a beaucoup de professions libérales, ça veut dire que c’est aussi un état d’esprit particulier, ceux qui veulent être à leur compte, des intermittents du spectacle et des choses comme ça, des professions artistiques, qui commencent à pondre un, deux, trois enfants, tout ça c’est quand même un peu le même… Il y a pas mal d’atomes crochus, de fait, quoi. Donc c’est pas étonnant qu’on s’entende, d’où l’euphorie. (Bérengère)’

L’ « euphorie » dont parle Bérengère s’explique par le « soulagement » non seulement d’avoir trouvé un logement mais aussi de découvrir que le départ en banlieue ne rimera pas avec un trop grand dépaysement social ; ils sont rassurés de trouver dans leur entourage immédiat tant de pairs. L’homogénéité du peuplement, qu’ils découvrent, consolide la valeur de leurs investissements (économiques et physiques) immobiliers. On comprend mieux « le plaisir de se retrouver entre voisins ».

L’association vise à consolider le réseau qui s’est ébauché en organisant des rencontres régulières (un apéritif par mois). Celles-ci sont l’occasion d’accélérer la construction d’amitiés que l’on devine possibles et d’échanger des informations autour de trois thématiques : les enfants, le travail et les logements.

‘Et tous les mois – donc c’est par exemple demain – on boit tous un coup chez quelqu'un. Donc on va de maison en maison, tous les mois ça change. C’est aussi histoire de voir un nouveau jardin, de voir un nouveau salon, et tout, et c’est marrant, tu vois. Donc en général on est une trentaine, c’est un peu toujours les mêmes, mais c’est pas grave, tu vois. […] C’est génial, c’est drôle d’aller comme ça de maison en maison. Parce que tout le monde est curieux, aussi. C’est pas pour cambrioler, c’est pour voir comment aménager… tu vois, c’est Marie-Claire Déco, sur place ! [rit] « Ah tiens, ton astuce elle est pas mal ! » et puis tu sais, il y a plein de gens intermittents, alors t’as plein de gens dans la déco – ben d’ailleurs, le mec de demain c’est un mec dans la déco, donc tu vois il a refait sa baraque tout seul ! Il l’a agrandie de moitié, il a doublé sa maison, et surélevée tout seul ! Et c’est génial, hein ! (Julie, graphiste indépendante, 36 ans)
L’objectif principal, c’était… que les gens se rencontrent, viennent boire des coups ensemble, euh, voilà, de partager les infos qu’on avait sur des moyens de garde de mômes, les bouts d’endroits ou d’ateliers pour venir bosser ou pour exposer… Une fois par mois il y a une réunion, qui est vraiment juste pour maintenir le lien quoi, où on se distille des infos. […] L’occase, ben de faire le point, ben de… de faire un apéro, de dire « ah ben tiens en fait, dans le quartier, il y a une baraque à vendre ! » [rit] , se refiler des plans, toutes sortes de plans en fait. Mais c’est vraiment de la convivialité, quoi. Il n’y a aucun but ni politique ni… voilà. Et puis, dans cette assoc’ il y a des gens qui font partie d’autres assoc’, donc « tiens, ben nous on fait un concert tel jour, nous on fait ci, ça » voilà. (Martine)’

Un site Internet est également mis en place pour relayer ces informations, avec une rubrique de petites annonces où l’on trouve des annonces immobilières (offre et demande de location ou de vente, échanges de logements pour les vacances), des dons (plantes, chats, confitures…), des demandes ou des offres de baby-sitting ou de nourrices, des présentations d’ateliers de dessin, de théâtre, de soirées spectacle, d’expositions organisés par des adhérents, des propositions de travaux rémunérés au noir ou échangés contre le gîte et le couvert. Le réseau qui se constitue permet aussi des « échanges de services entre voisins » (autre « rôle » que se donne officiellement l’association) somme toute très classiques (tels qu’on peut par exemple en trouver dans des espaces périurbains) : entraide pour aller chercher les enfants à l’école ou les faire garder (dont la nécessité est, il est vrai, renforcée par leurs horaires de travail décalés et irréguliers), surveillance des maisons pendant les vacances… Finalement, ce réseau de voisins très proches socialement permet aussi de remplacer les sorties parisiennes devenues à la fois trop compliquées et trop chères avec les enfants et d’aménager ainsi cette nouvelle vie familiale et banlieusarde :

‘Maintenant c’est très très rare que je sorte, tu vois. Les sorties, ça va être l’assoc’, mine de rien, tu vois ? c’est aussi ça. Je pense que s’il n’y avait pas l’assoc’, je ne sortirais pas plus, je n’irais pas voir des copains plus.
Oui, parce que de toutes façons, entre la famille et le boulot…
Oui, c’est un peu débordé, quoi. Mais c’est aussi une façon, je pense, pour tous ces gens-là, de souffler après le boulot, de trouver un truc chez eux, sans avoir à aller à Pétaouchnok et dépenser des fortunes – parce que nous c’est tout des trucs gratuits : tu vois, l’assoc’ paie à boire, et eux ils amènent une quiche, tu vois ; donc on mange tous ensemble, on picole, et puis on est contents. (Julie)’

Les voisins deviennent ainsi des « copains », parfois des « amis » :

Pourtant, les voisins, les gens du quartier ne sont pas forcément des amis ? Et puis tu en avais déjà, des amis, non ?
Des amis, j’en avais déjà, mais en fait j’ai un carnet d’adresse qui a triplé maintenant ! [rit] Et tout le monde se le dit aussi. Maintenant les gens dans le quartier qui sont là, quand ils font des fêtes, ils disent : « regarde, Julie, c’est quand même bizarre, avant on avait ces copains-là, et maintenant regarde, il y en a deux tiers en plus : c’est les gens du quartier ». Et on serait allés ailleurs, je pense qu’on n’aurait pas eu ça. Je pense qu’on se retrouve tous, plus ou moins… ça nous parle d’être tous plus ou moins pareils. Il y a des caractères qui vont ensemble, eh ben on est tous côte à côte. […] C’est des copains, je dirais, tu vois ? Bon, des amis, il y en a, je m’en suis fait. Mais des copains, c’est hallucinant ! Des gens que tu as plaisir à voir, qui me disent « viens boire un café »… C’est surprenant, même, hein ! Pour tout le monde, même pour moi ! C’est le bonheur ! Ah ouais ! (Julie)’

Quel est le sens de créer une association, là où un réseau amical avait déjà commencé à se mettre en place ?

Notes
431.

Les maisons individuelles ne sont pas rares dans le reste du Bas Montreuil, mais elles se situent surtout au sud du quartier, aux abords de Vincennes.

432.

Six logements sur dix étant des maisons individuelles, cela signifie que pour un petit immeuble de 8 logements (les immeubles en comptent souvent davantage) on voit douze maisons individuelles alentour.