Comme le rappellent Bernard Bensoussan et Jacques Bonniel (1979), le réseau se développe dans l’interstice des institutions et consiste dans la capacité à mobiliser des relations à des fins pouvant toucher plusieurs registres (monde du travail, garde des enfants, etc.) ; l’association n’est qu’un moment stratégique de rigidification conjoncturelle du réseau, qui se dote ainsi d’une structure juridique dont la double fonction est d’une part de garantir sa cohésion sur la base d’un projet, d’autre part d’occuper et de se créer un microterritoire permanent (Bensoussan et Bonniel, 1979). Ces deux fonctions nous paraissent en effet avoir été recherchées par les membres de l’association.
Les membres de l’association ne sont pas mus par la volonté de transformer le quartier, de travailler sur l’environnement bâti ou les relations sociales, d’entrer en dialogue avec les responsables politiques. Ils veulent avant tout consolider le réseau et l’ancrer dans le quartier. L’association cherche donc des idées pour justifier son existence institutionnelle, se donner des projets fédérateurs et travailler sa légitimité territoriale.
‘On nous a proposé de faire un conseil de quartier, qui est plus supervisé par la mairie, qui est plus technique, tu vois : la circulation, les problèmes, tout ça ; mais nous on avait vraiment envie de faire un truc festif. […] On ne voulait pas, nous, gérer la circulation, les vitres cassées dans la rue, gérer les voitures qui vont trop vite, les merdes de chiens, euh, ça nous saoulait ! Nous ce qu’on voulait faire c’était créer des moments festifs pour se retrouver. Donc on a tous été d’accord, et on a demandé aux gens : « qu’est-ce que vous avez comme idées, qu’est-ce que vous avez comme envies, comme besoins, tout ça ? » donc il y a eu plein d’idées émises. (Julie)’Deux événements annuels sont mis en place, qui se déploieront dans l’espace public : un vide-grenier et un « troc vert », journée d’échange de plantes et de boutures. Dans les deux cas, l’idée est à la fois de passer du temps ensemble et d’entrer en contact avec les autres habitants du quartier, de permettre aux enfants de jouer dans les rues, d’attirer des visiteurs extérieurs et de proposer des échanges alternatifs aux commerces traditionnels, répondant à la fois à des valeurs politiques et à des préoccupations économiques. Ces événements sont aussi l’occasion de « faire bosser le réseau » des amis artistes, comme l’explique Martine :
‘Après, nous aussi, avec l’assoc’, on fait venir, mettons, au troc ou au vide-grenier, on fait venir un groupe de musiciens, ben voilà : le fric de l’assoc’ sert à payer… on fait tourner des choses qui sont dans notre état d’esprit… voilà, ça sert à payer des musiciens. […] Et à la fin de l’année on se fait une petite fête de fin d’année, là on fait venir des gens de théâtre, on fait un spectacle pour enfants… Enfin voilà, on donne un petit peu de fric à des gens qui font… qui font des choses, quoi.La structure « conseil de quartier », dotée d’un financement municipal, aurait pu être porteuse de ce type d’initiatives. Mais son rejet unanime n’est pas qu’une question d’activités : c’est aussi une question de périmètre géographique et donc de fréquentation. Comme l’indique Julie, un « conseil de quartier » n’était en fait « pas possible pour cet endroit-là » : le quartier est administrativement coupé en deux, le bas du coteau étant associé au quartier « Bas Montreuil Etienne Marcel Chanzy » tandis que le haut du coteau est rattaché au quartier « La Noue Clos Français ». Le quartier des habitants ne recouvre pas celui délimité par la mairie.
‘Et on n’arrête pas de le dire à la mairie en disant : « Faites quelque chose ! Soit vous nous rattachez à la cité parce que bon, mettons, vous estimez que ça fait de la diversité culturelle – tu vois, ça c’est leur grand problème – soit vous nous rattachez à la place du marché et au centre-ville, mais ne nous coupez pas en deux ! Voilà. Mais ils ont du mal. […] Le conseil de quartier, moi, on a commencé à me dire t’as qu’à le monter pour la partie du haut, parce qu’en fait, si tu veux, il y a un conseil de quartier pour ici, mais c’est des gens qui sont dans la cité là-haut, et ils ne viennent pas ici, et il n’y a personne pour représenter cette partie-là. Et puis écoute, moi j’ai pas… là, c’est bon : l’assoc’, les mômes, le boulot : ça va aller ! (Julie)’C’est donc bien le rapport à la diversité sociale qui est en jeu derrière le choix d’un « conseil de quartier » au périmètre défini par la mairie ou d’une association de quartier au périmètre défini par les habitants433.
‘Ce que je comprends pas, c’est que la municipalité s’évertue à nous associer au quartier en haut, des tours, pour la mixité sociale etc. etc.. Sauf que de fait, franchement, il n’y a pas de… le mélange ne se fait pas, quoi. Donc nous c’est un gros problème qu’on a par rapport à l’association, parce qu’à chaque fois qu’on demande quelque chose, on nous dit « mais allez demander au quartier La Noue, vous dépendez de celui-là ! » sauf que pour de vrai – on voit bien, nous, quand on distribue des tracts pour le troc vert ou pour le vide-grenier – les gens d’en haut descendent pas. C’est comme ça, c’est comme ça on n’y peut rien, quoi. Donc ils sont pénibles. (Bérengère)’Dans cette mobilisation collective, la « mixité sociale » n’est pas un élément du quartier sur lequel on souhaite ouvertement « travailler » comme dans les cas de Pierre ou Marc ; il s’agit plutôt d’une donnée avec laquelle il faut composer. Sans doute cette différence par rapport aux associations de Marc et de Pierre est-elle en partie l’effet du contexte urbain propre à cette association – le contraste entre la quinzaine de rues pavillonnaires du quartier des Guilands et l’imposante cité de la Noue étant bien plus marqué qu’entre les immeubles de rapport et les immeubles HLM du reste du Bas Montreuil. La stratégie est donc celle de la clôture à l’égard de la Noue ; toutefois au sein même du petit secteur des Guilands (le quartier tel que les habitants le définissent), quelques immeubles HLM de petite taille jouxtant immédiatement le marché de la Croix de Chavaux introduisent une diversité sociale à l’égard de laquelle il faut se positionner. Il faut choisir entre être une « association de quartier », ce qui suppose d’être ouvert à tous les habitants du quartier y compris les personnes âgées et les habitants des HLM, et permet de revendiquer une appartenance territoriale ; ou bien être un réseau d’amis, qui ne peut prétendre occuper l’espace public, organiser des événements, demander des subventions et n’a pas plus de légitimité que d’autres réseaux d’habitants. C’est la première option qui est choisie sans faire l’unanimité. Sa mise en œuvre n’est pas facile.
On comprend ainsi un des « rôles » de l’association : « se faire le relais auprès du conseil de quartier de La Noue ».