3.1.4 L’association face à la menace des nouveaux gentrifieurs

Tous ceux qui sont arrivés à partir de 2002-2003 dans le quartier sont évoqués à travers le prisme de leur achat immobilier : à la fois le montant de l’achat et le fait d’avoir ou non fait eux-mêmes les travaux. Certes, l’augmentation de la valeur de leurs biens, que ces acquisitions manifestent, rassure les « convertisseurs », mais les enjeux de stratification sociale locale comptent également.

‘Le moindre petit pavillon avec plein de travaux, c’est 1,3 million, 1,4 millions, alors que ça fait deux fois 25 mètres carrés ! C’est hyper cher !
Et ça, c’est un truc qui toi te rassure ?
Ah non, moi ça m’emmerde profondément. Comment ça pourrait me rassurer ?
Ben je ne sais pas, le fait d’être du bon côté, quelque part… parce que t’as fini de rembourser, t’es…
Oui, ça me rassure, mais je m’en fous ! Enfin, non, ça m’emmerde que tout d’un coup, ces choses-là soient si peu accessibles aux gens que j’aimerais voir autour de moi ! Du coup il y a un tri, qui fait que si vraiment tu n’as pas un gros héritage ou un profil… important, tu ne peux absolument pas acheter. Très récemment, il y a des gens qui ont fait faire de très très gros travaux dans une baraque richissime, juste à côté ; un couple qui avait chaque fois un héritage un peu conséquent, donc ils ont fait deux ou trois millions [de Francs] de travaux. La baraque est magnifique, là ils sont endettés pour je sais pas combien. Ils sont… ils sont le degré au-dessus, financièrement, de nous… c’est l’échelon au-dessus. Par exemple Loïc et Bérengère et moi, on peut être assimilés un peu à la même catégorie, petit emprunt, petits travaux… […] on a un peu le même profil de revenus. (Hugo, graphiste et plasticien, 35 ans)’

Les moyens et les dispositions économiques des « suiveurs » sont très discordants ; leurs normes familiales le sont parfois également. Les enjeux de leur installation ne sont pas non plus les mêmes, puisque le travail de gentrification a déjà été en partie réalisé par les « convertisseurs ». Parmi nos enquêtés, une gentrifieuse, Alice, a le profil décrit par Hugo : jeune héritière, elle a acheté en 2004 dans le quartier un bien déjà rénové pour un montant deux à trois fois supérieur à ceux dépensés par les « convertisseurs ». Elle partage par ailleurs leur profil sociologique puisqu’elle est auteure et correctrice, à son compte, a la quarantaine et deux jeunes enfants. Si elle apprécie les événements organisés par l’association, elle n’éprouve pas le même besoin de « faire bloc » que ses prédécesseurs.

‘[Le troc vert] j’ai trouvé ça vachement sympa ! Moi j’avais rien à troquer, j’avais que des confitures de mirabelles que j’avais faites et j’ai récupéré plein de plantes. Oui, c’est vachement sympa, et puis c’est une super bonne idée ! Après, aller entre voisins discuter, prendre l’apéro à tour de rôle chez les uns chez les autres sans arrêt et tout… enfin, je trouve que c’est un peu, pfff…
Mais c’était pas ce que tu faisais justement un peu dans le vingtième [arrondissement] avec tes amis ? Le côté on passe chez les uns chez les autres ?
Oui, mais chez des amis avec qui on était… amis, pas avec des voisins…
… qui deviennent amis
Qui deviennent amis, enfin… j’en sais rien… [perplexe]. Je sais pas, je pense pas que les gens ils manquent d’amis… Enfin, nous, des copains on en a assez, quoi ! Enfin on n’en cherche pas des nouveaux ! Après, on n’est pas fermés, mais enfin, je ne vois pas trop… je sais pas comment dire… (Alice, auteure-correctrice, 39 ans)’

Alice a en fait bien perçu l’enjeu de ces relations entre amis-voisins et ne se sent pas concernée :

‘Et aussi j’ai l’impression qu’ils sont un peu dans une démarche de se dire : « il faut faire vivre le quartier, pour que le quartier reste… » je sais pas comment dire, comme si c’était aussi une protection contre… contre ce qu’il y a autour, quoi une protection contre les incivilités, les autres trucs… et pour justement, faire que le quartier reste vachement sympa. Enfin, c’est bien que le quartier reste sympa, mais avec aussi un côté vraiment « on fait vivre », euh, on essaie de maintenir notre patrimoine… immobilier, quoi. Enfin, je sais pas, j’ai un peu l’impression que c’est de cet ordre-là, quoi, de… d’occuper le quartier pour que, pour pas qu’il soit occupé par d’autres. Occuper le terrain, quoi. (Alice)’

Alice, proche des membres de l’association sur un plan culturel, est plutôt amusée par ces observations et n’exclut pas pour autant d’avoir de bonnes relations avec ses voisins. En revanche, une autre « suiveuse », Tiphaine, arrivée en 2007, vit beaucoup plus difficilement sa première année dans le quartier. Elle perçoit immédiatement qu’il est « occupé » par ce groupe de parents, dont elle se sent très vite exclue. Ses normes familiales sont en effet très discordantes avec celles prévalant dans son voisinage. Catholique pratiquante, mariée et mère de trois enfants à 26 ans, elle peine à rencontrer les autres parents du quartier. L’association de quartier, qui repose pourtant largement sur les échanges autour des enfants, lui apparaît particulièrement fermée, voire « sectaire » :

Et tu n’as pas eu envie d’aller à l’asso de quartier pour rencontrer des gens ?
Pour le coup, j’ai vraiment pas eu envie. […] Il n’y en a pas un que j’ai trouvé sympathique !
Tu les as rencontrés ?
Ben oui, ils étaient tous à l’école, mais c’est ceux qui ne m’ont jamais parlé ! […] En fait, je les trouve super sectaires. Je trouve qu’ils ont construit un système, et que c’est clair qu’ils l’ont construit manifestement avec leurs petits bras, et t’as l’impression qu’ils ont fait une sorte d’effort d’honnêteté intellectuelle de se dégager d’un certain nombre d’a priori, de trucs tout tracés, et que c’est intéressant. Mais il n’y a vraiment pas de place pour un mec à côté qui n’ait pas fait les mêmes choix, quoi ! Ou alors c’est vraiment des pauvres gens du tiers monde qui sont soumis à des déterminismes sociaux horribles, et ceux-là faut juste les comprendre ! […] Mais bon, je pense que j’étais déçue et donc hyper susceptible, donc je grossissais le trait par rapport à ce qu’ils pouvaient penser de moi. C’est ça le truc, c’est que… en fait ils ont vraiment créé une norme super forte quoi ! Tu vois, moi j’ai quand même toujours évolué dans des milieux hyper différents, y compris culturellement avec les Etats-Unis, etc… Et c’est des gens à qui j’arrive pas à sortir que je vais à la messe, quoi ! J’y arrive pas. Alors que je suis urbaniste, je travaille qu’avec des énormes gauchos, dans un milieu, quand même socialement… je suis hyper acclimatée, quoi, potentiellement !
Enfin je pense qu’il y a quand même une diversité dans cette association…
Oui, c’est sans doute plus nuancé… Mais en revanche, là où je suis intransigeante, c’est que c’est hyper normatif et super binaire, t’es inclus ou t’es pas inclus, et vraiment ça fonctionne que comme ça. (Tiphaine, urbaniste, 26 ans, arrivée en 2007)’

L’association s’est largement fondée sur la ressemblance entre ses membres, qui a permis l’élaboration d’une « culture domestique locale » (Cartier et al., 2008). Dès lors, les nouveaux habitants représentent une menace pour la cohésion du groupe, tant par leurs moyens financiers que par leurs normes sociales discordantes, et il n’est pas étonnant que Tiphaine se heurte à un entre-soi très fermé. Elle est finalement soulagée de quitter l’année suivante les Guilands pour un autre secteur moins enclavé du Bas Montreuil.

Dans le quartier Sainte Marthe, Catherine Bidou-Zachariasen observait à la même période « un « entre-soi » potentiellement ouvert », dans lequel « certains […], avec des habitus au départ discordants, ont construit et intégré les réseaux sociaux, les ont utilisés pour les constituer aussi en ressources, à leur propre usage » (2008, p. 123). Dans le quartier des Guilands, hormis les gentrifieurs de la génération des « convertisseurs », seuls deux ou trois retraités et le cafetier (qui avait une formation de professeur de mathématiques et qui est parti depuis) semblent avoir intégré et utilisé le réseau.