3.1.5 L’investissement dans l’association, une ressource pour la trajectoire

Du point de vue des trajectoires individuelles, l’investissement dans l’association de quartier a permis à quelques membres fondateurs de constituer l’espace résidentiel en ressource. On peut parler pour quelques-uns d’entre eux d’un « capital d’autochtonie » au sens où le définit Jean-Noël Retière : « un rapport social s’étant construit avec le temps, ayant requis des dispositifs, s’étant forgé et consolidé par des discours mais qui, en aucun cas, ne [peut] se réduire à la qualité objective de l’ancienneté résidentielle ou encore au fait d’être natif du lieu » (Retière, 2003, p. 126). Julie, membre fondatrice et présidente de l’association pendant plusieurs années, bénéficie de ce capital qui se décline en plusieurs dimensions. A travers son travail sur « la mémoire du quartier », elle a, plus que d’autres, (re)construit son appartenance locale : l’appropriation symbolique de l’histoire locale venait renforcer sa propre histoire familiale (cf. supra, point 1.2) tout en la retravaillant à travers des dispositions savantes et professionnelles (interviews des « anciens » avec une voisine journaliste, enregistrement et retranscription, rédaction des textes en vue de la publication). Par ailleurs, elle s’est constitué un capital social local renforcé par son dévouement bénévole à l’association (elle souligne à plusieurs reprises dans les entretiens le fait que les gens du quartier la remercient d’avoir permis la constitution de ce groupe social local) ; cela compense en partie son manque de capital social familial :

‘J’ai besoin et de faire plaisir aux gens, et de sentir des gens autour de moi. C’est pas pour moi, mais tu vois, de sentir que je connais des gens, que je les vois, tout ça ; […] et j’ai besoin de ça parce que je suis toute seule. J’ai une mère, et vaguement d’autres choses mais que je ne vois jamais, quoi tu vois, j’ai pas de grands-parents […], j’ai un oncle que je vois rarement, cinq cousins que je ne vois jamais ! J’ai pas de frère, j’ai pas de sœur, des parents divorcés : ma famille, ça a toujours été mes amis. (Julie, graphiste indépendante, 36 ans)’

Sa mobilisation à la tête de l’association lui a également valu une reconnaissance de la part de la mairie. Comme pour Marc, son initiative a reçu un accueil chaleureux de la part de Jean-Pierre Brard, qui a vu en elle une interlocutrice dans ce quartier pavillonnaire où il n’avait que peu de relais. Le vide-grenier et le « troc vert » lui donnaient l’occasion, qu’il ne manquait jamais, de venir rencontrer les habitants. Comme Marc, il a tenté de la faire entrer dans le jeu politique (les autres partis de gauche en ont fait de même) et, comme Marc, elle a refusé tout en reconnaissant ses « qualités d’écoute » (« il est très très abordable, il écoute tout le monde, il se rappelle de tout ce que tu lui dis, il est super humain »). Julie s’est également vue désignée représentante légitime du Bas Montreuil : c’est vers elle et Marc que l’ancien maire orientait les journalistes et enquêteurs désirant parler des transformations du quartier. Si cette reconnaissance a été valorisable auprès des visiteurs extérieurs (Marc et Julie apprécient visiblement ce rôle de porte-parole, au vu du temps qu’ils accordent aux enquêteurs qui leur rendent visite), elle a eu des effets beaucoup plus ambivalents au sein du quartier, particulièrement pour Julie pour plusieurs raisons. Tout d’abord, en raison du contexte électoral : aux élections de 2001, la domination de Jean-Pierre Brard sur la ville a vacillé et dès lors les voix discordantes n’ont cessé de se multiplier, notamment dans le Bas Montreuil où les débats entre pro- et anti- furent nombreux et houleux440. Le fait que le maire « aime bien » Julie lui a « posé problème avec beaucoup de gens » :

‘ça a fait chier, aussi, parce qu’il m’a invitée à dîner, un jour. Alors ça s’est su dans le quartier – parce que tu sais, ici, c’est le village, hein. Tu sors de chez toi, tout le monde le sait, hein ! (Julie)’

Si pour Jean-Noël Retière et dans le cas des classes populaires les ressources locales « n’ont de chances de devenir capital d’autochtonie conférant une puissance (d’accès à des positions, à des titres de reconnaissance, etc.) à son détenteur que pour autant que les autorités locales en reconnaissent […] la valeur » (Retière, 2003, p. 139), dans le cas des classes moyennes gentrifieuses, promptes à remettre en cause le bien-fondé de l’autorité des « autorités locales », cette reconnaissance institutionnelle peut s’avérer contre-productive. Un autre aspect a pu contribuer à l’effet ambivalent de cette reconnaissance : issue de petites classes moyennes peu politisées, Julie n’avait pas l’aisance de Marc à l’égard du monde politique et n’a su ni jouer de son pouvoir local (alors que Marc, lui, avait su présenter sa relation avec le maire comme étant mise au service du quartier), ni se défaire clairement des sollicitations de Jean-Pierre Brard ; elle est ainsi apparue comme manipulée par ce dernier.

Les autres membres de l’association ont moins recherché cet ancrage local que l’appartenance à un réseau reposant davantage sur la proximité socioprofessionnelle. Outre la formation d’un capital social, l’investissement dans l’association a été pour quelques-uns l’occasion de constituer des ressources ou des savoir-faire mobilisables dans la sphère professionnelle. De manière assez classique dans le cas de Bérengère, qui dit avoir appris à « gérer des crises » et à mieux se débrouiller avec la dynamique des groupes, ainsi qu’à avoir confiance en elle pour prendre des initiatives, et qui mentionne la valorisation des engagements associatifs dans son milieu professionnel (la diffusion culturelle). Dans le cas de Loïc, les circulations entre activités associatives et vie professionnelle sont un peu plus originales mais encore plus claires : jardinier devenu photographe de jardins, c’est lui qui est à l’origine de l’idée du troc vert, dont il est l’animateur principal. Cet événement est pour lui l’occasion d’entrer en contact avec des professionnels de son milieu (la presse dédiée aux jardins notamment), de montrer ses compétences (il réalise chaque année l’affiche de l’événement) et de faire preuve d’innovation aux marges de son métier (l’animation qu’il organise pour les enfants, chaque année différente, est notamment l’occasion d’inventer des activités autour des plantes).

Pour l’ensemble des indépendants et intermittents du quartier, en fait, c’est surtout l’activation et la consolidation d’un réseau social local qui a constitué une ressource professionnelle importante. Les circulations de ressources entre espace résidentiel et activité professionnelle, particulièrement soutenues aux Guilands grâce à l’existence de l’association, se retrouvent dans l’ensemble du Bas Montreuil.

Notes
440.

Lorsque nous avons débuté notre enquête en 2005, soit quatre ans après le scrutin de 2001 et trois ans avant le suivant, le sujet du « coup de semonce » de 2001 et de la possible déroute de J.-P. Brard face aux Verts en 2008 était extrêmement présent dans les discussions que nous avons eues avec les divers enquêtés, y compris ceux, nombreux, qui ne sont pas inscrits sur les listes électorales à Montreuil.