3.2 Le logement et le quartier gentrifiés, ressources professionnelles et économiques

Notons pour commencer que contrairement au modèle de compensation croix-roussien (dont on pouvait retrouver des traits sur d’autres terrains à la même époque), dans le Bas Montreuil, l’importance des investissements dans le quartier et le logement n’est aucunement liée à une mise à distance de l’investissement professionnel ou du modèle familial traditionnel. C’est au contraire à travers la vie familiale (notamment, de façon très classique, autour de l’école des enfants) et surtout la vie professionnelle que les gentrifieurs « convertisseurs » sont présents dans leur quartier. Une très grande partie de nos enquêtés travaille à domicile, principalement parmi les « convertisseurs », intermittents et indépendants du secteur culturel (Julien le ferronnier d’art, Jean le producteur, Hugo le graphiste, Loïc le photographe de jardins, Martine la sculptrice, Julie la graphiste), mais aussi parmi les « pionniers » (Luc l’acteur et Edith la plasticienne). Dans la génération des convertisseurs, ceux qui ne travaillent pas à domicile y passent toutefois plus de temps que la plupart des salariés (Noémie, Yves et Cécile sont enseignants, Lilas ne travaille qu’à mi-temps hors de chez elle et passe le reste du temps dans son labo photo montreuillois). Les enquêtés passent donc beaucoup de temps chez eux et dans le quartier. Ils fréquentent largement le café, lieu de sociabilité important lorsque l’on travaille seul à domicile. Dans le secteur des Guilands, l’habitude est prise par un certain nombre d’entre eux de passer au Bar du Marché après avoir déposé les enfants à l’école, ou bien de faire une pause en fin de journée « chez Foued » (un café qui a fermé depuis plusieurs années déjà). C’est là, et bien sûr à la sortie de l’école, que beaucoup d’enquêtés ont rencontré leurs voisins ; les jardins et les cours ont aussi facilité les rencontres. Dans les Guilands, l’association de quartier y a aussi contribué.

Ces rencontres ont vite été l’occasion d’échanger des services, non seulement « d’ordre résidentiel » (cf. le chapitre intitulé « le tire-bouchon et la clé » in Chalvon-Demersay, 1984) mais aussi d’ordre professionnel – les deux étant parfois liés. On a vu en effet que la conversion du logement nécessitait la mise en œuvre de compétences professionnelles, aussi bien pour faire les travaux que pour obtenir les autorisations administratives :

Donc vous ne connaissiez personne ?
Personne. Personne, et en fait on s’est très vite bien… Ben, c’est vrai que le fait que Loïc soit jardinier, en fait ça a vachement aidé à faire des liens à droite à gauche, parce que très vite ça s’est su – il est d’abord jardinier et ensuite il est devenu photographe. Et donc ça s’est su très facilement parce qu’il ne l’a surtout pas caché, et beaucoup de gens sont venus lui demander des conseils. Et à l’époque on a commencé à faire pas mal d’échanges de services, parce qu’on était pas mal dans le même cas, à avoir la sensation qu’on est sans trop d’argent. Et donc… par exemple l’atelier, il fallait faire un permis de construire déposé par un archi, et nous on n’avait pas de quoi payer un archi pour ça ; et on a rencontré par hasard une fille qui est devenue une très très grande amie depuis, qui est archi, et qui cherchait un photographe pour photographier des réalisations de design qu’elle avait fait. Donc Loïc lui a proposé de faire ses photos et de faire son book en échange du dossier de permis de construire.
D’accord. Et cette personne, vous l’avez rencontrée… dans le quartier ?
Dans le quartier, elle habite la rue d’à côté.
Par quel… ?
Par hasard, comme ça, parce que bon, c’est vrai que l’été les portes sont vite ouvertes, avec les enfants à l’école, quand tu vois quatre fois de suite les mêmes parents, tu discutes un peu, tout ça… donc par hasard, comme ça. (Bérengère, conceptrice d’expositions, 35 ans)’

Loïc échange ainsi ses savoir-faire de photographe contre la signature d’une architecte. Un peu plus tard, il échange, on l’a vu, ses compétences d’ancien jardinier contre des pavés parisiens pour aménager son jardin, mais aussi contre « du temps de graphisme » : l’échange entre Loïc et Hugo s’est en effet pérennisé, le premier s’occupant régulièrement du jardin du second, qui en contrepartie prend en charge la « ligne graphique » de photographe du premier. Ces échanges ont une véritable fonction palliative dans des économies professionnelles et/ou résidentielles fragiles :

‘Le permis de construire, sans archi, on n’aurait jamais pu le déposer. Et la ligne graphique de Loïc, il aurait pas pu – si, il aurait pu se la payer ! mais c’est toujours mieux de pas payer parce qu’il était ric-rac, quoi. (Bérengère)’

A son tour, Hugo y a recours lorsqu’il abandonne l’activité de graphiste pour se consacrer à ses activités de création artistique (photo, vidéo) : il échange son « temps de graphisme » contre le mixage de son premier film :

‘Ben, c’est le phénomène du troc… Ben moi je pouvais mal le payer, je lui avais dit que je le paierais quand même, et puis la dernière fois que je l’ai vu, bon, c’était vraiment très tard dans une soirée, mais je lui ai dit que plutôt que de le payer comme une femme de ménage, je préférais lui donner du temps de graphisme. Parce que lui il est très cher en mixeur, moi je suis très cher en graphiste ; il vaut mieux que je passe trois jours sur un boulot qu’il va me demander plutôt que de lui donner 1500 F, quoi. Voilà, c’est… il y a beaucoup d’échanges. (Hugo, graphiste et plasticien, 35 ans)’

Hugo a ainsi réalisé le prospectus d’une voisine et amie réalisatrice qui montait un projet d’ateliers cinéma en entreprise, le prospectus d’un groupe de musique, l’affiche et le dossier de presse d’une compagnie de théâtre, etc. Loïc, Hugo et les autres court-circuitent ainsi les filtres que le marché du travail pose entre leurs savoir-faire et les bénéfices qu’ils peuvent en retirer (les difficultés à trouver des contrats, les charges financières, les délais, etc.), mais ces rencontres peuvent aussi faire l’objet de collaborations dans le cadre d’un marché du travail particulièrement « effervescent » dans ces professions. En effet les contrats d’intermittence se font et se défont au gré des projets, de même que les collaborations entre indépendants ; ces professionnels sont donc sans cesse à la recherche de nouveaux contacts et de nouveaux contrats. Ainsi, alors que nous sommes au Bar du marché avec Julie, passe d’abord l’architecte qui a pris en charge son permis de construire, puis une autre voisine architecte :

‘Tu vois, par exemple, la fille qui est debout, là-bas ? C’est l’architecte du Parc à thèmes, là, je t’ai raconté ? […] Ben, en fait, elle, elle m’a filé un boulot, un jour, une plaquette à faire, la présentation d’un projet à elle. Et à ce moment-là, [mon amie] scénographe [qui vit aussi dans le quartier] m’a demandé « tu connais pas quelqu’un avec qui je pourrais faire un concours, c’est le « Parc à thèmes » de 27 hectares ; est-ce que cette fille architecte elle est sympa ? » Je lui dis « ben oui, elle est sympa ». Elles ont fait le concours, elles l’ont gagné, et puis elles m’ont dit « bon ben puisque c’est toi qui nous a mises en relation, c’est toi qui as le boulot ». Tu vois, c’est la vie du café, ça, de Montreuil. (Julie, graphiste indépendante, 36 ans)’

On observe ainsi la constitution d’une sorte de marché du travail secondaire fondé sur les relations de voisinage. Facilité dans les Guilands par l’association de quartier, ce phénomène existe également dans d’autres secteurs du Bas Montreuil, appuyé sur d’autres dispositifs. Par exemple dans le secteur République, Marc met sa notoriété locale au service de ses amis-voisins : il met en contact ceux qui pourraient en tirer bénéfice et vend aux visiteurs extérieurs les « produits du terroir » – les DVD produits par l’une, les concerts et CD d’un autre, etc.441.

Cette véritable « économie parallèle », déjà observée et décrite à Montreuil (Hatzfeld, Hatzfeld et Ringart, 1998) mais existant aussi ailleurs442, repose sur l’existence de « milieux » professionnels et contribue à les renforcer : des échanges peuvent s’établir dans la mesure où les professions exercées par nombre de gentrifieurs relèvent des mêmes domaines d’activité. Le milieu du cinéma est ainsi particulièrement représenté – réalisateurs, cadreurs, monteurs, producteurs peuvent se rencontrer au marché, au café, chez des voisins ou à la sortie de l’école ; de même pour les photographes et les graphistes, qui travaillent souvent pour des architectes, des concepteurs d’expositions et autres « diffuseurs de culture » bien présents dans le quartier. Ces milieux montreuillois se sont largement constitués, on l’a vu, par le bouche à oreille ; nombre de nos enquêtés ont ainsi retrouvé des collègues en arrivant dans le quartier. Edith, qui a travaillé comme plasticienne et réalisatrice de décors à Paris, Strasbourg et Perpignan, tombe nez à nez avec des comédiens, metteurs en scène, artistes qu’elle avait perdus de vue :

‘Donc j’ai retrouvé, moi, étrangement, des tas de gens que j’avais vus, perdus de vue, avec qui j’avais travaillé, éventuellement, que j’avais côtoyés, que j’ai complètement perdus de vue, et que tout d’un coup je retrouve sur Montreuil – ça fait étrange – et qui sont passés par Paris, par d’autres endroits, par Lyon, etc. (Edith, plasticienne, 63 ans)’

Lorsqu’il s’installe, Luc qui est acteur et réalisateur, sait qu’il rejoint à Montreuil son frère musicien et sa compagne monteuse, deux amis producteurs, un réalisateur, un ingénieur du son et un décorateur avec qui il a déjà travaillé.

‘Je suis venu par opportunité – bon, ce qui est très très drôle c’est que finalement, à Montreuil, j’ai trouvé plein plein de connexion, et que ça fait un milieu – le fait de venir à Montreuil a changé ma vie. Bon, je pense que tout lieu géographique change ta vie, mais là, j’ai trouvé un nombre incroyable de connexions qui ont à voir avec mon métier d’acteur et de réalisateur. (Luc, acteur et réalisateur, 47 ans)’

A leur tour, ils font venir à Montreuil leurs amis et collègues. Julie trouve ainsi une maison pour son amie scénographe qui revient à Paris après une séparation ;

‘Et du coup on bosse ensemble ! On voulait bosser ensemble et on n’y arrivait jamais parce que géographiquement, les mômes, la distance – on était là « mais on n’y arrivera jamais ! ». Et quand elle est arrivée là, on a fait le concours sur le pétrole à la Cité des Sciences, on l’a gagné ! Elle était là depuis un mois, hein ! On mettait les cinq mômes à jouer dans une chambre, on était dans le bureau dans la chambre d’à côté, et on faisait ça. En dix jours on s’est descendu le projet, on l’a gagné. (Julie)’

La composition sociale et professionnelle du voisinage peut donc participer à la constitution d’un réseau professionnel intéressant, voire d’un milieu, par la concentration physique, la mise en réseau matérielle et le partage d’intérêts communs. A une échelle plus large, en-dehors de la ville, l’identification entre ces milieux professionnels et un espace géographique est un atout : elle contribue à leur visibilité, comme on peut le voir dans la presse. Si le quartier devient le lieu d’un marché du travail informel, il devient aussi une étiquette. L’effet d’adresse semble bien fonctionner, notamment dans les domaines de la photographie et du graphisme. On l’a vu dans le cas de Loïc, qui a été sensible à cet effet lorsqu’il cherchait son logement (cf. chapitre 6). Julie donne ses rendez-vous professionnels au Bar du marché depuis qu’elle a remarqué que ce bar de quartier plaisait à ses clients parisiens (« ils me disent que c’est ce qui leur manque à Ménilmontant, tu vois : un café où c’est léger, le café est à un euro, et puis c’est léger, pas complètement branché mais un peu quand même »). Hugo a aussi constaté un effet « pas dépréciatif » sur ses clients lorsqu’il travaillait comme graphiste, il est vrai largement dû au bâtiment industriel qu’il a converti :

‘ça en jetait pas mal, quand on rangeait bien en bas et qu’on recevait dans le jardin – bon, le jardin n’était pas comme ça, mais oui, c’était pas dépréciatif. C’était un peu une vitrine ! C’était un peu à la mode, Montreuil. C’était pas dépréciatif, loin de là. (Hugo, graphiste et plasticien, 35 ans)’

Les biens immobiliers exceptionnels offerts par la banlieue – usines, jardins, lieux « atypiques » – sont eux-mêmes des atouts professionnels indéniables dans certaines professions. Les anciennes usines, outre leur valeur symbolique déjà évoquée, permettent des regroupements d’artistes qui renforcent leur visibilité ou offrent la possibilité d’accueillir du public et de se constituer en scène. Ce fut le cas pendant quelques années dans l’usine d’Edith, où des « soirées cabaret » permettaient aux jeunes circassiens de présenter leur travail devant cent, parfois deux cents personnes. C’est aussi le cas avec les « portes ouvertes » organisées dans les ateliers, permettant de se faire connaître et de vendre directement des œuvres aux visiteurs. Si certains enquêtés participent à ce dispositif (qu’ils ont contribué à mettre en place, avant que la mairie ne le soutienne), notons que d’autres le considèrent comme une perte de temps. Ils sont dubitatifs, de façon générale, sur ces effets de lieux et d’adresse. Ces voix discordantes ne remettent pas en question selon nous l’existence de ces effets, mais suggère plutôt des différenciations internes aux métiers évoqués. Lilas, qui travaille comme graphiste à mi-temps et réalise le reste du temps une œuvre de photographe, aspire à une reconnaissance par les galeries parisiennes ; le milieu dans lequel elle cherche à « se faire un nom » n’a rien à voir avec celui auprès duquel Loïc tâche de vendre ses photos de jardins (la presse principalement). L’« effet-Montreuil » semble jouer davantage pour les prestataires de l’industrie culturelle que pour les artistes visant une reconnaissance critique. Cette frontière nous semble toutefois mouvante et il serait intéressant de prolonger la recherche dans cette direction, en ayant par exemple à l’esprit le modèle de SoHo, dans lequel les galeristes n’ont pas tardé à suivre les artistes443.

Combinés aux milieux professionnels adéquats, les usines, les jardins, les lieux « atypiques » constituent en eux-mêmes des ressources dans des trajectoires professionnelles jamais tracées d’avance, et la limite entre espaces de vie et espaces de travail est mobile. Pour Hugo et sa compagne, l’usine reconvertie devient ainsi à la fois une source de revenus et un véritable outil de travail. Récemment arrivée de l’étranger, Francesca, qui est danseuse et comédienne, peine à trouver du travail ; elle décide de donner des cours de danse. Pour cela, le plus simple est encore de créer dans le bâtiment les locaux nécessaires :

‘On a eu un film érotique qui a été tourné à la maison, donc on a tout financé, en quatre jours, le parquet. C’est tout nouveau. Avant c’était une dalle fissurée qui était assez impropre à des cours de danse. (Hugo)’

C’est la valorisation financière de la maison qui permet de se fabriquer un lieu de travail et des conditions pour exercer, inversant les fonctions traditionnelles de l’habitat (pour lequel on paie) et du travail (pour lequel on est payé). Francesca donne donc désormais des cours de danse hebdomadaires à « des mères de familles et des gens qui ne sont pas du tout accros à la danse, et qui ont envie, parce que c’est elle, parce que c’est ici, de participer à un truc » explique son compagnon (Hugo). La salle est aussi un atout pour son activité théâtrale, puisque les compagnies, en l’embauchant, trouvent un lieu de répétition. Le lieu souple, adaptable, permet de valoriser directement les ressources humaines du quartier, qu’il s’agisse d’une clientèle de voisins bienveillants ou du milieu professionnel (les compagnies de théâtre sont nombreuses à Montreuil). Le jardin est aussi exploité, transformé en scène professionnelle. « Rendez-vous au jardin », événement national visant à ouvrir au public les jardins privés, est décliné ici sous forme de spectacles : Francesca fait des lectures, une voisine pianiste donne un concert, ceux d’en face, cinéastes, projettent des courts-métrages… et Hugo a dessiné le prospectus de l’événement. Les gentrifieurs s’emparent là d’un cadre institutionnel non professionnel pour valoriser leur travail à domicile : les entrées sont payantes et le public du quartier peut receler de bons contacts professionnels.

La valorisation économique du lieu de résidence se retrouve chez plusieurs enquêtés. Aux effets d’image et de réputation, Lilas préfère les bénéfices financiers qu’elle peut tirer de sa grande maison. Elle aussi complète ses revenus en louant sa maison pour des tournages. Cela lui permet entre autres de travailler à temps partiel et de se garder du temps pour son travail de photographe, non rémunérateur. La location pour des tournages est courante à Montreuil pour deux raisons. D’une part, les anciens bâtiments transformés par une partie des gentrifieurs se prêtent particulièrement bien aux tournages : vastes et modulables, leurs occupants ne les considèrent pas comme des espaces figés et précieux. D’autre part, la concentration de professionnels du cinéma dans le quartier rend l’opération familière et donne accès aux informations concernant les tournages.

Ca rapporte beaucoup, de louer comme ça ?
Ca dépend. Si tu tombes sur des publicités, qu’il y en a pour 5 jours, tu peux gagner 50 000 F assez aisément. Donc moi, par rapport à mes revenus, c’était intéressant.
Et c’est quoi la contrainte ?
Ben c’est que c’est le bordel complet, qu’il y a cinquante personnes qui mettent des coups de perche dans ton mur, qui marchent partout, qui s’installent partout, il y a des projos qui chauffent, tes plantes qui crèvent, et puis… Enfin, moi ça c’est quand même très très bien passé, parce que le lieu n’était pas propre-propre, il n’y avait aucun objet de valeur, donc je ne craignais pas la fragilité… (Hugo)’

La journée de tournage peut ainsi rapporter presque autant qu’un mois de travail de la plupart des enquêtés (environ 1500 euros). Ces revenus occasionnels s’ajoutent à d’autres types de valorisation du logement, plus classiques mais pas si courants en région parisienne : le fait de disposer d’une surface importante permet souvent de loger une jeune fille au pair et de faire ainsi l’économie d’importants frais de garde444 ; les logements peuvent aussi être loués ou échangés pendant les vacances, leurs aménités (surface, esthétique, cour ou jardin) compensant l’éloignement du centre de la capitale.

Figure 7-6 : Affiche « recherchons pour tournage »
Figure 7-6 : Affiche « recherchons pour tournage » (photo prise dans le Bas Montreuil, été 2009)

Un autre « effet » du travail de gentrification sur les trajectoires des gentrifieurs est lié à la valorisation économique des biens immobiliers du quartier. Si, comme nous l’avons vu, peu d’enquêtés font de la conversion de biens immobiliers leur activité professionnelle, l’existence de la plus-value potentielle a un effet sur leurs trajectoires : d’une part, elle les rassure et leur permet parfois de faire des choix professionnels qu’ils n’oseraient pas faire sinon (en général, accroître la place du travail proprement artistique dans leur activité) ; d’autre part, elle constitue une compensation à la fois symbolique et matérielle du niveau de vie considéré sinon comme médiocre.

‘On vit tous avec des bouts de chandelle, dans des économies un peu étriquées, mais dans des endroits supers, et c’est ça qui fait qu’on le vit bien. […] C’est ce qui fait que si, vraiment, on périclite complètement, on a toujours ça qu’on peut vendre. Et ça c’est vrai que c’est rassurant. (Lilas, graphiste et photographe indépendante, 38 ans, arrivée en 2000)’

Il s’agit là d’un équilibre pour les intermittents et indépendants. Il nous semble qu’ils y ont trouvé de quoi remédier à l’un des défauts de l’activité indépendante telle qu’elle s’est développée dans le secteur culturel : alors que les commerçants traditionnels ou les petits entrepreneurs constituaient dans le cadre de leur activité un capital (des locaux, un fond de commerce, des machines), les professionnels « free lance » travaillent chez eux et ne pourront pas revendre leur activité. En gentrifiant, ils se fabriquent un « capital résidentiel » qui compense l’insécurité de leur trajectoire économique.

Toutefois ces biens n’offriraient pas de telles ressources sans le travail symbolique sur l’image du quartier et surtout sans l’insertion de leurs propriétaires dans les milieux adéquats. Il n’y aurait pas de soirées cabaret sans un carnet d’adresses de spectateurs à faire venir, pas de portes ouvertes sans un public attiré par la réputation « artiste » du Bas Montreuil, pas de tournage sans proximité avec le milieu du cinéma, pas de salle de répétition sans compagnies de théâtre alentours, pas de cours de danse sans voisines bienveillantes. Les « effets de lieu » n’existent pas indépendamment des relations sociales dans et autour de ces lieux. Nous retrouvons donc dans le Bas Montreuil des « convertisseurs » le même type de configuration que celles identifiées au centre de Montréal au milieu des années 1990 (Chicoine, Rose, 1998) ou dans le quartier Sainte-Marthe à Paris au début des années 2000 : un espace où se constituent des réseaux professionnels, voire un « district industrieux », c'est-à-dire « un territoire dont on peut utiliser les réseaux sociaux pour mener divers types d’activités économiques » (Bidou-Zachariasen, Poltorak, 2006, p. 99)445. Nous pourrions également reprendre telle quelle cette citation :

‘« Si utiliser l’espace résidentiel comme territoire de potentialités professionnelles n’est pas caractéristique des gentrifieurs, ce qui les caractérise, c’est l’assemblage général de cette construction de ressources qui consiste en fait en une reconvertibilité des différents types de capitaux accumulés. » (Bidou, Poltorak, 2008, p. 123)’

Le travail de création d’un entre-soi et de mise en place de réseaux locaux a ainsi offert aux gentrifieurs « convertisseurs » de nombreuses ressources. Il assure d’abord la valeur immobilière de leurs biens. Il leur offre ensuite des ressources professionnelles, fondées sur leur appartenance à un même milieu. Il leur permet enfin de s’aménager une vie en banlieue qui n’a rien de celle des banlieusards : très locale, fondée sur l’interconnaissance et la confrontation quotidienne à l’altérité, elle présente finalement les traits d’une « vraie » vie de village. Cette image est pourtant peu présente dans les entretiens et ses composantes ne sont pas évoquées uniquement sur un mode laudatif comme c’était le cas dans les quartiers gentrifiés du début des années 1980. L’expérience quotidienne de la « vie de village » à Montreuil suscite finalement des jugements ambivalents et de fortes tensions.

Notes
441.

Il s’agit là d’observations réalisées dans le cadre de l’entretien puis lors de concerts dans diverses salles semi-publiques du Bas Montreuil. A la fin d’un autre entretien, Martine et Edith me donnent des quantités de contacts à Montreuil dans les professions culturelles ; alors que je les remercie, elles me répondent que ça fait partie de leurs activités quotidiennes, qu’elles passent beaucoup de temps à mettre en relation des gens comme elles le font avec moi. « Ah, l’indispensable carnet d’adresse ! » ajoute Edith.

442.

Cf. les analyses de Catherine Bidou-Zachariasen et Jean-François Poltorak sur le quartier Sainte-Marthe comme « district industrieux » (Bidou-Zachariasen, 2006, 2008).

443.

Elsa Vivant et Eric Charmes ont déjà apporté des éléments d’analyse sur ce point (Vivant, 2006 ; Vivant, Charmes, 2008).

444.

Voire d’économiser un salaire, en hébergeant un travailleur illégal qu’on n’aurait pas pu payer (cf. le cas de Julien, chapitre 7, point 2.1).

445.

L’expression « district industrieux » est forgée en référence à la notion de « district industriel » utilisée à propos des réseaux d’entrepreneurs en Italie du Nord (Beccatini, 1992 ; Bidou-Zachariasen, 2000).