3.3 Pratiques et rapports sociaux au quotidien : des tensions dans le « village »

Les premiers gentrifieurs du quartier d’Aligre, rencontrés par Catherine Bidou au début des années 1980, recouraient fréquemment à l’image du village pour décrire leur quartier. Cette image leur permettait d’invoquer un ensemble spécifique d’attributs de l’espace et, par là, d’exprimer une conception de la société et des rapports sociaux (Bidou, 1984, p. 80 sq.). Il s’agissait en particulier d’exprimer une opposition à la grande ville anonyme et à la banlieue, vue comme un espace marqué par l’isolement et l’éclatement des espaces de pratique. Les gentrifieurs d’Aligre rêvent au contraire d’avoir à proximité immédiate de leur domicile tous les services et les commerces dont ils ont besoin ; ils valorisent le fait de travailler dans le quartier où l’on vit, comme les artisans dont ils contemplent la vie locale. Ils souhaiteraient connaître leurs voisins et en être connus, pour avoir le plaisir de faire des rencontres impromptues dans leur quartier. Ils valorisent également, à travers l’image du village, le mélange social et ethnique, qui symbolise un monde réunifié, réconcilié. Toutefois, ces éléments restent largement projetés, fantasmés, comme dans un « petit théâtre de la vie » : les enquêtés de Catherine Bidou pratiquent largement les autres espaces de Paris pour aller travailler, pour leurs loisirs ou leurs achats, et leurs réseaux de connaissances sont disséminés à l’extérieur du quartier. Ils ne font que contempler la vie locale des autres habitants et l’interconnaissance qui se manifeste dans les espaces publics. Enfin, la diversité sociale et ethnique constitue avant tout un décor, les contacts étant peu fréquents avec les autres populations. Ces attributs de la vie de village sont, à l’inverse, mis en pratique par une grande partie des gentrifieurs montreuillois de la génération des « convertisseurs », mais ils suscitent moins d’enchantement et réservent quelques désillusions.