3.3.1 La fabrication du village

Tout d’abord, comme nous l’avons vu, les « convertisseurs » sont nombreux à travailler dans le quartier et ils y passent beaucoup de temps. Les rencontres professionnelles sur place sont fréquentes, les sociabilités locales intensives. Les réseaux se constituent d’autant plus vite qu’ils sont alimentés, on l’a vu, par le bouche-à-oreille dans certains milieux professionnels. Les enquêtés sont ainsi nombreux à retrouver à Montreuil des gens connus ailleurs. Les rencontres fréquentes dans les espaces publics donnent toujours lieu à quelques échanges, ce que les enquêtés disent apprécier. On retrouve ainsi les mêmes propos que ceux tenus par les enquêtés Croix-Roussiens :

‘C’est vrai que par exemple, si je vais prendre le métro, je pars un quart d’heure avant ; parce que je sais que je vais croiser au moins une personne. (Julie, graphiste indépendante, 36 ans, arrivée en 1999)’

Ils trouvent en même temps que le quartier permet un « bon équilibre » entre les sociabilités de voisinage et le respect de la vie privée :

‘Moi j’aime bien mon quartier. Alors, oui, je pense qu’il est assez fort, parce que… moi ce que j’aime, c’est qu’à la fois, il y a des gens formidables, qu’on peut côtoyer tout le temps, et si on veut être tranquille, on est tranquille. Il n’y a pas cette obligation de « on ne vit qu’entre nous, on fait tout entre nous », euh, si je veux être tranquille, je reste tranquille chez moi, et en même temps, si je veux voir les gens, c’est pas dur. Donc je trouve que c’est un bon équilibre. (Bérengère, conceptrice d’expositions, 35 ans, arrivée en 1998)’

Les enquêtés évoquent dans leurs pratiques quotidiennes des « habitudes ultra-formées » (Hugo) partagées par nombre d’entre eux, et qui leur permettent de se retrouver. En semaine, on se rejoint au café après avoir déposé les enfants à l’école, on va déjeuner ensemble « chez Lili », un restaurant asiatique de la Croix-de-Chavaux, on se rend visite à l’improviste. Les entretiens, souvent réalisés en semaine, ont ainsi été souvent interrompus par des visites inopinées de voisins. Le week-end est ponctué par le rituel du marché de la Croix-de-Chavaux le dimanche matin, éventuellement suivi d’un verre en terrasse. Les réceptions entre voisins le dimanche après-midi sont fréquentes, l’existence des cours et des jardins facilitant le développement de relations amicales. Les fêtes sont également nombreuses, de même que les occasions de sortie – pièces de théâtre ou concerts donnés par des artistes locaux. Les « dîners de quartier » organisés par la mairie sont fortement investis.

Les convertisseurs montreuillois réalisent donc pleinement cet « espace de communication », où l’on est connu, reconnu et identifié « comme une “personne” » (Bidou, 1984, p. 82-8). Le quartier est « maillé » de réseaux très denses d’interconnaissance et les pratiques contribuent au développement d’une vie locale. Ainsi, on ne sent pas banlieusard, puisque l’on peut tout faire sur place : travailler, sortir, voir ses amis, s’occuper des enfants, faire ses courses.

Cet usage intensif du quartier permet en même temps de faire émerger une « centralité » montreuilloise. En effet, ces réceptions et sorties sont aussi l’occasion de faire venir des amis parisiens pour une soirée, voire un week-end. Au cours de l’enquête, nous avons ainsi à plusieurs reprises été invitée à des concerts, des fêtes, des apéritifs dans les jardins, des dîners de quartier. Les « portes ouvertes » des ateliers d’artistes contribuent également à faire venir des personnes étrangères au quartier. Montreuil devient progressivement un espace où il n’est pas impensable, pour les Parisiens appartenant aux réseaux des gentrifieurs, d’aller pour une fête ou un concert. Ainsi, en essayant de rencontrer des enquêtés potentiels au Bar du marché, nous avons été surprise de tomber au moins aussi souvent sur des habitants de Bagnolet ou du 20ème arrondissement que sur des habitants du Bas Montreuil.

La vie locale est largement fondée sur la présence des enfants. De façon très classique, les enfants sont le ciment de nombreuses relations ; c’est par eux que l’on fait connaissance avec les gens du quartier. Tous les enquêtés ayant des enfants vantent en outre les possibilités que le quartier leur offre, notamment l’entraide pour les sorties d’école, la facilité des circulations des enfants d’une maison à l’autre, les jardins, etc.

‘Parce que par exemple, le coup des gamins – tu vois, on a tous plus ou moins des gamins – tu téléphones : « au secours, je suis en retard ! » Hop ! il y a des autorisations accrochées dans les écoles, on sait qu’on peut appeler machin ou machin, il y en a un qui y va, quoi.
Des autorisations ?...
Pour sortir les gamins des écoles. Tu vois, pour confier les enfants. Et donc on s’échange les mômes, quand je suis pas là ou quoi, tout à l’heure je devais aller chercher une ordonnance – ben on se rend tout le temps service, tout le temps tout le temps. (Julie)’

Le « village » des enfants est, en outre, un village cosmopolite : l’école primaire offre « un agréable mélange d’enfants » (Ball et al., 2004), c'est-à-dire un mélange équilibré, considéré à l’unanimité par les gentrifieurs comme quelque chose de positif, du moins jusqu’à l’entrée au collège. La mixité est vue comme un dispositif éducatif adapté à cet âge où l’on forge ses catégories de perception et de jugement, et les enquêtés apprécient que leurs enfants découvrent la diversité du monde social :

‘A l’école, j’aime bien la mixité, je trouve qu’il y a une bonne mixité, je trouve que c’est bien équilibré. […] Il y a un bon équilibre.
Entre quoi et quoi ?
Entre tout, dans les catégories sociales, les origines étrangères, tu vois… Et ça va, il y a un bon panel. Pour le coup, je trouve que les enfants, ils ont un truc là-dessus, ils sont vachement tolérants. D’abord, j’aime bien qu’ils disent « c’est un noir ». Ils disent pas « c’est un black » ; ils disent « tu sais, ce garçon à la peau noire ». Tu vois ils appellent pas « un black » ; ça veut rien dire, ça, ça vient des trucs politiquement corrects… Je sais pas, je trouve qu’ils ont bien intégré, il y a un truc qu’ils ont acquis bien. […] Et puis même, tu vois, leurs copains, ils sont vachement différents, de plein de… oui, il y a plein de gens différents. ça, c’est assez agréable. (Lilas, graphiste et photographe indépendante, 38 ans, arrivée en 2000)’

Le quartier permet en effet la rencontre de l’altérité sociale, ce que les enquêtés disent apprécier. Hugo décrit ainsi le café où l’association des Guilands s’est formée :

‘Là-bas, il y avait un brassage qui était très étonnant, parce que c’était un café à la fois arabe et… européen. Et il y a eu cinq années ou il y avait une… grande, grande mixité et d’âges et de profils. Donc ça… Maintenant le café est fermé.
C’était pas le Bar du marché ?
Non. Non, c’était quelque chose de beaucoup plus tranquille, de beaucoup plus petit, et qui dépendait de la qualité de Foued. […] Donc il y avait des alcooliques profonds du quartier, les indécrottables, qui allaient de l’ouvrier kabyle à la retraite complètement alcoolique, au jeune ouvrier kabyle, mais déjà très alcoolique ; un gars qui était régisseur de spectacles, très alcoolique ; le gars qui m’a refait le toit, mais qui est mort depuis… Enfin il y avait un groupe d’alcooliques assez profonds qui formait une équipe assez joviale, et l’ambiance était très bonne. Et puis après il y avait les gens, on buvait pas mal de bière, mais c’était quand même beaucoup moins alcoolique. Et moi j’aimais beaucoup, comme j’avais pas fait mon armée, j’aimais beaucoup aller traîner là-bas, j’y allais très très souvent, parce que Foued est quelqu'un d’exceptionnel, et du coup, la discussion avec ces gens qui n’avaient aucun rapport, ni sociaux, ni intellectuels avec moi me plaisait beaucoup.
C’est pour ça que tu compares à l’armée ?
Parce que souvent, les gens, à l’armée, c’est la première fois qu’ils réalisent que tous les potes ne sont pas et de gauche, et intellos, et … voilà. Donc via l’armée, on se rend compte un peu de… la population, enfin, de… Et puis moi je me suis, j’ai passé beaucoup de bon temps. Et puis le bar a fermé, il en pouvait plus, et puis l’ambiance alcoolique, au bout d’un moment, c’est insupportable. (Hugo, graphiste et plasticien, 35 ans, arrivé en 1997)’

Comme Hugo, Rémi apprécie les contacts avec des habitants qui ne lui ressemblent pas et ne voudrait pas « qu’il n’y ait que des gens comme [lui] » :

‘Nous, notre quartier, on l’aime bien comme ça, hein, maintenant, tel qu’il est. […] J’ai pas envie que ça devienne un… un… enfin moi ça me plait d’être mélangé, si tu veux. J’ai pas, je me dis pas : « vivement que ça se cleane et qu’il n’y ait que des gens comme nous », je ne me dis pas ça du tout. Je trouve qu’il y a des figures ici, il y a des gens âgés – on s’est fait amis avec une petite vieille dame qui habite là avec son mari qui est mourant, elle, elle est adorable, une femme de 70 ans qui est vraiment une pure femme du quartier ! On a des rapports avec elle qui sont géniaux… enfin, moi, franchement, en vingt ans de vie à Paris, je ne me suis jamais fait un copain ou une bonne relation en voisinage. Et ici, en trois ans de temps, je connais tout le quartier. (Rémi, chef-opérateur, 42 ans, arrivé en 2002)’

On est pourtant très loin de la valorisation « de l’étranger » et de la « haine du même » soulignées par Sabine Chalvon-Demersay à propos des premiers gentrifieurs de Daguerre, chez qui elle observait « un mode de fonctionnement qui inverse les mécanismes de tous les racismes fondés sur la peur de l’altérité et qui retourne son agressivité en son propre sein » (Chalvon-Demersay, 1984, p. 154). La diversité sociale du quartier est moins appréciée par intérêt ou curiosité pour les différentes populations que par opposition aux quartiers socialement homogènes, qui renvoient à d’autres milieux sociaux, ou au scénario d’un embourgeoisement accru qui menacerait leur domination locale. En outre, elle l’est surtout par les « convertisseurs » les plus aisés, comme Rémi ou Hugo. Cette différence s’explique sans doute en grande partie par le fait que le Bas Montreuil ne présente pas tout à fait la même configuration sociologique que celle de Daguerre, décrite ainsi par la sociologue :

‘« Dans ce quartier, où demeure encore une population ouvrière résiduelle, il y a des pauvres qui sont vieux, des vieux qui sont pauvres. Ce n’est pas comme certains quartiers de Paris ou surtout de la banlieue, où le danger latent de la délinquance diminue à la fois la sécurité et la sympathie. Ici, les défavorisés interviennent dans le décor d’une façon doublement marginalisée, du fait de leur position sociale et du fait de leur âge » (Chalvon-Demersay, 1984, p. 155)’

A Montreuil, les défavorisés « interviennent » parfois sous la forme de « vrais cons » qui font « des rodéos » sur les parkings (Bérengère), de « jeunes qui viennent s’amuser le soir en voiture, pas très plaisants » (Hugo), de « mecs qui traînent à la sortie des collèges » (Lilas). Plus largement, le rapport aux autres habitants n’est pas placé sous le signe de l’idéalisation comme il pouvait l’être dans les quartiers parisiens au début des années 1980.