3.3.2 Un rapport désenchanté à la diversité sociale

Comme à Aligre, les liens tissés par les enquêtés avec des habitants non gentrifieurs sont somme toute assez limités. Mais la relation qui s’établit avec ces « autres » n’est pas pour autant de l’ordre de la contemplation enchantée. Contrairement aux « aventuriers du quotidien », les « convertisseurs » ne ressentent aucune fascination pour le « petit théâtre de la vie » (Bidou, 1984) que le quartier, réellement populaire et mélangé, pourrait représenter à leurs yeux. Ils ont une perception claire des positions sociales et des conditions de vie des autres habitants et ne se font pas d’illusions sur la nature de leur cohabitation ; ils sont par exemple tout à fait lucides sur les effets de leur propre présence sur le quartier. Le fait de vivre dans un espace socialement diversifié est globalement apprécié, mais davantage pour ce que cette coexistence produit comme position sociale locale et manifeste comme valeurs. Les enquêtés apprécient aussi l’effet « pédagogique » de cette coexistence, qui leur évite une trop grande naïveté sociologique.

De fait, on ne retrouve pas chez eux le déni de la pesanteur sociale qu’observait Catherine Bidou à Aligre (1984). Les enquêtés savent bien se situer dans la hiérarchie sociale et ne s’y refusent pas ; ils semblent même être familiers des travaux sociologiques, comme le montrent les échanges que nous avons eus autour des entretiens446. Gérard Mauger décrivait les conditions de l’enquête sociologique auprès des « nouvelles classes moyennes » au milieu des années 1980 dans ces termes :

« Les petits bourgeois nouveaux n’aiment pas les sociologues […] dans le meilleur des cas, c’est un “voyeur”, un “objectiviste froid” constamment soupçonné de produire une représentation simpliste, réductrice, à laquelle on oppose un “vécu” multiple, changeant, insaisissable. […]  Si le droit à l’enquête est concédé au sociologue, ce n’est jamais au sociologue en tant que tel qu’il l’est, mais à “l’homme”, à “la femme” ou au sympathisant déclaré. » (Mauger, 1985, p. 134)

Nous n’avons que très rarement eu ce type d’impression au cours de l’enquête. Même si certains enquêtés, les plus aisés financièrement, semblaient ne pas trouver de plaisir à se voir dans le miroir du sociologue, ils ne contestaient jamais la pertinence de ce regard. L’image du sociologue apparaissait plutôt comme celle d’un expert nécessaire, voire d’un « justicier » et ils attendaient de notre part du professionnalisme plutôt que des marques de sympathie ou d’affinités intellectuelles. La vulgarisation des travaux de sciences sociales semble influencer les représentations d’une grande partie de nos enquêtés ; elle les autorise en même temps à assumer la distance qui les sépare de ces autres habitants et à considérer la faiblesse de leurs relations comme une fatalité sociologique.

Ainsi, lorsque Hugo évoque le café de Foued, il distingue clairement les deux populations qui s’y côtoient : les « alcooliques profonds », et les buveurs de bière « beaucoup moins alcooliques » dont il fait partie, comme Loïc, Bérengère ou Julie, qu’il a rencontrés là-bas et qui, eux, sont devenus des amis. Aucun des clients de l’autre population n’a pris part aux activités de l’association. Hugo décrit par ailleurs un peu plus loin dans l’entretien les relations tendues avec ses voisins, ouvriers portugais (cf. section précédente), ainsi que le fossé culturel qui le sépare de la nourrice de son fils :

‘La nounou, par exemple, la nounou elle est très… socialement, c’est quelqu'un qui, oui, il y a des petites danseuses en plastique sur la commode en bois devant la vitre, la grosse télé, le petit napperon, enfin… On est dans des codes sociaux très décalés. (Hugo)’

Si les « convertisseurs » apprécient la diversité de la population, ils ne croient pas, pour la plupart, à la possibilité de relations entre des groupes sociaux très éloignés et ne les recherchent pas. Ils assument sans détour l’homogénéité sociale des relations qu’ils ont réellement tissées. De la même façon, Rémi qui dit avoir rencontré « tout le quartier » ne se cache pas du fait que cette expression désigne en fait uniquement les voisins socialement proches :

‘On a tissé assez vite un réseau d’amis, parents d’élèves ou pas, qui habitent autour. Dans des trucs à peu près similaires au nôtre.
Tu veux dire, qui sont tous un peu dans les mêmes métiers, et tout ça ?
Oui. Oui. On se retrouve par – malgré tout, on se retrouve toujours un peu, on se retrouve toujours un peu avec ceux qui nous ressemblent.
Tu dis « malgré tout » parce que ça te déçoit ?
Non, mais c’est vrai que je n’ai pas rencontré les Chinois d’en face, qui sont pourtant là à dix mètres. Même si je leur dis bonjour, je ne les connais pas ! Parce que voilà, on a moins de raisons de se rencontrer.
Même par l’école ?
Même par l’école, c'est-à-dire que les parents de… les parents étrangers, on peut les rencontrer moins, bizarrement. Enfin, bizarrement… (Rémi)’

En effet, le mélange réussi entre les enfants ne mène pas à un mélange entre les parents ; mais la plupart ne considèrent pas cela comme un problème. L’important est en effet que leur enfant ait connu l’altérité et appris « le principe de différence », selon les termes de Tiphaine ou de Lilas. Leurs rapports à la diversité sociale sont ainsi assez éloignés de l’universalisme des gentrifieurs d’Aligre, et le quartier ne représente plus cet « espace du consensus, de la réconciliation » identifié par Catherine Bidou (1984).

Une enquêtée enseignante – qui appartient à cette génération de convertisseurs et participe largement, par ailleurs, à la vie locale qu’ils ont mise en place – s’insurge contre ce rapport aux autres habitants du quartier, qu’elle perçoit comme un aveuglement volontaire. Le fait d’assumer de ne pas avoir de relations avec les autres habitants constitue à ses yeux une violence sociale difficile à admettre :

‘Enfin tu vois, c’est même pas un mépris, c’est on les voit pas ! Tu vois ? Ils sont là, comme on est cools et qu’on est dans une ville cosmopolite, c’est sympa que nos enfants jouent avec tout le monde, tu vois, c’est pas du tout ne pas jouer avec eux, mais c’est quand même, c’est comme s’ils n’existaient pas comme individus… (Noémie, professeure d’histoire-géographie, 39 ans, arrivée en 2003)’

Sa vie quotidienne d’enseignante dans une autre commune du département, où ses élèves ressemblent fort à ses jeunes voisins, la conduit à avoir un autre rapport à leur égard. Mais la coexistence quotidienne s’avère d’autant plus difficile à vivre :

‘Non, mais tu vois, quand même, je peux pas ne pas voir ces gens, de la cité, les gars, là, qui tiennent les murs. Enfin tu vois, c’est mes élèves, et mes élèves, pour moi, c’est des humains, c’est des gens qui ont un prénom, un nom, une histoire, une personnalité, c’est pas juste une déco ! C’est des gens avec qui j’entretiens – mais même dans la distance, parce que je suis enseignante, donc je ne vis pas avec eux, je ne vis pas dans le même quartier, je ne vis pas la même vie difficile… Mais quand moi je vois tous ces gamins-là qui sont là, je les vois ! Je les regarde, et pour moi c’est des vrais gens du quartier. Et je trouve ça dur, aussi.
Tu trouves ça dur ?...
Ben oui ! Je trouve ça, de voir la misère, cette cité, je trouve que tu sens qu’il y a beaucoup de pauvreté dedans… que les gars, là, ils sont au chôm-du, ils ont 25-30 ans, pas de meuf, pas d’appart… il y a quand même une vie, dure, quoi ! […] Je sais pas, toi, t’imagines, t’habites à côté d’un bidonville, c’est pas cool, quoi ! Enfin tu vois, de voir des gens qui – soit tu les vois pas, tu te protèges, et… voilà ! et je pense que beaucoup de gens qui vivent ici font comme ça. […] Et moi, c’est pour ça que parfois j’ai pas plaisir à y être, parce que je peux pas faire abstraction de la pauvreté ambiante, et la pauvreté, c’est pas sympa, quoi ! (Noémie)’

Sa critique enfle encore à propos des choix scolaires de ses amis « convertisseurs ». En effet, les enfants des « convertisseurs » sont encore à l’école primaire, mais leurs parents envisagent diverses stratégies d’évitement de leur collège de secteur – du déménagement à la scolarisation dans le privé, en passant par le recours aux fausses adresses. Le travail mené par Marc et la FCPE sur l’un des collèges du Bas Montreuil n’a, semble-t-il, pas trouvé de relais au sein de la génération suivante et dans les autres établissements du quartier. Les « visées expressives » orientées vers l’épanouissement « ici et maintenant », qui guidaient ses principes éducatifs, ont quasiment disparu dans la génération de « convertisseurs » ; ceux-ci cherchent davantage un « entre-soi protecteur » pour leurs enfants (Van Zanten, 2009). Il faudrait consacrer à ces choix scolaires davantage que quelques lignes car ils ne diffèrent pas seulement d’une génération à l’autre. Si l’on s’en tient au seul cas de Noémie, l’enseignante de la génération des « convertisseurs évoquée ci-dessus, on observe qu’elle se montre extrêmement critique à l’égard de ses congénères sans pour autant adopter les mêmes positions que Marc. Ses exigences de lucidité et de cohérence la mènent à envisager de retourner vivre à Paris au prix d’un sacrifice sur la qualité de son logement pour ne pas avoir à recourir au secteur privé ou au système des fausses adresses. Il est clair en tous cas que côtoyer les habitants des autres groupes sociaux n’est pas la priorité de la très grande majorité des enquêtés « convertisseurs ».

Notes
446.

Ainsi, un enquêté nous écrit dans un mail ces quelques commentaires, suscités par la lecture d’un article paru sur les relations entre vie professionnelle et vie résidentielle (Collet, 2008) : « Je sais déjà que la sociologie ferait, par exemple, aisément passer Ulysse pour un fonctionnaire raté d'Ithaque, roitelet d'une île pas terrible, qui compense ses frustrations professionnelles en faisant le fier-à-bras entre Charybde et Scylla, ou Borgès pour un oublié de la promotion sociale qui noie son chagrin dans la bonne volonté culturelle chère à Bourdieu ». Une autre évoque les travaux de Bernard Lahire, qu’elle a entendu en interview à la radio.