3.3.3 Les travers de la « vie de village » : le commérage et le poids des normes

Le rapport enchanté à la diversité sociale n’est pas la seule composante du mythe du quartier-village à montrer des signes de faiblesse dès lors que les enquêtés s’épanchent un peu plus. La vie de village telle que les gentrifieurs d’Aligre en rêvaient – où l’ensemble des pratiques se déploie dans l’espace du quartier et où l’on connaît ses voisins –, les « convertisseurs » l’ont réalisée ; mais le rêve peut s’avérer plus ambivalent qu’on l’imaginait. Plusieurs enquêtés racontent en effet avoir éprouvé, à un moment ou à un autre, une sensation d’étouffement et une saturation à l’égard de la vie très locale qu’ils menaient. Ils ont arrêté de fréquenter le marché, d’aller aux fêtes le week-end ou au café, pour reprendre des habitudes de sortie plus parisiennes ou réactiver les liens avec leurs amis extérieurs au quartier. Deux éléments se mêlent dans cette mise à distance du quartier. Premièrement, l’interconnaissance peut s’avérer propice à l’intrusion et au commérage. Deuxièmement, les réseaux se sont constitués autour de la vie familiale et des enfants, selon des normes sociales spécifiques, de telle sorte que ceux qui ne partagent pas ou plus ces normes y ont moins d’intérêt et s’en détournent, quand ils ne s’en sentent pas exclus. La prise de distance est alors vécue plus ou moins fortement et plus ou moins durablement selon les cas.

Dans les Guilands, on éprouve simplement une forme de saturation à l’égard du voisinage, qu’il s’agisse des personnes âgées des maisons alentours, avec qui nous avons vu que les relations n’étaient pas toujours bonnes, ou des amis de l’association. Julie, qui apprécie tant la « vie de petit village », ne supporte plus de se sentir observée par ses voisins âgés. Bérengère, qui vantait en début d’entretien le respect de la limite entre espaces publics et privés, exprime un peu plus loin un besoin de rééquilibrer ses liens vers l’extérieur :

‘Il y a une espèce de, il y a un moment, c’est trop, c'est-à-dire qu’il y a un moment, c’est aussi : bon, c’est bien, les voisins, tout ça, et à un moment, fff ! [siffle] Respectons la vie privée de chacun. […] Bon, évidemment, on a de la chance, on est heureux de vivre ici, mais n’oublions pas le reste. Et j’ai essayé de faire attention à ça. Et donc c’est pour ça que nous, aussi, on voulait faire, quand on a fait l’atelier, une mezzanine, enfin de quoi loger des copains : parce qu’on s’est dit – et c’est pour ça aussi qu’on voulait être près du métro – parce qu’on s’est dit, les copains qui veulent venir en métro ou rester ici, que ce soit confortable pour eux, quoi. Ce qui nous permettait de ne pas perdre contact avec les amis plus anciens. (Bérengère, conceptrice d’expositions, 35 ans, arrivée en 1998)’

Ils sont nombreux à percevoir un risque d’enfermement dans cette vie « confortable » et à rééquilibrer alors leurs pratiques, par exemple en arrêtant de fréquenter le Bar du marché.

Le marché c’est pour… faire les courses, principalement, ou pour rencontrer du monde… ?
Ah oui, pour faire les courses. A une période, c’était pour rencontrer des gens. Mais maintenant, au contraire, non. Il y a eu une période où je n’allais plus du tout au marché de Croix de Chavaux, justement, pour ne pas… Tu vois, vraiment, tu peux vivre que sur Montreuil, c'est-à-dire en autarcie, quoi. Tu vois, je te dis, c’est les fêtes, c’est le café, le resto, le machin, tout est…
Tu faisais tout, à ce moment-là –
ça n’a pas duré longtemps, en fait, ça a duré deux-trois mois, mais… au bout d’un an c’était fini. Mais si tu veux c’est très confortable, hein, c’est assez facile. C’est par le bouche à oreille, t’allais au café, on te disait « tiens il y a une fête chez Machin ». Voilà. (Lilas, graphiste et photographe indépendante, 38 ans, arrivée en 2000)’

Le fait de ne pas habiter dans Paris a incontestablement contribué à la mise en place rapide de cette vie locale, comme on l’a vu dans le cas des habitants des Guilands. Mais c’est aussi ce qui rend cette vie pesante : on ne peut facilement s’en échapper. L’autarcie dont les gentrifieurs d’Aligre disaient rêver tout en fréquentant le reste de la capitale s’avère difficile à vivre lorsque l’on n’a pas ce recours :

‘C’est vrai que c’est un vrai confort ; en même temps c’est… Enfin, c’est ce que je te dis, c’est et les avantages et les inconvénients, c'est-à-dire que tu y vas, tu dis bonjour à tout le monde, tu vois, c’est super agréable. Et puis il y a des jours où tu n’es pas de bonne humeur et t’as pas envie de dire bonjour à tout le monde et voilà… j’ai envie d’un peu d’anonymat en fait. […] Moi j’aime bien quand même, tu vois, dire bonjour et tout. Sauf que là, le fait que ce soit pas dans Paris et que tu puisses pas – tu vois, comment dire, Paris c’est la grosse ville, donc tu sais que tu fais trois stations de métro, tu descends et tu ne connais personne – ici aussi, tu me diras, tu vas, tu fais deux stations de métro… mais… je sais pas, y a un truc, y a un sentiment de provincial, oui, qui existe là, indéniablement… (Lilas)’

L’image de la province, mobilisée pour désamorcer le stigmate de la banlieue, reparaît de façon péjorative pour décrire les travers de cette vie d’interconnaissance, et en particulier le commérage. Lilas a vécu intensément ce double mouvement d’investissement puis de désinvestissement à l’égard de la vie locale. Arrivée dans le Bas Montreuil en famille, elle se retrouve au bout d’un an seule avec ses enfants, et le « village » devient « province », avec toutes ses ambivalences :

‘En fait, moi j’avais envie de repartir sur Paris dès que le père de mes enfants est parti, je me suis dit, « bon, je retourne sur Paris », et en fait – et ça c’est important – j’ai retrouvé ici le confort d’une ville de province, tu vois ? Tous les matins, quand j’allais amener les enfants à l’école, on me disait « ça va, Lilas ? », tu vois, parce qu’effectivement, au bout d’un an, tu commences à connaître les parents d’élèves et tout, et que les gens sont très vite au courant de ce qui se passe. Donc si tu veux, voilà, et alors dans l’histoire – et après on pourra revenir dessus si tu veux – il y a eu cette période-là où effectivement c’était très dur mais j’étais dans un petit village, un petit cocon, c’était la famille, etc. Et puis après, il y a eu l’effet inverse, tout d’un coup, non pas parce que tu vas mieux, mais tu as l’impression que tout le monde rentre dans ta maison comme dans ta vie privée et que ta maison c’est ta vie privée. Mais je ne sais pas comment te dire : il y a une espèce de mélange comme ça, à Montreuil, où il y a un espèce d’investissement dans les perso – enfin tu vois, il y a une espèce de – ça devient, c’est vraiment la ville de province. Moi j’ai habité en province, et tout d’un coup, ce sentiment, mais c’est l’étouffement TOTAL ! Je me «  ah non ! je veux pas ça, quoi, je veux pas être comme dans un village où tout le monde sait ce que je fais, si je sors avec qui, et si je couche avec un mec un soir » enfin tu vois, c’est… Donc après, j’ai refermé, j’ai re-barricadé ma maison, et là, ça va beaucoup mieux, tu vois. (Lilas)’

Lilas a arrêté de fréquenter le Bar du marché, l’association de parents d’élèves et le cinéma de Montreuil afin de s’extraire des réseaux locaux. Son amie Noémie, qui vit également seule avec son enfant, partage cette impression désagréable « d’alimenter les chroniques » (Lilas). Toutes deux sont régulièrement tentées de retourner vivre à Paris. Si elles restent dans le Bas Montreuil, c’est parce que le quartier et le logement sont malgré tout adaptés à leur vie de mères : la maison permet de prendre une jeune fille au pair, le jardin est un atout pour les enfants, et l’entourage des autres parents, pesant dans leurs vies de femmes, est bienvenu dans leurs vies de mères. Mais le fait de ne pas être « totalement » dans une vie familiale, c'est-à-dire également conjugale, réveille régulièrement en elles le désir de renouer avec une vie parisienne d’anonymat, de sorties et de plaisirs plus égoïstes. La composante familiale de la vie locale pèse ainsi sur les trajectoires. Irène, dont les enfants sont adolescents, commence à envisager de quitter le quartier :

‘Tu vois, pour moi, Montreuil, c’est axé quand même autour des enfants. Tous les gens qui arrivent ont des enfants, font connaissance grâce aux enfants, euh, les parents… se créent d’abord des milieux autour des enfants.
D’accord. Toi, c’est ce qui s’est passé.
Oui, pour tout le monde ! Pour les trois quarts des gens. Ton enfant, il va faire un sport, par exemple, il va le faire avec des copains, donc tu vas te relayer, pour les amener, à plusieurs ; ils dorment chez les uns chez les autres… Donc ça tourne, quand même, au départ beaucoup autour des enfants. […] Montreuil, tu vois, en gros, pour résumer, c’est très agréable quand t’as des enfants, pour toutes les raisons que je t’ai évoquées, je pense que c’est très agréable à vivre. Mais moi, franchement, je ne me vois pas vieillir à Montreuil. Enfin tu vois, il y a un moment, où je pense qu’il va y avoir saturation ; quand les enfants vont grandir, j’aurais certainement envie d’ouverture, de partir ailleurs. (Irène, décoratrice, 42 ans, arrivée en 1993)’

Son frère, arrivé en même temps qu’elle dans le quartier, en est reparti depuis longtemps :

‘Lui il est parti aux Abbesses. Il a changé, en fait. Comme il était sans enfant, et plus parisien, donc il a préféré retourner sur Paris. (Irène)’

Etouffant pour les mères célibataires, pour les mères n’ayant plus leurs enfants à la maison, pour les célibataires sans enfant, le quartier est aussi dur à vivre pour Tiphaine, pourtant mariée et mère de trois enfants. Mais à l’inverse, Tiphaine souffre de ne pas réussir à s’intégrer en tant que mère ; sa solitude contraste avec la communion permanente évoquée par les « convertisseurs ». Ses normes de vie familiale sont en effet trop différentes pour qu’elle puisse s’intégrer à leurs réseaux :

‘Dans le 16e, quand t’es seule à la maison avec trois enfants en bas âge, tu vas au parc en bas de chez toi, t’as huit copines. Alors que là, j’avais personne d’autre dans ma situation. […] C’était un moment où j’avais besoin de rencontrer du monde vite pour pas mourir de déprime toute seule chez moi, et où j’étais dans une situation carrément défavorable, dans le cadre de Montreuil, pour rencontrer du monde vite.
Et pourquoi défavorable ?
Ben, parce que personne n’est femme au foyer et va au parc l’après-midi avec ses enfants !
Mais par contre il y a plein de gens, de parents, qui vont au café le matin après avoir déposé leurs enfants, non ?
Ouais, carrément ; mais ça, faut être invitée, hein ! (Tiphaine, urbaniste, 26 ans, arrivée en 2007)’

Ces normes – aller au parc ou aller au café, être chez soi parce qu’on est artiste ou parce qu’on est mère au foyer – traduisent également des différences sociales qui, comme nous l’avons vu plus haut, induisent des tensions entre gentrifieurs « convertisseurs » et gentrifieurs plus récemment installés. Tiphaine se sent observée et tenue à distance :

‘Ils nous prennent pour des extra-terrestres ! On a construit nos vies tellement à l’opposé ! […] Ils nous demandent d’où on vient, on leur dit qu’on vient du 16e, ils y croient à peine, quoi ! Il se disent : qu’elle aie au moins la décence d’inventer un bobard ! (Tiphaine)’

La construction d’un groupe social local fondé sur la ressemblance et le partage de certaines normes, on le voit à nouveau, va de pair avec l’exclusion d’habitants porteurs d’autres normes que traduisent certains choix – comme le fait d’être mariée, d’avoir eu trois enfants très jeune, d’habiller ses filles « en filles » et son garçon « en garçon », ou encore d’être, ne serait-ce que pendant quelques mois, mère au foyer.

Comme le montre l’extrait de l’entretien avec Lilas cité plus haut, la sensation d’étouffement vient aussi de l’impression que la centralité que les « convertisseurs » ont réussi à faire émerger dans le Bas Montreuil est en fin de compte limitée et limitante. En outre, le groupe social local, s’il constitue une ressource pour la trajectoire, n’offre pas une identification valorisante aux yeux de certains. La tentation est grande, alors, de s’en retourner vers Paris.