Conclusion

Les investissements des gentrifieurs dans le Bas Montreuil sont, on le voit, extrêmement variés : du « travail de soi » à la production symbolique sur le quartier, de la volonté de « démocratie participative » à la constitution d’un entre soi, du « métier » de parents d’élève à la mobilisation du quartier comme ressource professionnelle, de la pression des « associations contestantes » au « partenariat » avec la mairie, les objets, les formes et les objectifs de la mobilisation individuelle et collective à l’échelle locale sont nombreux. Au-delà de cette diversité, deux logiques semblent structurer ces démarches : l’appropriation du territoire et son reclassement, dans tous les sens de ces deux termes polysémiques.

Les différences entre ces mobilisations nous semblent en grande partie explicables par des effets de générations et, dans une moindre mesure, par des effets de période. Tout d’abord, les gentrifieurs interrogés dans les années 2000 font preuve de moins de naïveté sociologique que les enquêtés des années 1980 et ce, quelle que soit la période à laquelle ils se sont installés dans le quartier. Contrairement aux gentrifieurs d’Aligre, par exemple, ils savent se situer dans la hiérarchie sociale et ont une perception claire des positions sociales et des conditions de vie des autres habitants du quartier ; mais ils savent également les effets de leur présence et connaissent, dans les grandes lignes, les effets de la gentrification à laquelle ils se savent participer. Si cela engendre chez les « pionniers » une certaine amertume, cela conduit une grande partie des « convertisseurs » à assumer la distance sociale qui les sépare des « autres » habitants. Il est significatif que l’image du « village » ne soit plus sollicitée, à leur génération, que pour décrire les relations sociales entre gentrifieurs et ne soit plus systématiquement méliorative :ils savent ce que cette représentation doit à leurs propres croyances et mobilisations, et ils en goûtent les limites. Les effets de la diffusion du savoir sociologique dans ces strates proches de la culture scolaire nous semblent indéniables.

D’autres différences dans ces mobilisations nous semblent clairement imputables aux générations sociodémographiques, notamment la montée des préoccupations professionnelles et le recul de la dimension politique des pratiques (à la fois d’une vision politique de la société locale et d’un savoir-faire dans les relations avec le monde politique).

Enfin, une troisième différence entre les formes de mobilisation observées est liée aux « générations de gentrifieurs », c’est-à-dire à l’effet des contextes politiques différents dans lesquels ils s’installent. La fin des années 1990 semble avoir constitué une période de relative ouverture de la mairie aux initiatives des gentrifieurs : l’établissement d’une bonne relation avec eux apparaissait comme un moyen d’essayer de contrôler le changement d’image et de peuplement désormais perçu comme inévitable – et même, dans une certaine mesure, souhaitable. A partir du début des années 2000, la relation entre le maire et les gentrifieurs semble s’être distendue, à la fois en raison du « coup de semonce » des municipales de 2001 (redoublé par la diffusion des résultats du recensement de 1999) et du profil sociologique des nouveaux gentrifieurs, appartenant moins à une bourgeoisie intellectuelle qu’à une nouvelle classe de « techniciens » des arts et de la culture. Au sein de chaque génération, la variété et l’intensité inégale des mobilisations apparaissent largement liées aux situations professionnelles des individus.

C’était en effet le deuxième objectif de ce chapitre que de mettre en évidence les articulations entre investissements locaux et trajectoires individuelles. Si certaines formes de mobilisations repérées dans les quartiers en gentrification au début des années 1980 peuvent se retrouver sur le terrain actuel, elles semblent aussi partiellement liées à une époque : la relative facilité de l’entrée dans la vie active qui rendait possible une position détachée à l’égard du travail, le rapport trouble à la stratification sociale qui amenait les « nouvelles classes moyennes » à préférer la « stratification locale », la culture politique des « nouvelles classes moyennes » semblent loin aujourd'hui. Parmi les « convertisseurs », la place dans le champ professionnel et le système de valeurs à l’égard du travail restent primordiaux dans la construction des identités sociales. Cela n’exclut pas des articulations nouvelles entre l’expérience résidentielle et la trajectoire socioprofessionnelle. Déjà parmi les « pionniers », la mobilisation dans le quartier en gentrification s’avère valorisable du point de vue de la carrière professionnelle (cas de Josette et François) ; le « capital militant » (Tissot et al., 2005) conjugué à certains objets de mobilisation (le patrimoine, la mixité sociale) sont « convertibles » dans ces trajectoires professionnelles typiques de la bourgeoisie intellectuelle. Plus novatrices sont les formes d’articulation entre l’expérience résidentielle de gentrifieur, pas nécessairement militante, et la carrière d’indépendant ou d’intermittent du secteur culturel. Conjugués ensemble, la possession d’un bien immobilier « atypique », que l’on a soi-même aménagé, et l’insertion dans un réseau local de pairs constituent un « capital résidentiel » valorisable dans le champ professionnel. Nous ne reprenons pas ici la notion de « capital d’autochtonie » pour deux raisons : d’une part, le « capital résidentiel » des gentrifieurs montreuillois ne passe pas nécessairement par l’identification au lieu (être « de Montreuil » ne sert pas pour avoir un cachet, ce qui sert c’est d’avoir eu l’information par les réseaux montreuillois) ; d’autre part, le « capital résidentiel » inclut le bien immobilier et cette propriété matérielle ne nous semble pas correspondre à la notion de « capital d’autochtonie » telle que Jean-Noël Retière l’a forgée (Retière, 2003). Enfin, notons que ce capital peut être valorisé en-dehors de la localité (les « plans » professionnels obtenus via le quartier se déroulant le plus souvent ailleurs). Cela n’exclut pas que certains – comme Julie – se forgent en outre un capital d’autochtonie.

Les conditions d’émergence de ces conversions semblent liées aux évolutions à la fois du rapport au lieu de résidence et du rapport à l’emploi de ces fractions des classes moyennes. Si dans les années 1970, les membres de la « petite bourgeoisie intellectuelle » tentaient de dissoudre le travail dans le résidentiel, les « nouvelles professions » des années 2000, marquées par la sortie du salariat d’État et l’individualisation des trajectoires, font au contraire entrer l’expérience résidentielle dans la trajectoire professionnelle.