Conclusion de la deuxième partie

Nous avons exploré, dans cette seconde partie, différentes facettes du « travail de gentrification » : les ressources qu’il mobilise, les formes qu’il produit, ainsi que la façon dont il s’articule, d’une part, à un contexte en constante évolution, d’autre part, aux trajectoires (familiale, sociale, professionnelle, militante) propres à chaque gentrifieur. Ces analyses nous ont permis d’approfondir la connaissance de certains profils de gentrifieurs. Ainsi, le travail de conversion des anciens locaux d’activité et des maisons délabrées en logements valorisés n’est mené que par une petite partie d’entre eux. Il joue pourtant un rôle majeur dans le processus de gentrification, sur deux plans notamment : d’une part, sur l’activation du marché immobilier local – plus précisément, sur la mise en place d’un « marché de singularités » et sa transformation progressive en un marché de biens commensurables (Karpik, 2007) ; d’autre part, sur l’image du quartier, largement fondée, on l’a vu, à la fois sur les signes de la présence artistique (notamment les lofts) et sur l’image d’un eldorado immobilier.

Si ces « convertisseurs » de biens immobiliers ne sont pas nombreux, c’est en raison des ressources et des dispositions spécifiques dont il faut disposer pour entreprendre un tel travail : des informations, des conseils techniques, un emploi du temps souple, un budget pas nécessairement important mais extensible, une disposition à l’illégalité et une tolérance à l’incertitude. En investissant ces ressources dans la transformation d’un bien immobilier, les enquêtés convertissent non seulement ce bien, mais aussi ces ressources, en un logement adapté à leurs besoins et socialement valorisant. Cette coproduction leur permet donc de compenser leur déficit de capital économique sur le marché immobilier et d’éviter une trajectoire résidentielle vécue comme descendante ; elle leur permet aussi de s’affilier à la figure de l’artiste en créant leur propre logement, et de se distinguer d’autres fractions des classes moyennes ou supérieures en manifestant une éthique de l’effort. En outre, le bien se trouve ensuite valorisable dans la trajectoire socio-économique : comme ressource d’appoint palliant les limites de revenu (location pour des tournages, hébergement d’une jeune fille au pair, etc.), comme assurance face à l’incertitude des trajectoires professionnelles, voire comme ressource pour cette trajectoire professionnelle. Toutefois, nous avons vu aussi que le logement ne devient véritablement un « capital résidentiel » que grâce à l’inscription de son propriétaire dans des réseaux sociaux dans lesquels ce bien a une valeur.

Si les conversions ne sont pas systématiquement le fait d’« artistes », ces derniers sont, plus que d’autres, confrontés au risque d’une trajectoire résidentielle descendante (en raison de leurs origines souvent élevées et de leurs revenus incertains) et dotés d’une partie des ressources nécessaires pour y faire face (la souplesse d’emploi du temps, surtout, mais aussi la tolérance à l’incertitude). Toutefois cette catégorie d’« artistes », souvent mobilisée pour caractériser les « pionniers de la gentrification », recouvre elle-même, on l’a vu, des profils très divers – de l’artiste-plasticienne au graphiste free-lance, en passant par le technicien de l’audiovisuel – et des individus très inégalement dotés des ressources nécessaires à la conversion d’un bien immobilier. Il nous semble dès lors qu’il vaut mieux relier ce choix résidentiel d’un bien « pourri » à convertir à ces positions (menace de déclassement résidentiel), dispositions et ressources plutôt qu’aux « nécessités » du travail d’artiste (Podmore, 1998). Par ailleurs, on peut noter que les « convertisseurs » de logements ne sont pas nécessairement des pionniers de la gentrification, puisque les opérations que nous avons décrites ont eu lieu à des dates assez variées.

Cela étant, les possibilités de conversions immobilières dépendent fortement du contexte, et plus précisément de la conjonction de plusieurs éléments : l’existence de biens immobiliers dégradés, dévalorisés, à la qualité incertaine ; un marché dont la régulation ne passe pas seulement par les prix, mais aussi par des contrôles divers qui peuvent s’avérer plus facilement contournables que le manque d’argent ; l’absence des professionnels (marchands de biens, promoteurs) ou leur exclusion par les autorités régulatrices du marché local ; a contrario, une relative tolérance de la municipalité à l’égard de ces initiatives privées – qui peut être liée, par exemple, à un désarroi politique face à la crise profonde des territoires concernés. De ce point de vue, il est évident que les communes de l’ancienne « banlieue rouge » présentent, pendant un temps, des configurations particulièrement propices à la gentrification. Mais cette conjonction d’éléments a une durée limitée et l’action des convertisseurs elle-même participe à sa disparition, en attirant notamment des professionnels de l’immobilier et en conduisant la mairie à revoir ses objectifs et ses outils.

Les gentrifieurs, convertisseurs ou non, accompagnent le plus souvent leur installation dans le Bas Montreuil d’investissements multidimensionnels dans leur environnement résidentiel. Ils travaillent d’abord à son reclassement symbolique et esthétique, en agissant directement sur ses représentations (par le biais de productions écrites, verbales, visuelles, etc.) ou en modifiant l’environnement lui-même (décoration, aménagement) – des productions symboliques et esthétiques qui marquent l’espace local et contribuent à sa transformation. Ils mènent également un travail social et politique de transformation des structures sociales locales, qui se traduit par des productions plus ou moins institutionnalisées ou réifiées : des normes de sociabilité qui prévalent dans tel ou tel ensemble de rues (comme aux Guilands), la construction d’un nouveau collège (nouveau par son bâtiment comme par ses filières), la mise en place d’une abondante offre culturelle locale, le classement en site protégé de huit hectares des Murs à Pêches…

Les gentrifieurs « pionniers » sont, plus que leurs successeurs, familiers des logiques politiques447 et cherchent, souvent avec succès, à faire entériner leurs actions sous la forme de reclassements administratifs ou juridiques (classement en ZEP, classement en site protégé) ou de parrainages officiels (le Conseil Régional et le Conseil Général pour le centre d’animation de Pierre, le soutien de Dominique Voynet lorsqu’elle était ministre pour les militants des Murs à Pêches, etc.). Là aussi, il semble que le contexte ait joué un rôle important dans ces mobilisations des « pionniers » : l’oreille attentive du maire, son ouverture aux « contradictions » (pour reprendre ses termes) et plus fondamentalement la nécessité dans laquelle il se trouve de renouveler sa base électorale et ses modes d’action sur la ville ouvrent des opportunités pour s’impliquer dans la vie locale. Certains tirent profit – pour eux-mêmes mais aussi pour l’action à visée collective qu’ils entreprennent – d’une forme de partenariat avec la mairie (Marc) ; d’autres sont en opposition, mais n’en retirent pas moins des profits de notoriété, surtout lorsqu’ils obtiennent gain de cause (comme dans le cas des Murs à Pêches). La « contradiction » semble profitable aux deux parties puisque le maire, s’il peut être gêné dans certains de ses projets, prend aussi appui sur ces militants pour tenter d’encadrer ces changements contre lesquels il sait qu’il ne peut plus lutter ; surtout, les représentations qu’ils défendent sont celles qui prévalent à cette époque (années 1990) au ministère de la Ville et que Jean-Pierre Brard adopte, dans une perspective de gestion de sa carrière politique et de renouvellement de l’action municipale (Tissot, 2007). Toutefois, l’accélération de la gentrification, à laquelle ces mobilisations contribuent, conduit le maire, après l’alarme des municipales de 2001, à une réorientation de sa stratégie politique, non sans effet sur les relations avec les gentrifieurs des générations suivantes. Ce contexte politique plus tendu, combiné à la socialisation politique plus faible des générations de « convertisseurs » et de « suiveurs », expliquent à nos yeux leur moindre engagement dans l’espace public et les formes dépolitisées qu’il prend.

Dans ces démarches menées à l’échelle du voisinage, du quartier ou de la ville, les gentrifieurs convertissent à nouveau des ressources ainsi que des savoir-faire sociaux et professionnels (Bidou-Zachariasen, Poltorak, 2008). Nous avons ainsi pu observer des formes de compensation entre vie professionnelle et vie résidentielle, comme Odile Benoit-Guilbot (1986) l’avait envisagé ; mais aussi des circulations et des conversions de ressources d’une trajectoire à l’autre. Ces circulations peuvent s’expliquer par le socle commun à l’engagement dans le travail et à l’engagement militant, que nous avons vu au chapitre 3 : la primauté accordée aux valeurs et, parmi celles-ci, à l’épanouissement multidimensionnel de l’individu, conduit à travailler, dans la mesure du possible, à ce en quoi l’on croit, que ce soit dans la vie professionnelle ou dans la vie résidentielle. Notons que, dans ces conditions, il n’est pas étonnant que la défense d’une certaine conception du patrimoine, de la mixité sociale ou du rôle de la culture lie étroitement engagements « désintéressés » et profits individuels : faire valoir hors de la sphère privée les valeurs autour desquelles on a bâti sa propre vie présente logiquement des intérêts (le partage d’une conception du rôle de la culture rend plus aisé le travail culturel des animateurs, la diffusion d’une conception patrimoniale du devenir de la ville et de ses bâtiments valorise le travail des conservateurs, etc.).

Les engagements dans l’espace public des « convertisseurs » semblent davantage prolonger la stratégie résidentielle que relever d’un projet social ou politique. Il s’agit de travailler au rétablissement matériel et symbolique de la trajectoire résidentielle descendante ou bien au prolongement de la trajectoire ascendante, en prenant des risques – exactement de la même façon que dans les trajectoires professionnelles (cf. chapitre 3). A l’instar du choix d’une profession culturelle exercée en indépendant, prestigieuse mais incertaine, le choix d’un logement et d’une localisation incertains apparaît potentiellement moins déclassant, pour les individus en trajectoire descendante, qu’une position résidentielle sûre mais moins gratifiante ; la tolérance au risque que donne l’aisance financière des parents est un atout dans ce choix. Pour les ascendants, on retrouve également, comme dans le choix de la profession, le choix d’une prise de risque, qui prend appui sur le recours aux réseaux et au « bluff ». Il s’agit dès lors de conforter, par un travail quotidien, cette position résidentielle au départ incertaine : le travail social dans le quartier joue ici un rôle important pour assurer la valeur du bien immobilier converti et de la localisation résidentielle choisie.

Pour cela, les gentrifieurs « convertisseurs » cherchent avant tout à créer un espace qui leur ressemble, à recréer des réseaux locaux au sein desquels le dépaysement soit minimal. Ces réseaux de proches jouent également un rôle important dans la vie quotidienne : ils permettent de s’aménager une vie locale et de ne pas se sentir « en banlieue » – selon la représentation négative qu’ils en ont, c'est-à-dire celle de la vie de banlieusard-commuter. Avoir des « amis-voisins » socialement proches autour de chez soi permet ainsi de ne pas avoir besoin d’aller à Paris pour sortir, ou encore de pouvoir compter, dans la vie familiale, sur l’entourage d’enfants et de parents socialement proches avec qui partager non seulement des services (gardes d’enfant notamment) mais aussi des préoccupations et des intérêts. Le réseau local de proches peut également réserver de bonnes surprises, comme l’appartenance aux mêmes réseaux professionnels. Le « bouche à oreille » a conduit à une concentration spatiale de ces professionnels de la culture à Montreuil ; celle-ci permet, d’une certaine façon, la mutualisation et le renforcement de ce « capital organisationnel sans organisation » que nous évoquions au début de la thèse et qui caractérise les professionals travaillant comme indépendants ou intermittents – ou la mise en place d’un « district industrieux », pour reprendre les termes de Catherine Bidou-Zachariasen et Jean-François Poltorak à propos de Sainte-Marthe (2008).

Enfin, les entretiens ont bien laissé transparaître le travail, nettement moins visible et moins spectaculaire et pourtant très important, que les gentrifieurs font sur eux-mêmes. Celui-ci nous semble assez peu étudié dans les travaux sur la gentrification. Or l’expérience de gentrification, au moins dans les premières années du processus, apparaît bien comme un moment « d’apprentissages et d’ajustements » (Pinçon, Pinçon-Charlot, 1986, p. 56) : plusieurs enquêtés parlent spontanément d’un « apprentissage à Montreuil », d’un « temps d’adaptation » parfois douloureux, d’un « dépaysement ». Leurs récits laissent paraître un travail de transformation des catégories de perception et des critères de jugement hérités des socialisations antérieures, ainsi que la formation progressive d’un nouveau goût ; un véritable « travail de soi », selon l’expression de Muriel Darmon (2008). Les gentrifieurs réalisent également un apprentissage du travail de gentrification lui-même : apprendre à faire des travaux, apprendre à gérer une association, à dialoguer avec des élus, etc., constituent également un « travail de soi » et contribuent à la trajectoire sociale (que ce soit dans un sens ou dans l’autre ; on a vu comment la prise en main d’une association participe à la trajectoire ascendante de Julie, mais aussi comment l’apprentissage des travaux consiste pour Bérengère en un ajustement de ses dispositions à sa nouvelle position sociale et à celle de son conjoint, qui la placent en mobilité descendante).

Ce travail multiforme de gentrification rencontre par ailleurs quelques limites, que nous avons évoquées çà et là, et qui tiennent en partie à la diversité interne aux classes moyennes gentrifieuses et à l’effacement d’un modèle culturel et d’un projet politique communs. On pense aux différences entre générations, dont les modes d’insertion dans le quartier et la ville sont profondément dissemblables, avec pour conséquence une faible pérennité des actions entreprises par les « pionniers » (notamment dans le cas du collège) ; mais on pense également aux divisions internes aux générations. Nous avons notamment vu la critique adressée par l’une de nos enquêtées, enseignante, à ses congénères « convertisseurs » des professions culturelles, qui semble recouvrir une tension entre héritiers de la « critique sociale » et héritiers de la « critique artiste » (Boltanski, Chiapello, 1999). Nous avons également vu apparaître des tensions au sein même de ce groupe d’intermittents et d’indépendants des professions culturelles qui « donnent le ton » dans le Bas Montreuil : l’effet de « miroir plombant » évoqué par l’une de nos enquêtées suggère une difficulté d’identification à ce groupe fragile professionnellement et économiquement et, qui plus est, cible de la critique médiatique et politique. La tentation de se désolidariser semble vive, dès lors qu’on en a les moyens.

Dans quelle mesure ces résultats, élaborés à partir du cas montreuillois, sont-ils généralisables ? Nous permettent-ils d’apporter quelques réponses à nos questions initiales ? Nous allons tenter, pour finir, d’établir le bilan des résultats de ce travail et d’esquisser les suites qui pourraient lui être données.

Notes
447.

On peut y voir en partie un effet de génération (cf. chapitre 3). Toutefois il ne faut pas généraliser et comme nous l’avons vu plusieurs de ces pionniers (Monique, Pierre) sont débutants en la matière. Ils trouvent néanmoins facilement dans leur génération (sociodémographique et de gentrifieurs) des personnes plus aguerries auprès de qui ils font cet apprentissage (auprès de l’Association Montreuil en Eveil dans ces deux cas).