Générations de classes moyennes gentrifieuses et évolutions des ressorts d’un choix résidentiel : des résultats à mettre en perspective

L’émergence du phénomène de gentrification a été analysée comme la traduction spatiale de l’émergence d’une « nouvelle classe moyenne », liée au passage des sociétés occidentales à l’économie post-industrielle et à la démocratisation de l’enseignement supérieur (chapitre 1). La diffusion et la diversification des formes prises par le phénomène apparaissent, de même, pouvoir être reliées à la croissance et aux recompositions de ces « nouvelles classes moyennes » (chapitre 3). Les ressorts d’un tel choix résidentiel ont cependant changé et révèlent l’évolution des enjeux auxquels ces fractions sociales sont confrontées (chapitre 4).

Dans les Pentes de la Croix-Rousse comme dans le Bas Montreuil, nous avons ainsi rencontré plusieurs générations de gentrifieurs, des « aventuriers du quotidien » (Bidou, 1984) jusqu’à leurs enfants, aujourd’hui à leur tour trentenaires, en passant par la génération « sacrifiée » (Chauvel, 2002) des trentenaires des années 1990. Si les membres de la « classe d’alternative » (Dagnaud, 1981) ont montré une diversité plus importante que nous ne l’imaginions, ils sont néanmoins tous caractérisés par ce déséquilibre entre un capital culturel important et un capital économique limité que de nombreux auteurs avaient mis en évidence (entre autres Gouldner, 1979 ; Remy, 1983 ; Chalvon-Demersay, 1984). Ils partagent en outre le « modèle culturel » décrit par Catherine Bidou (1984) et ses deux fondements : d’une part, une position en rupture à l’égard de leur milieu social d’origine et des trajectoires qui leur étaient assignées ; d’autre part, un désir d’expérimentation sociale au quotidien. Le choix d’un quartier ancien de centre-ville délabré comme celui des Pentes à la fin des années 1970, ou d’un quartier de faubourg hétéroclite comme le Bas Montreuil du milieu des années 1980, répond à ces trois caractéristiques. Il permet de se loger à bas prix en restant près du centre de la vie culturelle. Il traduit en même temps une opposition à la fois sociale et générationnelle au modèle de la banlieue-dortoir, qu’elle soit de villes nouvelles ou de grands ensembles, et à ses promoteurs technocrates détenteurs d’un pouvoir contesté. Enfin, il permet l’expérimentation quotidienne, en autorisant notamment la mise en place de formes collectives d’habitat et de travail grâce aux nombreux locaux vacants et très peu chers. Ces gentrifieurs « pionniers » trouvent ainsi dans les quartiers anciens des ressources symboliques, pratiques et sociales pour forger et consolider ce « modèle culturel ». Celui-ci est très inégalement et très incomplètement transmis aux générations suivantes.

Parmi ces générations, nous avons pu identifier sur nos terrains trois types de successeurs – ou de nouvelles « nouvelles classes moyennes » – pour lesquels le choix résidentiel correspondant à la gentrification prend un sens un peu différent.

Les « héritiers », nés dans les années 1970, accèdent par une trajectoire de mobilité sociale ascendante à ces emplois qualifiés de la fonction publique et de l’expertise qui caractérisaient les « nouvelles classes moyennes » et héritent de celles-ci des goûts et des valeurs qui manifestent leur nouvelle position sociale. Pour eux, le choix d’un quartier ancien central comme celui des Pentes de la Croix-Rousse, et d’un appartement à forte dimension patrimoniale comme le sont les « canuts » au début des années 2000, manifeste l’ascension sociale choisie vers cette « nouvelle classe moyenne » fondée une génération plus tôt. L’apprentissage de ce goût va de pair avec l’adoption d’une morale condamnant le carriérisme professionnel et la consommation de masse, et valorisant l’effort, l’apprentissage, le « fait maison », la simplicité des rapports sociaux, la convivialité, la vie hors travail et l’épanouissement personnel. Le quartier central permet de prolonger un mode de vie étudiant qui manifeste d’une certaine façon ces valeurs. Le fait d’entreprendre soi-même des travaux dans son logement et d’y mettre en œuvre une esthétique « rustique » permet également d’exprimer certaines de ces valeurs. Pour ceux dont la trajectoire ascendante est la plus marquée, la gentrification s’apparente ainsi à un apprentissage multidimensionnel pas toujours reposant, comme l’exprime avec humour cette enquêtée :

‘Faut dire que c’est dur de faire la cuisine avec les travaux, parce qu’en plus tous les jeudis on a notre panier de l’AMAP qui arrive, avec plein de légumes que tu connais pas forcément, donc en plus de t’être tapé le manuel d’électricité, faut te taper les recettes de cuisine ! [rires] (Stéphanie, acheteuse dans une clinique associative, 26 ans, arrivée dans les Pentes en 2004)’

Dans le même quartier, s’installent également, au début des années 2000, des enfants d’« aventuriers du quotidien » que nous avons appelés les « descendants ». Très diplômés, proches des « héritiers » par leurs âges et par leurs valeurs – dont ils ont, eux, directement hérité de leurs parents –, ils s’en éloignent par leurs emplois qualifiés dans le secteur associatif. Ils manifestent ainsi une tendance à la professionnalisation de l’action militante, en même temps qu’une posture critique à l’égard des structures étatiques dans lesquelles travaillaient leurs parents. Ils diffèrent également des premiers par leur fort investissement dans le travail, par leurs nombreux engagements associatifs et par le fait de tenir un discours de nature politique. En revanche, la dimension collective de la pratique militante de leurs aînés ne se retrouve pas dans la leur. En s’installant dans les Pentes, ces jeunes gentrifieurs choisissent un espace en accord avec leur goût pour le bâti ancien, forgé au cours de la socialisation enfantine, et manifestent ainsi une certaine reproduction sociale. Ce quartier leur offre aussi un décor signifiant, un support de projections : les traces de militantisme de leurs prédécesseurs confortent leur inscription dans un héritage idéologique. Leur achat d’un logement ancien à rénover relève également de deux autres logiques : d’une part, une logique de « projet », d’entreprise, voire de défi, puisqu’il s’agit de faire mieux que les rénovations entreprises par leurs aînés, parfois un peu rapidement et sans moyens, avec des matériaux de qualité insuffisante et où l’histoire des lieux pas assez mise en valeur ; d’autre part, une logique de placement – le « canut » étant désormais un produit sûr.

Les gentrifieurs montreuillois des années 1990 et du début des années 2000, pour la plupart nés dans les années 1960, présentent un profil assez différent de ces « jeunes Croix-Roussiens ». Ils travaillent pour la plupart comme indépendants ou intermittents dans des professions culturelles et ont connu de petites mobilités sociales, ascendantes pour les uns, descendantes pour les autres. Bien qu’ils soient fortement investis dans leur travail, ni leur emploi ni leurs revenus ne sont garantis. Ils souhaitent devenir propriétaires pour quitter un marché locatif sur lequel ils sont fragiles, et se tournent vers Montreuil sous la contrainte financière. Là, leur goût pour le bâti ancien se voit redoublé par la crainte de la proximité des grands ensembles : le tissu urbain antérieur à la construction de ces derniers apparaît alors comme un refuge. Ils achètent des maisons de ville délabrées ou d’anciens locaux d’activité désaffectés. Ce choix résidentiel peut s’expliquer de la même façon que le choix de l’exercice d’une profession culturelle comme indépendant ou intermittent : comme une tentative pour prolonger ou rétablir la trajectoire en prenant un risque. Du côté professionnel, il s’agit d’éviter la relégation dans des emplois « sûrs » mais subalternes en se mettant à son compte. Du côté résidentiel, il s’agit de faire un « pari » sur un quartier inconnu et un bien incertain. En effet, le Bas Montreuil des années 1990 n’a pas encore acquis la réputation de quartier « bobo » qu’on lui connaît depuis ; de même, le choix d’un bien immobilier nécessitant d’importants travaux est aussi un pari sur la qualité du bien, sur leur propre capacité à le transformer et sur les évolutions du contexte. Ce choix présente en contrepartie trois intérêts : un intérêt financier (acheter moins cher au départ et étaler les dépenses de travaux, faire soi-même) ; un intérêt esthétique (en faisant soi-même, se rapprocher de la figure du créateur et du modèle du loft) ; un intérêt moral (affirmer une morale « nouvelles classes moyennes » par opposition à une morale « nouveaux riches »). Ces « convertisseurs » ont en effet eux aussi hérité d’une partie des valeurs de la « classe d’alternative » (Dagnaud, 1981), celles qui sont les plus congruentes avec leurs choix professionnels (valorisation de l’épanouissement dans le travail, de la créativité, de la singularité, de l’autonomie).

Peut-on parler, à propos de ces types de gentrifieurs, de nouvelles « nouvelles classes moyennes » ? Leurs « rapports résidentiels » (Authier (dir.), 2001) à l’égard du quartier en gentrification s’inscrivent-ils en continuité avec ceux de leurs aînés ? Salariés du public mais aussi du secteur associatif, indépendants autant que salariés, intellectuels mais aussi techniciens des professions culturelles… au début des années 2000, le portrait du gentrifieur en travailleur intellectuel salarié de l’Etat est caduque. Les gentrifieurs de ces deux quartiers nous donnent ainsi à voir certaines des recompositions des classes moyennes-supérieures que l’on observe par ailleurs à l’échelle nationale.

Ils reflètent, du côté du travail, l’arrêt de la croissance des emplois publics, l’externalisation et la précarisation d’une partie de l’emploi « culturel », le déclassement générationnel (Chauvel, 2002 [1998]) mais aussi la croissance des professions de l’information, des arts et des spectacles et des ingénieurs et cadres d’expertise (Bosc, 2008). Du côté des valeurs et des engagements, on note l’effacement de la « critique sociale », la diffusion et l’affaiblissement de la « critique artiste » et la montée en puissance de la « critique écologique » (Boltanski, Chiapello, 1999). Les formes d’engagement reflètent quant à elles la désaffection à l’égard des collectifs (Ion, 1997), la professionnalisation et l’individualisation de la pratique militante ainsi que la disparition du projet politique global des « aventuriers du quotidien » visant à changer les rapports sociaux « ici et maintenant » (Bacqué, Vermeersch, 2007).

De ce double point de vue – emplois et rapports au travail, valeurs et mobilisations –, ces trois types de gentrifieurs constituent inégalement des nouvelles « nouvelles classes moyennes ». Les « héritiers » reprennent des professions et des valeurs qui ne sont plus si nouvelles et constituent plutôt une deuxième génération de « nouvelles classes moyennes » qui n’est plus porteuse du changement social. Du point de vue du travail, les « descendants » et les « convertisseurs » paraissent plus « alternatifs » et plus innovants : ils occupent des positions professionnelles off par rapport à leur domaine d’activité et inventent de nouvelles façons de travailler et d’« organiser le marché du capital culturel » (Gouldner, 1979). Du point de vue des valeurs et des engagements, les « descendants » héritent de leurs parents un ensemble de valeurs mais aussi une « culture du discours critique » (Gouldner, 1979) et une pensée politique autonome qui les conduisent à remettre en question cet héritage. Les « convertisseurs » en revanche présentent une synthèse peu réflexive de valeurs héritées de leurs aînés et de rapports au monde forgés dans leur univers professionnel, où prévalent l’individualisme, la concurrence et le fonctionnement par réseaux affinitaires (chapitre 3).

Les choix résidentiels de ces trois catégories de nouveaux gentrifieurs reflètent également cet héritage différencié et montrent comment il s’articule à leurs trajectoires socioprofessionnelles diverses. Tous partagent le goût pour le « quartier-village » décrit par Catherine Bidou (1984). A cet égard, on peut parler d’une pérennité des « nouvelles classes moyennes » dans l’affirmation de goûts et de valeurs distinctifs à l’égard de la bourgeoisie traditionnelle et des classes populaires. La diffusion du « modèle culturel » des « pionniers » semble avoir été renforcée par les positions professionnelles qu’ils ont pu occuper à la faveur du développement de l’Etat-providence, dans lesquelles ils étaient en situation de promouvoir leurs représentations du monde, et de la ville en particulier. Leur modèle d’urbanité – fondé sur la centralité, l’ancienneté, la densité et la mixité – a en même temps été largement renforcé au tournant des années 1990 par la mise en forme du problème des « quartiers sensibles » (Tissot, 2007). Ainsi, si le choix résidentiel des premiers gentrifieurs peut s’analyser comme une rupture sociale et générationnelle à l’égard du pouvoir technocratique et des anciennes classes moyennes, celui des gentrifieurs des années 1990 et des années 2000 découle davantage, d’une part, de la recherche d’une affiliation à ce groupe social des « nouvelles classes moyennes » – dont la position actuelle est rendue d’autant plus enviable du fait du déclassement générationnel –, d’autre part, d’une mise à distance de l’univers social évoqué par les grands ensembles. Le poids de chacun de ces deux ressorts varie selon les positions et les trajectoires sociales – et notamment selon le risque vécu de déclassement social et résidentiel. L’héritage d’un goût formé à la génération précédente se lit également dans les formes architecturales plébiscitées par ces nouveaux gentrifieurs : l’appartement canut ou le loft font aujourd'hui davantage référence aux modèles constitués dans les années 1970-1980 (Bourdin, 1984 ; Zukin, 1982 ; Biau, 1988) qu’à leurs anciennes occupations ouvrières.

Si les « types » de gentrifieurs que nous avons décrits correspondent bien aux profils majoritaires des nouveaux habitants des années 1980 et 1990 tels que les statistiques les révèlent (chapitre 2), d’autres types de gentrifieurs nous sont apparus au cours des enquêtes, qu’il faudrait également ausculter : la « deuxième génération » de Croix-Roussiens, qui participe à la valorisation des appartements canuts et que nous avons insuffisamment rencontrée ; les « suiveurs » du Bas Montreuil, qui arrivaient lorsque nous menions notre enquête et qui semblent présenter des profils bien différents de celui des « convertisseurs » ; mais aussi les étudiants des Pentes, les locataires d’appartements dans le Bas Montreuil, et certainement d’autres encore qui nous ont échappé. En outre, ces deux quartiers ne reflètent évidemment pas toute la diversité des classes moyennes gentrifieuses. Nos résultats invitent donc à prolonger ce travail d’appréhension de la diversité des héritiers des « nouvelles classes moyennes ». A ce titre, la comparaison avec les ménages faisant le choix du périurbain – qui peuvent tout autant se revendiquer de l’héritage des « aventuriers du quotidien » (Bidou, 1984) – pourrait être très riche. La confrontation avec les résultats du travail de thèse d’Anne Lambert448 pourrait donner lieu à des échanges et à des perspectives de travail fructueux.

Notes
448.

Thèse en cours sous la direction de Stéphane Beaud, ENS, Centre Maurice Halbwachs (équipe ETT).