Les rapports au quartier et dans le quartier comme révélateurs des divisions internes aux classes moyennes gentrifieuses : des observations à approfondir

L’observation des pratiques et des investissements des gentrifieurs dans leurs quartiers a mis en lumière la diversité des classes moyennes gentrifieuses – et notamment la combinaison d’effets d’âge, de génération et d’appartenances socioprofessionnelles. Menée principalement dans le Bas Montreuil, elle peut être confrontée aux résultats produits par ailleurs sur le quartier des Pentes (Authier (dir.), 1999, 2001 ; Authier, 2008). Les cohabitations dans l’espace local – entre gentrifieurs et non gentrifieurs et entre gentrifieurs eux-mêmes – sont également apparues comme un objet d’étude révélateur des fractionnements et des tensions internes à cette strate sociale. Insuffisamment approfondies dans cette thèse, ces observations suggèrent quelques hypothèses et pistes pour un travail complémentaire.

Nous avons vu apparaître dans nos entretiens la constitution d’un système d’espaces de référence formé des quartiers en gentrification, que l’on peut relier à la fois à la diffusion du phénomène et à la diffusion du goût pour les quartiers anciens populaires. Ces espaces se présentent comme des variations autour d’un même type – selon qu’ils sont plus ou moins cosmopolites, plus ou moins familiaux, plus ou moins commerçants, plus ou moins jeunes – bref, selon les degrés et les formes de leur gentrification. Cet « archipel » d’espaces familiers, sans cesse remis à jour, permet aujourd'hui, dans les grandes villes, de réaliser tout ou partie de sa trajectoire résidentielle en passant de l’un à l’autre, comme le montrent les itinéraires de nombre de nos enquêtés (comme celui emblématique, de Luc – cf. annexe 4).

Dans cet « archipel », les Pentes se présentent comme un quartier de jeunes adultes le plus souvent sans enfants, actifs très qualifiés prolongeant le mode de vie de la « jeunesse » dans des conditions matérielles confortables. Ces « éternels étudiants » ont une pratique intensive de leur quartier – pour les sorties et la sociabilité notamment – mais ils sont également très mobiles (Authier, 2008). Le Bas Montreuil apparaît en revanche, en raison de sa localisation en banlieue et de ses logements individuels, comme un quartier plus familial, où l’on tente de développer une vie locale tout en restant relié à la capitale. Nous avons vu la tension qui s’y manifeste entre les efforts pour construire une centralité locale (un « quartier-village ») et la tentation de la « vraie » centralité parisienne. De fait, la vie locale que construisent les « convertisseurs » bas-montreuillois n’est pas sans évoquer les mobilisations des « petits-moyens » dans le quartier des Peupliers à Gonesse : entraide dans la vie de famille, invention d’une « culture domestique locale », fondée sur la ressemblance et la distinction à l’égard du reste de la commune, etc. (Cartier et al., 2008). Les héritiers des « nouvelles classes moyennes » y voient des avantages, mais aussi un risque de déclassement social qui peut expliquer certaines tensions (chapitre 7). Ces spécialisations progressives des différents quartiers de l’archipel, fortement liées à leurs propriétés morphologiques (chapitre 2), se traduisent par une image qui à son tour renforce cette attraction différentielle (chapitre 4). Les groupes qui « donnent le ton » (Chamboredon, Lemaire, 1970) ne sont donc pas les mêmes d’un quartier à l’autre et offrent autant de déclinaisons et d’hybridations du « modèle culturel » de leurs aînés.

Au-delà d’un socle commun aux diverses fractions de gentrifieurs, les pratiques de l’espace du quartier ancien apparaissent donc très diverses d’un quartier à l’autre (Authier (dir.), 1999, 2001). Elles contrastent également d’une génération à l’autre, comme nous avons pu le voir dans le cas du Bas Montreuil (chapitre 7). Les « pionniers » arrivés à la fin des années 1980 et au début des années 1990 sont fortement impliqués dans l’espace local, à travers des actions portant sur les établissements scolaires, sur le cadre de vie ou encore sur l’offre culturelle, dans lesquelles ils œuvrent à la patrimonialisation, à la démocratisation de l’accès à la culture ou encore à la réalisation d’une mixité sociale envisagée comme « le moins mauvais système » (Marc). Dans ces différentes initiatives, ils travaillent en général en contact avec d’autres populations du quartier et en relation avec la mairie – que ce soit sur le mode du conflit ou du partenariat. Pouvoirs publics et gentrifieurs militants tirent en effet des profits partagés de ces relations, dans un contexte où la « participation » des habitants-citoyens est encouragée (Tissot, 2007). Les mobilisations des « convertisseurs » dans l’espace public relèvent au contraire plutôt de la formation d’un réseau de pairs qui s’avère être une ressource tant pour la vie quotidienne que pour la vie professionnelle. Elles permettent de faire émerger la « culture domestique locale » évoquée ci-dessus (à travers des sociabilités intensives, la mise en place d’habitudes communes et des événements fédérateurs) ; elles permettent également la constitution d’un marché du travail informel, reposant sur les contacts fréquents dans l’espace du quartier. Dans cette mobilisation collective, l’entre-soi prévaut. Le choix de l’ouverture aux « autres » habitants ne fait pas l’unanimité et apparaît comme la réponse à une injonction diffuse plus que comme la traduction de claires convictions. La faible mixité de leurs relations sociales locales est d’ailleurs assumée par la plupart des « convertisseurs » comme une fatalité sociologique. Si le local constitue à la fois la base et l’enjeu des mobilisations des premiers gentrifieurs comme de celles de leurs successeurs, la dimension idéologique s’est complètement effacée des secondes, de même que toute forme de relation avec les élus.

Ainsi, « pionniers » et « convertisseurs » montrent des façons de gentrifier tout à fait différentes dans l’espace public : alors que les premiers cherchent à promouvoir leurs valeurs au-delà de leur sphère privée et de leurs réseaux amicaux, les seconds cherchent davantage à étendre cette sphère privée et ces réseaux amicaux autour d’eux, c'est-à-dire à créer un entre-soi autour de positions et de normes partagées. Si l’on durcit un peu la comparaison, le rapport des premiers à l’espace public relèverait de la colonisation (c'est-à-dire de l’extension d’un système de normes à des territoires et des populations étrangers à ce système), celui des seconds, de l’enclave (c'est-à-dire de la fabrication d’un territoire familier autour de soi). Ces images sont certainement trop tranchées, mais elles reflètent la disparition du projet politique messianique des classes moyennes soulignée par plusieurs auteurs (Chauvel, 2006 ; Bacqué, Vermeersch, 2007 ; Bosc, 2008). Les différences générationnelles dans les « rapports résidentiels » en quartier gentrifié introduisent une discontinuité dans les modes d’occupation de ces espaces : contrairement à la bourgeoisie (Pinçon, Pinçon-Charlot, 2000), les « nouvelles classes moyennes » ne semblent pas se transmettre complètement, d’une génération à l’autre, leurs normes d’occupation de l’espace et leurs façons d’habiter. L’héritage est partiel, et il est globalement amputé de sa dimension idéologique – qui n’était toutefois portée, rappelons-le, que par une partie des « pionniers ».

Cette différence dans le rapport à l’espace public et aux représentants politiques ne peut cependant être réduite à un effet de génération. Elle relève également de l’appartenance socio-professionnelle : les plus mobilisés des « pionniers » exercent des professions intellectuelles tandis la plupart des « convertisseurs » peuvent être qualifiés de techniciens des arts et de la culture. Le point de vue d’une enquêtée enseignante, critique à l’égard de sa génération de « convertisseurs » sans pour autant adhérer à la façon dont se mobilisent les « pionniers », incite à tenir compte des deux variables. Les premiers sont trop peu ou trop « mal politisés », pour reprendre ses termes :

‘Ils s’affichent comme des gens qui innovent, qui ont un truc de plus que les autres à apporter à la société, ils sont dans une espère de critique de la vie plan-plan […] mais je trouve que c’est des gens qui n’ont pas du tout leur réflexion politique à la hauteur de ce qu’ils prétendent incarner comme alternative de vie, tu vois ? […] Je trouve que c’est des gens plus pauvres qu’ils ne le paraissent. (Noémie, professeure d’histoire-géographie, 39 ans, arrivée dans le Bas Montreuil en 2003)’

Quant aux seconds, ils ont tendance à confisquer leur rôle aux élus :

‘Il a le mérite d’organiser des choses pour les gamins, parce que… comme on disait la dernière fois, les bobos d’ici, tu vois, les cités qu’il y a en haut de la rue, ils ne les voient pas. […] Mais… il se sent investi, comme s’il avait un pouvoir social hyper important ici. Même à la réunion de quartier, c’était avec la mairie et c’était lui distribuait la parole, il faisait quelques bons mots comme si – alors que c’est pas un élu, tu vois ? (Noémie)’

Nos observations sur les Pentes de la Croix-Rousse, sans avoir été approfondies ici, vont dans le même sens : « héritiers » et « descendants » n’ont pas tout à fait les mêmes rapports à la mixité sociale – elle est relativement invisible pour les premiers tandis qu’elle constitue un agréable décor pour les seconds. Ils n’ont pas non plus les mêmes types d’engagements dans des activités collectives locales. On retrouve toutefois dans ces deux ensembles de jeunes Croix-Roussiens le type de mobilisation identifié par Jean-Yves Authier dans le même contexte, à savoir des actions collectives à base locale mais n’ayant pas le local comme enjeu (Authier, 2008) – avec une coloration ludique pour les premiers (activités de loisirs) et plus militante pour les seconds (comme la participation à une AMAP).

Les cohabitations entre gentrifieurs eux-mêmes révèlent des divisions et des divergences au sein de chaque génération, que nous n’avons fait qu’esquisser à la fin de cette thèse dans le cas du Bas Montreuil. Deux types de tensions sont apparues au sein des « convertisseurs ». D’une part, une tension entre porteurs de la critique sociale (plutôt enseignants) et porteurs de la critique artiste (plutôt professionnels des arts et de la culture), qui traduit des divisions entre divers héritages du « modèle culturel » des « nouvelles classes moyennes ». D’autre part, une tension est palpable au sein même des intermittents et indépendants de la culture, qui provient, comme l’irritation à l’égard de l’étiquette « bobo », de la précarité d’une partie d’entre eux. Ces fractions de nouvelles « nouvelles classes moyennes » n’ont pas de vision enchantée d’elles-mêmes. « La situation d’intermédiaire, entre classes populaires et classes supérieures, qui participait à construire l’unité du groupe et le plaçait en situation de moteur du changement et de l’innovation, contribue aujourd'hui à sa diffraction, quand les règles du jeu social se tendent et que les inégalités se renforcent » (Bacqué, Vermeersch, 2007, p.145). À l’inverse, dans les Pentes de la Croix-Rousse, les gentrifieurs de la jeune génération ont une bonne opinion les uns des autres et acceptent sans difficulté l’étiquette « bobo » ; on perçoit un certain enchantement, le sentiment d’être collectivement « dans le vrai », de faire les « bons choix », de porter les « bonnes valeurs ». Cet enchantement traduit selon nous leur position stable et confortable, plus proche de celle des « nouvelles classes moyennes » il y a vingt-cinq ans.

En revanche, dans le quartier lyonnais, des tensions sont palpables entre générations de gentrifieurs : l’arrivée de jeunes très bien dotés renvoie certains « pionniers » à leurs limites et affaiblit leur position sociale locale. La question immobilière est particulièrement sensible et certains, même propriétaires, se sentent bloqués dans leur trajectoire résidentielle. L’arrivée des « envahisseurs » (pour reprendre le terme d’une enquêtée) est, à dire vrai, diversement appréciée par ces « pionniers » : elle met en fait en lumière les inégalités de ressources parmi eux, inégalités qu’avait un temps gommées l’aventure collective des expériences militantes et de l’appropriation du quartier. On perçoit dans le Bas Montreuil des signes avant-coureurs de ce risque d’éclatement des collectifs face à la réorganisation de la structure sociale locale qu’induit l’arrivée de nouveaux gentrifieurs : tous ne sont pas également dotés pour y faire face.

A partir de ces résultats, nous pouvons formuler quelques hypothèses à propos des critiques médiatiques et politiques adressées au début des années 2000 aux « bobos » et portant principalement sur leurs « contradictions » (contradictions entre leurs discours et leurs pratiques principalement). Alvin Gouldner avait souligné, dès les années 1970, la position contradictoire dans laquelle le « discours critique » des « nouvelles classes moyennes » les plaçait : « en raison de la distance qu’il pose entre lui et le langage ordinaire et la culture conformiste, [ce discours critique] met en forme un projet moralisant mais aussi progressiste sur la société appréhendée dans une perspective globalisante » ; il conduit de ce fait la new middle class à une contradiction entre aspiration politique missionnaire à « représenter l’ensemble de la société », et intérêts de classe qui font d’elle une « élite qui cherche à monopoliser les revenus et les privilèges » (Dagnaud, 1981, p. 388, à propos de Gouldner). Or, ce sont précisément ceux qui ont abandonné ce projet politique missionnaire, les jeunes générations de gentrifieurs, qui se voient reprocher ces contradictions. Il nous semble que l’héritage d’une partie du discours et des valeurs de leurs aînés – qui peut s’expliquer, on l’a vu, par des enjeux d’identification sociale –, en se dissociant d’une analyse politique globale et de toute pratique militante, devient plus vulnérable. Il apparaît comme la manifestation de goûts, de préférences, et non plus d’une pensée sur le monde. Le phénomène de gentrification l’illustre bien : le choix du quartier ancien socialement mixte relève désormais d’un goût hérité et d’une forme de distinction plus que d’une prise de position. La virulence de la critique pourrait ainsi s’expliquer par une forme de dépit face à l’abandon, par les nouvelles classes moyennes-supérieures, de leur rôle de meneurs politiques du changement social – qui pouvait pourtant les conduire à une forme de « colonialisme », comme nous l’avons suggéré.

Cette critique pourrait également s’expliquer par l’image ambivalente que ces « bobos » donnent du changement social en cours : si leurs niveaux de revenus sont corrects et leur épanouissement dans le travail enviable, l’incertitude qui pèse en permanence sur l’emploi et les difficultés qu’ils connaissent sur le marché immobilier n’ont pas de quoi faire rêver les catégories moins aisées. Comme le résume amèrement une de nos enquêtées :

‘Si c’est ça, effectivement, alors, la bourgeoisie, elle est vraiment près du plancher. (Lilas, graphiste et photographe indépendante, 38 ans, arrivée dans le Bas Montreuil en 2000)’

Qualifiés, mais dans des positions professionnelles fragiles, héritiers à la fois de l’esprit de 68 – de la libération des femmes, de l’idéologie du plaisir dans le travail, de l’épanouissement individuel – et de visions du monde plus conservatrices449 (concilier travail et maternité, assumer une activité plaisante mais peu rémunératrice, concilier des sociabilités et une vie culturelle intensives avec la vie familiale), les « convertisseurs » du Bas Montreuil (les plus proches du portrait des « bobos » véhiculé par la presse) ne constitueraient pas un « noyau d’identification » (Ruhlman, 2006) cohérent pour les classes moyennes actuelles.

Ces remarques sont toutefois davantage des hypothèses que des résultats ; elles incitent à approfondir l’analyse tant des formes de cohabitation entre fractions des classes moyennes que des façons dont celles-ci se perçoivent et se jugent mutuellement.

Notes
449.

La coexistence de ces visions du monde en partie antagonistes peut provenir en partie, on l’a vu au cours de la thèse, des origines sociales variées des membres de cette fraction sociale.