L’« appropriabilité » des espaces et l’analyse du travail de conversion : des outils à perfectionner pour l’analyse des processus de gentrification ?

Un troisième et dernier ensemble de résultats et de pistes d’analyse concerne les gentrifieurs comme agents du changement urbain. Nous avons en effet voulu dans cette thèse expliquer pourquoi et comment ces habitants contribuent à la gentrification, en nous concentrant sur le cas montreuillois du milieu des années 1980 au début des années 2000. Nous avons cherché à expliquer en particulier la conversion des anciens locaux d’activité et l’émergence d’un marché de lofts dans le Bas Montreuil. Cela supposait de tenir compte à la fois de la dynamique des lieux et des trajectoires des gentrifieurs. Nous nous sommes inspirée sur ce point des travaux de Jean-Samuel Bordreuil sur SoHo (1994), de Catherine Bidou-Zachariasen et Jean-François Poltorak sur Sainte-Marthe (2006), mais aussi des analyses d’Yves Grafmeyer sur les « logiques de peuplement » de secteurs de Lyon (1991) et de Jean-Yves Authier sur les transformations du quartier Saint-Georges à Lyon (1993) : ces travaux incitent en effet à observer de façon minutieuse les dispositifs concrets qui régulent l’accès aux lieux ainsi que les pratiques et les logiques de ceux qui contribuent à leur transformation ou à leur conservation.

La volonté de dépasser une approche trop économiciste de la gentrification nous avait conduite à proposer, au chapitre 1, l’idée d’appropriabilité des lieux, celle-ci désignant un état du rapport entre des gentrifieurs potentiels et l’espace physique et social d’un quartier (stock immobilier et fonctionnement du marché local, image des lieux, autres habitants et usagers actuels et potentiels). Un des intérêts de la notion, nous semble-t-il, est qu’observer en quoi un quartier est appropriable, c’est en même temps se demander par qui il l’est et de quelle façon. C’est en effet se demander qui le quartier, par ses diverses propriétés, peut attirer, et de quelles ressources il faut disposer pour se l’approprier450.

Ainsi, dans le cas du Bas Montreuil, le profil particulier des gentrifieurs « convertisseurs » s’explique en partie par les caractères du stock immobilier (l’importance des maisons individuelles et des locaux d’activité désaffectés) mais aussi par l’accessibilité de ce stock immobilier, régulée non seulement par l’argent mais aussi par les pouvoirs publics locaux (chapitre 5). Nous avons vu en effet que la mairie de Montreuil a pendant un temps fortement encadré les transactions et les conversions de locaux d’activité en locaux à usage d’habitation. Les dispositifs administratifs et juridiques mis en place pour cela ont en fait contribué à attirer de façon sélective des agents qui étaient en mesure de les contourner. Dans un deuxième temps, l’arrivée de ce type d’habitant a pu être tolérée voire encouragée dans une perspective de « sortie de crise » pour un territoire en déclin démographique et économique. D’autres agents de ce marché immobilier ont pu également y être intéressés et y contribuer, comme les propriétaires de locaux industriels (qui trouvaient dans les artistes de bons gardiens en attendant une valorisation financière) ou les agents immobiliers (qui avaient intérêt à faire émerger ou à activer un marché local). Les autres habitants et usagers, en revanche, n’étaient pas en position de leur faire obstacle : le Bas Montreuil du début des années 1980 était en crise, les établissements industriels fermaient par dizaines, les artisans partaient à la retraite ; quant à la population, en déclin démographique, elle était composée d’une part importante de personnes âgées ainsi que d’étrangers qui n’étaient pas en mesure de « donner le ton » (une part non négligeable étant logée par des marchands de sommeil ou en foyer) et qui constituaient de faibles concurrents dans cette course à l’appropriation.

Les investissements multiples des « convertisseurs » dans le stock immobilier et dans le marché immobilier local, combinés aux transformations du contexte politique et économique451, engendrent de nouvelles conditions d’« appropriabilité », qui vont attirer des gentrifieurs aux attentes et aux ressources différentes – par exemple des gentrifieurs salariés à plein temps, n’ayant pas la disponibilité nécessaire pour entreprendre des travaux, qui sont attirés par les logements déjà transformés par leurs prédécesseurs, ou des gentrifieurs moins familiers du contournement des règles, qui seront plus enclins à s’engager dans des transactions classiques avec des gentrifieurs qui revendent ou des promoteurs.

La nature des biens comme le fonctionnement du marché immobilier local à un moment donné expliquent donc qu’une partie importante des gentrifieurs bas-montreuillois des années 1990 aient été des indépendants ou des intermittents, dont les attentes et les ressources étaient adaptées à cette « offre » : en demande de locaux particuliers pour leurs activités, prêts à prendre des risques pour éviter le déclassement résidentiel, ils disposaient par ailleurs d’un emploi du temps souple et de dispositions telles qu’une certaine tolérance à l’incertitude ou aux « arrangements » aux marges de la légalité, des ressources et des dispositions qui s’avéraient importantes pour traiter avec les autres agents présents sur ce marché (pouvoirs publics et professionnels de l’immobilier). Le recours au paradigme de « l’économie des singularités » (Karpik, 2007) s’est avéré fort utile pour rendre compte des acquisitions et transformations menées par les « convertisseurs » (chapitre 6). Les biens immobiliers qu’ils achètent comme le contexte dans lequel ils l’achètent sont en effet marqués par une forte incertitude. Dès lors, la sociologie économique permet de mettre en lumière les ressources nécessaires à la réalisation de ces acquisitions-transformations : des « dispositifs de jugement », du temps, un budget extensible, des savoir-faire professionnels et sociaux. Ces ressources, sociales et culturelles autant qu’économiques, se voient alors converties dans la réalisation d’un logement qui aurait été inaccessible sur un marché classique et avec les seules ressources économiques.

La gentrification, dans le cas de ces « convertisseurs », peut alors s’analyser sous un jour nouveau. Sachant les difficultés, liées à leurs emplois instables, qu’ils rencontrent à se loger sur le marché locatif et sachant la nécessité, en raison de leurs professions, de rester dans un quartier relativement central, on peut formuler l’hypothèse selon laquelle l’espace du quartier ancien populaire serait constitué par ces gentrifieurs en un espace où convertir leurs capitaux en lieu et place du travail. Le moteur de la « conversion territoriale » résiderait dès lors en partie, comme l’avait montré Jean-Samuel Bordreuil dans le cas de SoHo (Bordreuil, 1994), dans le « travail » des gentrifieurs sur leurs propres trajectoires et dans les contraintes et ressources qui les façonnent. En généralisant, on pourrait se demander si la gentrification n’est pas un processus permettant de monnayer ailleurs que sur le marché du travail un capital culturel qui s’y est dévalorisé ; elle se présenterait alors comme une nouvelle façon d’organiser le marché du capital culturel (Gouldner, 1979). La fabrication de lofts et la participation à l’activation d’un marché de lofts spécifiquement montreuillois (par les pratiques immobilières mais aussi par un travail de production symbolique sur son logement et son quartier) peuvent se lire dans cette perspective. De même, le travail effectué pour tenter de faire émerger une forme de centralité dans cette commune de banlieue participe à la revalorisation d’un choix résidentiel contraint. Si le Bas Montreuil ne se présente pas, à la fin des années 2000, comme ce « 21ème arrondissement » dont parlaient les médias au début de la décennie, il est clair que les mobilités résidentielles et quotidiennes entre Montreuil et Paris se sont accrues, contribuant à l’intégration (d’une partie) de la ville tant au marché immobilier qu’à l’espace des pratiques parisiens.

Dans quelle mesure ces analyses, menées à partir d’un cas bien particulier, sont-elles susceptibles d’être généralisées ? La comparaison avec le cas des Pentes, observé mais pas analysé avec la même rigueur dans cette thèse, laisse penser qu’elles pourraient avoir quelque pertinence mais qu’il faudrait sans doute aussi les affiner en les confrontant à d’autres terrains et à d’autres types de gentrifieurs. En ce qui concerne les Pentes de la Croix-Rousse, les données, les écrits et les récits concernant les dix ou quinze premières années de la gentrification laissent paraître des points communs avec le Bas Montreuil. Le quartier est d’abord fortement « appropriable » en raison de la vacance des locaux, des prix modiques, de l’absence de concurrence sur le marché immobilier, du fort déclin démographique, de la population locale âgée (chapitre 2). D’après nos entretiens avec des « pionniers », diverses ressources paraissent valorisables dans l’accès au parc immobilier jusqu’au milieu des années 1980, comme les réseaux, qui permettent de circuler d’un logement à l’autre sans passer par les filtres du marché immobilier, ou encore les savoir-faire techniques, le capital culturel et le bluff qui permettent à certains gentrifieurs, comme dans le Bas Montreuil, d’agir sur ce marché en quasi-professionnels, traitant avec des marchands de biens ou des propriétaires institutionnels, et allant jusqu’à prendre en charge la gestion d’un immeuble locatif ou la mise en copropriété d’un bâtiment. Toutefois, la municipalité lyonnaise ayant travaillé assez tôt à l’activation du marché immobilier local (cf. chapitre 2), c’est la variable économique qui semble avoir rapidement régenté les transactions immobilières. Aujourd'hui les Pentes sont intégrées au marché immobilier normalisé du centre de Lyon, dans les prix comme dans les pratiques.

L’observation des appropriations du territoire et du fonctionnement réel du marché immobilier peut à l’inverse permettre de comprendre que d’autres quartiers, a priori comparables aux Pentes ou au Bas Montreuil du point de vue de la morphologie urbaine, ne se soient pas gentrifiés. Nous pensons ici au quartier du Panier, au centre de Marseille, où les logements sont également anciens et pour un assez grand nombre en mauvais état, et où les loyers demeurent inférieurs à ceux des autres quartiers centraux de la ville. Pourtant, la gentrification n’y semble pas vraiment « prendre ». Cela pourrait en partie s’expliquer par le fait que la population « traditionnelle » du quartier est jeune, organisée et mobilisée dans cet espace et exerce une forme de contrôle sur le marché immobilier local452 – même si d’autres facteurs jouent certainement (à commencer par la division sociale de l’espace marseillais où le centre occupe une position originale par rapport à la plupart des villes françaises). Le cas du quartier Sainte-Marthe à Paris illustre bien l’imbrication entre la question des luttes pour l’appropriation du territoire et celle du fonctionnement du marché immobilier local. Dans ce quartier, le « travail de gentrification » a été particulièrement important sur ces deux fronts (Bidou-Zachariasen, Poltorak, 2006, 2008). Ces cas laissent penser que les quartiers les plus « gentrifiables » seraient ceux qui combinent à la fois une faible occupation concurrente de l’espace et un parc immobilier ni complètement administré, ni complètement régulé par le marché. Ceux-là sont alors susceptibles d’attirer des habitants dont la position et la trajectoire donneraient sens à un investissement dans le « travail de gentrification ».

Cette approche permet en même temps de ne pas différencier les gentrifieurs uniquement par leur date d’arrivée comme le suggère le stage model : en réalité, des biens et des transactions de natures différentes coexistent sur le marché au même moment, attirant des gentrifieurs aux profils et aux ressources différentes, qui contribuent différemment au processus. Ainsi, si on ne peut pas dire que les « artistes » sont chronologiquement pionniers, comme le montrent les statistiques concernant les nouveaux habitants (cf. chapitre 2), ils jouent un rôle important dans la transformation du bâti et, partant, du marché immobilier local. Leur rôle les processus de gentrification passe peut-être davantage par ces investissements dans la sphère privée que dans l’espace public, où leur participation à la vie collective est plutôt faible comme l’ont montré Eric Charmes et Elsa Vivant (2008). Mais nous avons aussi vu, dans le cas du Bas Montreuil, des enquêtés très inégalement « convertisseurs » de biens, qui arrivent pourtant quasiment en même temps dans le quartier. Surtout, arrivent exactement à la même période des ménages de classes moyennes qui s’installent dans un logement récent sans y faire de travaux. En nous concentrant sur ceux qui ont converti des bâtiments, nous avons largement laissé de côté, dans la seconde partie de la thèse, ces ménages ayant réalisé des investissements matériels ou sociaux moins visibles ; par leur acquisition ou même leur location d’un logement plus standard, et par leurs pratiques habitantes quotidiennes, ils n’en participent pas moins au processus de transformation du quartier.

On le voit, notre travail sur un espace particulier et des gentrifieurs ayant un profil spécifique offre des résultats autant que des pistes de recherches et des hypothèses qui pourront aiguiller le travail sur d’autres cas. Nous espérons ainsi avoir modestement contribué à la connaissance de faits sociaux aussi importants que passionnants.

Notes
450.

L’expression d’« appropriation » pour qualifier la relation qui s’établit entre les gentrifieurs et le quartier a été choisie car elle semblait refléter mieux que d’autres les processus d’acquisition et de transformation qui prévalaient dans les cas que nous avons observés. L’adaptation de cette idée à des cas plus nombreux et plus variés nécessiterait sans doute une reformulation et en tous cas une interrogation plus approfondie sur le terme ; cela pourrait être un prolongement utile à ce travail.

451.

Les effets de la hausse vertigineuse des prix des années 2000 sont peu apparus dans ce travail, où la plupart des transactions étudiées ont eu lieu avant 2003. Il serait intéressant de poursuivre l’analyse afin de les analyser et de tenir compte, en outre, du changement politique survenu en 2008 avec l’élection de Dominique Voynet à la mairie.

452.

Par exemple, il semblerait qu’une partie du parc de logements du quartier soit gérée par quelques agences immobilières locales et indépendantes, n’appartenant pas à des groupes nationaux ou régionaux mais tenues par des membres de la communauté immigrée du quartier ; elles exerceraient une sélection des locataires et participeraient à la fermeture du marché immobilier local. Ces informations, recueillies au cours d’une visite guidée par des habitants du quartier sans travail de contrôle scientifique, mériteraient toutefois d’être vérifiées.