Introduction

Dans le prolongement de mon mémoire de Master, j’ai souhaité poursuivre mes recherches sur l’étude des interactions médiées par les technologies. À l’époque, j’avais étudié des interactions sur Internet par chat, utilisant la Webcam et le canal audio en contexte domestique. Ce travail m’avait permis de questionner un certain nombre de spécificités de ce mode de communication synchrone, en face à face et à distance. J’ai désiré approfondir cette investigation en me focalisant sur d’autres usages des technologies dans l’interaction, ayant lieu cette fois en milieu institutionnel et professionnel.

L’occasion de travailler sur des corpus d’interactions médiatisées par les technologies a été donnée par le projet ICA – Interaction en Centre d’Appels – initié et conçu par Lorenza Mondada. Ce projet a réuni plusieurs études de terrain documentant les activités d’opérateurs, conseillers, help dispatchers dans des centres d’appels.

C’est ainsi que nous avons eu l’opportunité de constituer un premier corpus original dans ce domaine en 2005 grâce à un partenariat entre le projet ICA et un centre d’écoute social et médical ayant décidé d’expérimenter l’usage du visiophone pour le service à certains de ses clients. Sur la base de l’analyse des interactions entre des conseillers et des patients récemment sortis d’hôpital et continuant à faire l’objet d’un suivi important à leur domicile, notre intervention avait pour but d’étudier l’implantation de cette technologie dans un domaine de services et de soins jusqu’ici proposés soit en co-présence, soit par téléphone. Ce premier corpus, qui pour des raisons pratiques a finalement été de taille restreinte, a été enrichi par un deuxième corpus, recueilli en 2007 dans le cadre d’un autre partenariat et en collaboration avec Clémentine Beretti, dans un centre d’appel chargé de gérer les différents services concernant la location de vélos mis à disposition auprès des habitants d’une grande ville française. Les échanges téléphoniques entre les opérateurs et les clients sont soutenus par un outil informatique, une base de données regroupant les comptes clients et les stations de location dispersées dans la ville, connectées par des terminaux à la centrale d’appel.

Sur la base de ces deux corpus, nous avons redéfini notre objet d’étude en l’élargissant à l’analyse linguistique et multimodale des pratiques professionnelles médiées par les technologies dans des centres d’appel. En nous intéressant aux usages des technologies dans les centres d’appel, à leur effet sur le formatage des interactions avec les clients, ainsi qu’à leur impact sur les pratiques des professionnels, nous nous sommes focalisée sur la manière dont se manifestaient les manipulations et mobilisations des technologies dans les interactions entre conseillers ou opérateurs et patients ou clients. Dans le corpus visiophonique, nous nous sommes intéressée notamment aux interactions entre les patients et le centre d’écoute, à la manière dont les patients comme les conseillers s’approprient (ou non) le dispositif visiophonique, et au recours aux technologies par les participants pendant les appels. Dans le corpus d’appels au call centre gérant la location de vélos, nous nous sommes intéressée non seulement à la manipulation des technologies informatiques par les opérateurs, mais aussi à leur mobilisation par les appelants confrontés à des problèmes face aux terminaux de location disséminés dans l’espace public. Les enjeux de ces analyses sont liés à des questions plus générales telles que l’introduction d’innovations technologiques et leur réception chez les acteurs sociaux, les formes d’appropriation ou de résistance que suscite l’introduction de ces technologies, aussi bien que la manière dont l’introduction de la visiophonie modifie les pratiques communicationnelles des usagers et implique des ajustements concernant les conduites corporelles et interactionnelles face au dispositif.

L’objectif principal de cette thèse est donc l’analyse des usages, entendue comme une analyse des pratiques situées des acteurs en considérant leur ancrage dans le contexte et ses contingences, leur déroulement temporel et leur dimension corporelle. Les deux corpus permettent des analyses des interactions à distance médiées par les technologies qui intègrent pleinement l’ensemble des activités multimodales faisant intervenir des artefacts technologiques et informatiques, en plus d’autres artefacts présents dans l’environnement (papier, documentation dans des classeurs, plans, etc.). Ces activités concernent notamment la mobilisation de l’objet liés à l’ordinateur (écran, clavier, souris) pendant la conversation téléphonique ou visiophonique, l’intégration de l’objet ‘écran’ comme un élément pertinent dans l’interaction, la recherche d’un dossier patient/client dans le système informatique, l’émergence d’un problème technique qui perturbe la communication (orale et/ou visuelle) ou encore, les possibles modifications du cadre participatif au cours de l’appel.

Ces analyses ne peuvent être poursuivies par une méthodologie basée sur l’observation participante seule (les détails sont trop fugitifs et labiles pour être notés dans des fieldnotes) ou l’entretien seul (la reconstitution post hoc de ces détails est très partielle et partiale, car ils ne sont pas nécessairement retenus comme tels par les participants). Elles peuvent en revanche être réalisées par des enregistrements vidéo des pratiques professionnelles telles qu’elles se déroulent de manière routinière en situation. C’est pourquoi nous avons exploré dans le travail préparatoire pour cette thèse, différentes manières de collecter, monter, éditer, transcrire et traiter les données enregistrées sur le terrain, en tenant compte de la complexité des conduites que nous voulions documenter.

Notre thèse se divise en quatre parties : la première (partie I) présente le cadre théorique, le corpus et la méthodologie, les trois suivantes (partie II, III et IV) sont consacrées à l’analyse des données, qui se focalisent sur trois activités mobilisant les ressources technologiques du dispositif technique de communication.

La partie présentant le cadre théorique, le corpus et la méthodologie (partie I) permet de situer notre travail par rapport à trois champs disciplinaires – l’Ethnométhodologie, l’Analyse Conversationnelle et les Workplace Studies – dont nous présentons les fondements théoriques et les objets d’étude à travers leur évolution historique depuis les années 1960. Leur discussion nous permet d’introduire les concepts et les perspectives générales qui régissent notre travail ; les outils analytiques plus précis sur lesquels sont basées les études empiriques sont toutefois présentés en introduction des parties analytiques en relation avec les objets de recherche nécessitant des notions spécifiques. Cette première partie nous permet aussi de présenter les deux terrains où les données ont été recueillies, de situer les enjeux professionnels des deux institutions qui ont acceptés de collaborer à notre étude, et de décrire les différents acteurs engagés dans les interactions de service. Le recueil des données a été une étape importante dans notre recherche, et du fait de sa complexité, nous avons consacré un chapitre particulier afin d’expliquer en détail les choix et les moyens pour obtenir nos prises de vues, ainsi que les résultats obtenus. Enfin, nous expliquons la méthodologie utilisée dans le traitement des données afin de rendre compte des matériaux exploités dans les analyses (i.e. vues multi-scopes, outils de requêtes automatiques, etc.) et de la manière dont nous avons élaboré les transcriptions de la parole et du multimodal qui tiennent une place importante tout au long de notre étude.

Les parties suivantes développent les analyses de la thèse. La seconde partie traite de la modification des cadres participatifs impliquées par des activités manipulant des artefacts technologiques et une reconfiguration de la participation dans le centre d’appel. Si, dans les interactions de service en centre d’appels, la conversation principale est celle engagée entre l’appelant et l’appelé, une multitude d’autres interactions caractérise le travail des opérateurs. C’est ainsi que nous avons observé la présence d’autres participants dans l’environnement proche, qui peuvent intervenir dans l’interaction principale à tout moment, et par conséquent, en modifier le cadre participatif. Nous avons distingué deux configurations: i) soit le dispositif est ajusté par l’opérateur aux contingences de l’interaction (pour tenir compte de l’intervention d’un tiers participant ou pour interrompre une interaction en cours et initier un nouveau cadre participatif) ; ii) soit l’opérateur s’ajuste au dispositif (par exemple pour tenir compte de l’intervention d’un tiers participant sans interrompre l’interaction principale en cours). La modification du cadre participatif peut être initiée dans les deux cas de façon orale ou multimodale, ou par l’un ou l’autre des participants (ratifié ou non dans l’interaction). Nous avons étudié également les effets de ces modifications du cadre participatif sur le cours de l’activité.

La troisième partie s’intéresse à la manière dont l’objet ‘écran’ est convoqué, décrit, intégré, comme artefact interactionnel dans la conversation. L’objet ‘écran’ prend une place essentielle dans l’activité de service, soit pour résoudre le problème d’un client, soit pour maintenir l’interaction avec le patient par visiophone. Nous avons remarqué par exemple que les participants rapportent à l’oral des informations qui sont écrites sur un écran, en employant des verbes introductifs tels que « il dit que ». Nous avons voulu montrer le lien entre le cours d’action dans lequel ils sont engagés et l’émergence de ces discours rapportés où la référence aux messages écrits peut transformer les écrans et les systèmes informatiques en « agents interactionnels », notamment lors du guidage de l’activité à distance et en temps réel par les participants.

La quatrième partie se focalise sur les activités d’information de l’opérateur en centre d’appel et notamment sur la notification d’un état a-problématique du compte client. Nous avons établi une collection d’appels où un client s’adresse au service pour résoudre un problème (il est dans l’impossibilité de louer un vélo) qui, après vérification par l’opératrice, est minimisé et nié par elle (qui lui notifie que son compte n’a pas de problème). Nous avons identifié pour ces appels six phases successives, de la formulation du problème par le client jusqu’à la notification de non problème par l’opératrice, en analysant finement l’organisation séquentielle de l’activité. L’activité de diagnostic opérée ici par l’opératrice dépend étroitement des informations du compte client apparaissant sur l’écran après son identification. Ce sont ces données qui permettent à l’opératrice d’établir le diagnostic, de notifier l’état a-problématique du compte, et de fournir éventuellement des explications complémentaires au client.

A travers ces études détaillées de problèmes pratiques particuliers traités par les participants, nous espérons contribuer à une étude détaillée de la manière finement organisée dont l’activité des opérateurs intègre de façon compétente et habile, à la fois la conversation avec le client et la manipulation des artefacts informatiques qui lui permettent de traiter son problème. La manière dont l’opérateur intègre ces aspects, leur manifestation et accountability pour l’interlocuteur, la convocation par l’appelant de ces ressources technologiques, permet de faire un pas en avant dans la compréhension des usages des technologies dans l’interaction.