Turn-taking system

Sacks, Schegloff et Jefferson (1974) articulent le turn-taking system en deux composantes distinctes mais étroitement liées: 1) the turn constructional component ou la composante responsable de la construction du tour ; et 2) the turn allocation component ou la composante fondant l’allocation du tour. Ces deux composantes sont reliées par un ensemble de règles.

La première est construite autour d’unités qu’ils appellent turn constructional units (TCU, ou unités de construction du tour UCT) dont la composition est fortement dépendante du contexte. Ces unités sont définies en termes structurels qui sont context-free, correspondant à l’efficacité et l’omniprésence d’un dispositif formel qui gère les activités les plus diverses ; tout en étant capables d’une extraordinaire context-sensitivity, la construction des tours étant toujours ancrée dans des actions situées particulières. Les participants s’orientent vers la complétion des TCUs en exploitant différents types de ressources linguistiques - au niveau grammatical, syntaxique et/ou intonatif (Sacks, Schegloff & Jefferson, 1974)4 - afin de repérer un TRP (transition relevance point, ou point de transition pertinent) où l’alternance des tours de parole peut se faire.

Dans l’extrait 1-1, Mme Guibunot énonce la raison de son appel. Son tour de parole peut être segmenté en quatre UCT plus ou moins complètes syntaxiquement.

Ext1-1
GUI .hh euh: bonjou::r/ j'ai un problème euh:: (.) `fin j'ai eu un problème avec mon vélo euh::: (0.8) donc il a été indiqué comme euh (.) pas r`posé\

La première UCT est complète au niveau intonatif « .hh euh: bonjou::r/ » et correspond à la deuxième partie de paire adjacente dans la séquence de salutations initiée par l’opératrice en ouverture de l’appel (la première partie de paire adjacente n’est pas représentée ici). La cliente s’oriente ensuite vers une complétion de la seconde UCT « j'ai un problème euh:: (.) » qui est syntaxiquement complète, mais se termine par une marque d’hésitation (l’allongement). La troisième UCT est une reprise partielle de la seconde dans une réparation, avec un temps d’énonciation différent (au passé et non au présent), « `fin j'ai eu un problème avec mon vélo euh::: », suivie d’une précision concernant l’objet du problème. Cette troisième UCT est terminée par la même marque d’hésitation allongée « euh::: ». Après un pause de 0.8 secondes, la cliente conclut son tour en donnant un complément de la raison de son appel « donc il a été indiqué comme euh (.) ». Cette quatrième UCT est syntaxiquement incomplète et la cliente s’oriente vers l’incomplétude en terminant finalement son énoncé « pas r`posé\ ».

La notion de complétion possible du tour est fondamentalement liée à celle de point de transition pertinent (PTP) ou transition relevance place (TRP). A un point de complétion possible, le changement de locuteur est une action suivante possible : Ce moment représente un point de transition pertinent.

Dans l’extrait 1-2, nous observons un premier PTP possible. Le client (M. Paleaud) indique à l’opératrice que la lumière verte de la bornette ne s’est pas allumée. Le tour est syntaxiquement complet.

Ext1-2
PAL non non il s'est pas allumé non [plus ]
MAT [ah i`] s'est pas allumé non plus\

Mathilde identifie alors un point de complétion possible et s’oriente vers un changement possible de locuteur. Elle saisit son tour de parole en chevauchement de la fin de celui du client.

L’extrait 1-3 permet d’illustrer une autre manifestation du point de transition pertinent possible, en absence de silence entre les deux tours de parole. Le client (M. Gatternn) termine de répondre à l’opératrice. Le tour est syntaxiquement complet et se finit par une intonation descendante.

Ext1-3
GAT c’était par téléphone hein que::\ (0.7) que j` gérais les informations\
MAT ah:/ d’accord j’ai cru qu` vous nous aviez fait un mail
euh::\

Le fait que Mathilde n’intervienne pas après les (0.7) secondes de pause de la ligne 1 montre qu’elle s’oriente vers la non-complétude du tour à ce moment-l.à. Elle intervient par contre quand l’énoncé a été complété. Mathilde traite ce moment comme un point de complétion possible et s’auto-sélectionne comme locutrice suivante. Il s’agit donc également d’un point de transition pertinent pour un changement de locuteur.

Les participants peuvent enfin identifier un point de transition pertinent sans pour autant opérer nécessairement un changement de locuteur. Dans l’extrait 1-4 par exemple, Mathilde est en train d’expliquer au client que les techniciens sont allés voir l’état de son vélo en station « d’accord\ (0.5) bon ben i`s vont aller voir\ ».

Ext1-4
MAT

MAT
d’accord\ (0.5) bon ben i`s vont aller voir\
(1.2)
i`s vont aller voir sur la station et euh:: donc euh normal`ment dans\ si tout est bon: dans quarante huit heures votre carte est débloquée\

Le début de tour de Mathilde est syntaxiquement complet et se termine par une intonation descendante. Une longue pause de 1.2 secondes marque un point de transition pertinent possible que le client ne saisit pas pour intervenir dans l’interaction. En l’absence de changement de locuteur, l’opératrice garde le tour et poursuit son explication.

La seconde composante correspond aux procédures et aux techniques d’allocation du tour et est responsable de l’hétéro- ou auto-sélection du prochain locuteur, voire de la continuation par le locuteur en cours. En effet, le locuteur en cours peut désigner le locuteur suivant en posant une question qui projette alors une réponse. Il peut également désigner le prochain locuteur en utilisant un terme d’adresse ou un pronom personnel5. La sélection du locuteur suivant peut enfin être établie de manière silencieuse, c'est-à-dire par la direction du regard du locuteur en cours vers le prochain locuteur. Dans les situations d’allocation du tour où l’un des locuteurs s’auto-sélectionne comme locuteur suivant, la différence par rapport à l’hétéro-sélection est que ce nouveau locuteur n’a pas été désigné explicitement lors du tour de parole précédent son intervention. Il arrive également qu’en l’absence de prise de tour après l’énoncé du locuteur en cours, ce même locuteur s’auto-sélectionne pour reprendre la parole dans l’interaction.

Sacks et ses collègues ont également déterminé quelques règles qui régissent la construction et l’allocution des tours dans la machinerie des tours de parole :

(1) À tout PTP:

(a) si le participant actuel A a désigné un « participant suivant » B, alors les participants présents s’attendent à ce que B prenne le tour suivant au prochain TRP ;

(b) Si le participant actuel A ne désigne pas de « participant suivant » B, alors les autres participants présents (B, C, D, etc.) peuvent s'auto-désigner au prochain TRP ; le premier qui prend la parole acquiert le droit de produire le tour suivant ;

(c) Si le participant actuel A ne désigne pas un « participant suivant » B et qu'aucun autre participant ne s'auto-désigne, A peut reprendre la production de son tour.

(2) À tous les PTP suivants: Si ni 1(a), ni 1(b) ne sont réalisées et si le locuteur A reprend le tour suivant la règle 1(c), alors l'ensemble des contraintes 1(a) - 1(c) s'applique à nouveau.

Enfin, les auteurs ont dégagé quelques caractéristiques fondamentales du système du turn-taking comme par exemple :

  • Le changement de locuteur se reproduit ;
  • Un participant parle à la fois ; si les cas où deux locuteurs ou plus parlent à la fois sont fréquents, ils sont brefs ;
  • Les transitions entre deux tours sans pause ou chevauchement sont fréquentes ;
  • L’ordre des tours varie et la distribution relative des tours n’est pas définie à l’avance ;
  • La longueur des tours n’est pas figée, elle peut varier ;
  • Le nombre de participants peut varier ;
  • Les tours de parole peuvent être continus ou discontinus.

Notes
4.

Sur la notion de complétion du tour, voir également Ford & Thompson (1996) ; Selting (1998) ; et Goodwin (1981).

5.

La sélection du prochain locuteur devient plus complexe lors nous sommes dans une situation d’interaction multi-partite, c'est-à-dire avec plus de deux locuteurs engagés. Voir également Lerner (1996)