— Partie II —
Modification des cadres participatifs autour du dispositif technique

Introduction

Cette première partie de l’analyse s’intéresse à la notion de cadre participatif dans les interactions en centre d’appels, et plus particulièrement à l’émergence d’une modification du cadre participatif impliquant des artefacts technologiques essentiels dans le dispositif de communication. Les interactions ordinaires par téléphone présupposent un certain format participatif, mettant généralement en jeu deux participants distincts et distants. L’interaction est donc principalement bipartite. Il peut y avoir modification du cadre participatif selon deux positions différentes par rapport au locuteur engagé dans l’échange en cours : d’une part, il peut y avoir une intervention hétéro-initiée d’un troisième participant co-présent à l’un des deux participants engagés dans l’échange ; d’autre part, la modification du cadre participatif peut être auto-initiée par l’un des participants engagé dans l’échange. Notre corpus rassemble des appels téléphoniques dit « de service », soit entre des clients et des opérateurs, ou entre des patients et des conseillers. Ces interactions ont la particularité d’être menées autour d’objets technologiques tels qu’un écran d’ordinateur afin de manipuler le dossier du client dans le cas d’appels à LocBike ; et en gérant une image visiophonique dans le cas d’appels avec les patients. Cet environnement d’interactions téléphoniques médiées par ordinateur diffère des interactions strictement téléphoniques ordinaires. Nous avons donc souhaité aborder la notion de cadre participatif dans ce contexte d’appels, afin d’en étudier l’organisation parfois complexe lors de sa modification.

La notion de cadre participatif dans les interactions en face à face ou à distance a été souvent étudiée dans les travaux en Analyse Conversationnelle et dans le champ des Workplaces Studies. Elle renvoie à la manière dont les acteurs sociaux (Goodwin & Goodwin, 2004) accomplissent, de façon dynamique et visible, des statuts tels que « locuteur » ou « destinataire ». Cette vision de la participation est notamment issue des travaux de Goffman (1981), de laquelle résulte le modèle traditionnel de l'échange bipartite et unidirectionnel. Goffman établit une distinction entre les auditeurs ratifiés (i.e. désignés ou non par le locuteur) et non-ratifiés (i.e. impliqués dans la conversation sur un plan secondaire). Il regroupe dans les auditeurs non-ratifiés : i) les « espions » (eavesdroppers), ii) ceux qui écoutent la conversation par inadvertance (overhearers), et iii) les « spectateurs » (bystander), c'est-à-dire physiquement présents dans la conversation mais non impliqués. Ces distinctions tiennent compte de la possibilité d'une interaction à plusieurs et essaient de formuler différents degrés d'implication dans la conversation, ce qui peut donner lieu à différentes formes de conversations parallèles (byplay, collusion, schisme, etc.) à la conversation dite « principale ». Les locuteurs et les auditeurs sont des acteurs incarnés à titre égal, impliqués dans une activité commune, et au cours de laquelle la participation est accomplie de façon mutuellement reconnaissable par l’ensemble des participants, qu’ils soient ratifiés ou non :

‘« Any participation framework is an ongoing contingent accomplishment, something not under control of a single party (who can at best make proposals about the structure of participation that should be operative at that moment), but rather something that has to be continuously achieved through public displays of orientation within ongoing processes of interaction. » (Goodwin, 2000 : 1500)’

Goodwin & Goodwin (2004) ont repris la notion de cadre participatif (participation framework 27 , Goffman, 1981 : 137) en soulignant l'absence d'un outil d'analyse qui permettrait d'étudier la participation sur la base des pratiques interactionnelles des acteurs sociaux (Goodwin & Goodwin, 2004 : 225). Ils insistent sur la nécessité d'analyser la participation à travers les activités dans lesquelles les acteurs sociaux s'engagent, et non seulement en examinant leurs énoncés. Il est donc important de tenir compte également de la notion d'embodiement des participants comme un élément fondamental pour l'analyse. Goodwin a mené dans certains de ses travaux (2000) une réflexion sur les notions de « participation framework », de « contextual configuration » et de « semiotic field ». Selon l’auteur, la participation dépend essentiellement de la disponibilité visuelle des participants, de leur attention réciproque, ainsi que de leur attention convergente vers un objet (Goodwin, 2000 : 1500 ; et aussi Mondada, 2005, 2006b ; De Stefani, 2006 ; Brassac & alii, 2008 ; Haddington & Keisanen, 2009).

Dans une telle conception de l'interaction, une importance analytique est également attribuée à l'espace dans lequel se déroule l'interaction (Mondada, 2005, 2006f) et aux artefacts qu'il contient28. La notion d’espace interactionnel a été souvent traitée dans la littérature à travers des travaux concernant la multimodalité dans l’interaction (Mondada, 2004b, 2006a, 2006d, 2007c, 2008a ; Traverso, 2009). Goffman (1961, 1963a, 1971, 1974), et Kendon (1990) sont deux auteurs ayant mené des recherches particulièrement approfondies sur l’articulation entre l’organisation de l’action et son articulation à l’espace. Goffman a développé la notion d’interaction « focalisée » (focused gatherings, 1963b) par laquelle il définit l’interaction sociale en tant qu’elle se manifeste par une modification de la co-présence physique, et donc par des relations de proximité propres au face-à-face (i.e. orientation des corps, des visages et des regards qui manifeste un contact attentionnel partagé)29. Kendon reprend l’idée goffmanienne d’organisation variable de l’attention dans l’interaction, en la concrétisant davantage dans la notion de F-Formation. Il traite le positionnement spatial et l’orientation du corps comme des ressources permettant aux participants de constituer un arrangement propice à un focus d’attention commun et à un engagement dans une activité commune. Cet arrangement se transforme ou se dissout lorsque l’activité change ou se termine. La F-formation peut prendre différentes formes, dont le face-à-face est la plus étudiée, mais qui n’exclut pas des dispositions en L ou côte-à-côte. Kendon souligne le double fait que la disposition des corps dans l’espace signale le type de cadre interprétatif proposé et partagé par les participants et qu’elle a un effet structurant sur le type d’interaction qui s’y déroule (1990 : 248-251). Ces notions sont également développées dans les travaux relevant du domaine des Workplaces Studies (Luff & alii, 2002), où les gestes et autres formes d’ajustement corporel sont particulièrement importants. Ces derniers fournissent en effet un support relativement « discret » à travers lequel les locuteurs essayent de comprendre le comportement d'un co-participant au cours de la production (mutuelle) d'une activité.

‘The research demonstrates the ways in which visual conduct like talk is interactionally and sequentially organised, and is thoroughly embedded within the ongoing, step by step, production and receipt of social actions and activities within face to face communication. (Heath & Luff, 1992 : 5)’

Nous avons remarqué dans nos données plusieurs situations où le cadre participatif « principal » est modifié. Nous entendons par « principal » les interactions entre l’opérateur et le client, ou entre le conseiller et le patient. De notre point de vue, une modification du cadre participatif émerge lorsque ce cadre interactionnel « principal » est transformé par l’un des participants non-ratifié (Goffman, 1981). Nous rappelons que notre recherche a pour objectif d’analyser les pratiques professionnelles dans un centre d’appels. Ainsi, il nous semble intéressant de comprendre en quoi les modifications du cadre participatif ont des conséquences importantes dans le déroulement de l’activité en cours. Pour cela, nous essayerons de répondre à différentes interrogations que cela soulèvent : quelles fonctions peut-on dégager de ces modifications de cadre participatif ? Quelles sont les conséquences de ces modifications de cadre participatif dans la suite des interactions avec le client/le patient ? Quelles sont les ressources utilisées par les participants eux-mêmes pour rendre publique ou non la modification du cadre participatif ?

Les notions de cadre participatif et de multimodalité présentées en introduction ouvrent alors une nouvelle perspective sur les interactions entre plusieurs participants, soit avec plus de deux participants (Sacks, 1992 : 309). De nombreux travaux ont souligné les différences entre une conversation avec deux locuteurs et une à plusieurs participants (multi-party conversation). Tandis qu'avec deux locuteurs, l'alternance suit généralement le schéma A-B-A-B ; dans les interactions multipartites, un schéma du type A-B-C-A-B-C ou A-B-C-D-A-B-C- D ne peut pas être observé (Sacks, 1992 : 309-310 ; Schegloff, 1995 : 32). Dans nos données, la tâche de sélectionner le locuteur suivant, quasiment automatique à deux, s'avère plus complexe lorsque plusieurs participants sont impliqués30. Le locuteur qui occupe le tour peut s'adresser à un seul interlocuteur, mais peut également sélectionner plusieurs, voire tous les autres co-participants (Sacks, 1992 : 313). Il peut être enfin sélectionné par un co-participant non ratifié dans l’interaction principale dans laquelle il est engagé. L’ensemble de ces organisations du turn taking dans l’interaction implique des ajustements autour d’artefacts essentiels dans le dispositif de communication.

Nous avons établi une collection d’extraits dans nos deux corpus au sein desquels émerge une situation de modification de cadre participatif. Nous avons classé ces extraits en tenant compte du dispositif technique mis en place lors de ces interactions : soit les participants s’ajustent au dispositif ; soit le dispositif est ajusté au positionnement des participants. Nous rappelons que le dispositif technique de communication entre l’opérateur/la conseillère et le client/le patient est différent selon le corpus. Dans les données de LocBike, la communication est médiée par téléphone, avec la mise en place de l’option « haut-parleur » afin que le discours du client soit audible en dehors du casque de l’opérateur, et puisse ainsi être enregistré. Dans le corpus HumPrior, la communication est médiée par ordinateur, avec la mise en place de l’image vidéo du patient à distance31. Ainsi, l’ajustement ou non au dispositif technique établi par le participant est propre à chaque situation de communication : dans le cas de LocBike, un exemple d’ajustement du dispositif par l’opérateur est l’action de couper l’audio entrant sur le téléphone afin de se rendre inaudible du côté client ; alors que dans le cas de HumPrior, il s’agira plutôt d’une réorientation de l’angle de la caméra par la conseillère sur le tierce participant.

De plus, il est important de distinguer les deux contextes interactionnels de nos corpus pour comprendre dans quel espace distant peuvent émerger les modifications de cadre participatif. Nous avons représenté les deux environnements par un schéma afin de rendre compte des participants impliqués dans les séquences de modifications de cadre participatif.

Schéma 1 : Corpus LocBike
Schéma 1 : Corpus LocBike

Dans le corpus LocBike, les modifications de cadre participatif émergent dans l’espace institutionnel où sont installés l’opérateur et ses collègues en co-présence. Il s’agit d’un espace accueillant des déplacements potentiels des participants, aussi bien de l’opérateur – qui peut se lever pour aller chercher des dossiers – que les collègues, qui sont en train de traiter des dossiers papiers pendant que l’opérateur gère les clients au téléphone.

Schéma 2 : Corpus HumPrior
Schéma 2 : Corpus HumPrior

Dans le corpus HumPrior, les modifications de cadre émergent plutôt du côté patient, dans l’espace privé du domicile du participant à distance par visiophone. L’épouse du patient est toujours présente à ses côtés mais elle n’est pas nécessairement « disponible » visuellement dans l’interaction par visiophone au regard de la conseillère. Comme le montre le schéma, elle peut se positionner en retrait à côté de l’écran. Cependant, de la même façon que dans le corpus LocBike, les participants en co-présence peuvent se déplacer dans leur environnement (ex : l’épouse qui se place à coté du patient, face à l’écran ; le patient qui sort du champ de la caméra).

Nous avons choisi d’analyser les extraits en préservant leurs différences dans le mode de communication – par téléphone vs. par visiophone –, avant de revenir en conclusion de cette partie sur les points convergents et divergents en fonction des résultats obtenus. Tout d’abord, nous allons nous intéresser aux interactions de service au centre d’appels de LocBike (chapitre 2.), corpus au sein duquel nous avons retenu quinze extraits. Ensuite, nous analyserons les neuf extraits d’interactions de service au centre d’écoute HumPrior et à l’hôpital de Pery (chapitre 3.). Dans cette seconde section, nous étudierons un extrait dans lequel émerge une modification du cadre participatif suite à un problème technique. Nous avons préféré dissocier ce cas par rapport aux autres appels par visiophone car, dans cet exemple, aucun ajustement du dispositif de communication n’est observé par rapport aux participants (ni réorientation de la webcam écran, ni ajustement des participants par rapport au dispositif).

Notes
27.

Voir également Rae (2001).

28.

La notion d’artefact sera également développée plus en détail dans la partie III traitant de l’intégration de l’objet ‘écran’ comme artefact interactionnel, cf. p157.

29.

La notion d’interaction « focalisée » est à distinguer de la notion d’interaction « non focalisée » (unfocused interaction) qui renvoie aux formes de coprésence sans coordination de l’attention, voir Goffman (1981 : 185).

30.

Cette tâche est également rendue complexe du fait de la spécificité dûe au dispositif technique de communication.

31.

Voir partie I pour un rappel sur le dispositif technique de communication entre les participants, p37.