Énoncé auto-adressé : « responsive cry »

Dans l’extrait 2-6, Mathilde est en communication avec la cliente, Mme Témorin, depuis déjà 2’40 minutes. La formulation de la raison de l’appel est intégrée par l’opératrice qui a posé le diagnostic et effectué les diverses vérifications nécessaires. Elle a commencé la phase d’explication et fournit à la cliente des solutions pour résoudre son problème. L’extrait débute au moment d’une nouvelle phase d’explications. L’opératrice a sur son écran d’ordinateur la page du site internet de LocBike Laville depuis lequel la cliente n’arrive pas à télécharger un formulaire d’abonnement nécessaire.

Ext2-_L25-12_28’00 : WebVille
1 MAT #alors\ c` que vous allez faire\ ce que sur notre
  ecr #5e onglet page web locbike laville
2   §site apparemment euh:: (du coup) i` va §i` va pas vous
  matG §clic 2e onglet édition client abonné---§déplace souris-->
3   laisser aller jusqu’au bout\ (.)donc vous allez [aller sur- ]
4 TEM [oui/ ben i`:]
5   i` m’enquiquine [bon\ (.) oui\]
6 MAT [v- vous vous ] allez aller sur §l` site
  matG ------------------------------------------------§clic 5e onglet locbike laville
7   §de laville\ donc euh:\ §en fait euh:::\ c’est
  matG §déplace souris vers barre d’adresse§maintient position souris sur barre d’adresse-->
8   trois double vé\ (0.5) point [lavi- ]
9 TEM [alors a]ttendez\§ (0.5) alors\
  matG ----------------------------------------------§
10   +je re§commen:ce/ §
  matR +vers tél.-->
matG §active ‘muet’ audio TEM§
11 MAT-> +elle va m` ga[ver elle] j` sens\ +<HHH. (2.0)>+
12 TEM [oui ]
  matR +vers cam.------------------------+vers g.-----+
13 TEM +euh oui\ §(..) dites moi\
  matR +vers tél.-->
matG §réactive audio TEM-->
14   (0.3)§
    -----§
15 MAT euh::\+ alors trois double vé point laville\ (.) euh en
  matG ------+
16   minuscule et tout attacher\

Nous pouvons segmenter cet extrait en quatre étapes dans le déroulement de l’activité. Tout d’abord, nous avons la phase de diagnostic, où l’opératrice explique le diagnostic établi, à savoir que le site internet de LocBike ne permet pas d’aller « au bout » du processus de téléchargement (l. 1-3). Au cours de cette information, elle alterne avec une autre fenêtre active concernant le compte client (l. 2). Ensuite, Mathilde propose une autre adresse de site internet sur lequel aller pour trouver les formulaires d’abonnement à récupérer (l. 3-8). Cette phase correspond à solution du problème. Au début de cette étape, le tour de l’opératrice est chevauché par une intervention de la cliente (l. 3-4), qui elle-même est de nouveau chevauchée par une reprise de tour de Mathilde (l. 6). Ces chevauchements successifs indiquent une certaine compétition du tour entre les participantes où l’opératrice montre clairement son désir de poursuivre son explication. Elle reprend son tour de parole par une répétition totale de son énoncé précédent « vous allez aller sur » (l. 6), qui avait été interrompu par l’intervention de la cliente.

Nous remarquons que l’opératrice formule une pré-expansion33 (l. 1-3), projetant ainsi une suite dans l’interaction où sera produite l’annonce concrète de la solution. Entre la pré-expansion et l’annonce, une incise permet le rappel de l’origine du problème. Nous pourrions le retranscrire ainsi selon les conventions de Schegloff :

MAT Fpre -> alors\ c` que vous allez faire\ ce que sur notre
    §site apparemment euh:: (du coup) i` va§
matG   §clic 2e onglet édition client abonné §
  §i` va pas vous laisser aller jusqu’au bout\ (.)
matG   §déplace souris-->
Fb-> donc vous allez [aller sur- ]

Fpre représente la pré-expansion de l’annonce en première partie de paire adjacente ; Fb représente la première partie de paire adjacente de base.

Dans la phase suivante, entre les lignes 6 et 8, l’opératrice donne la solution au problème de la cliente en dictant l’adresse de l’autre site internet sur lequel aller. Elle fragmente son annonce en utilisant deux formats d’énonciation :

  1. le premier est de citer le nom commun du contenu du site en question « sur l` site de laville\ » (l. 6-7) ;
  2. le deuxième est de citer l’adresse internet de ce site « c’est trois double vé\ (0.5) point [lavi-] » (l. 7-8).

Nous observons à la fin de l’énoncé de Mathilde (l. 8) une demande d’ajustement de la part de la cliente. La pause de 0.5 secondes représente un point de transition pertinent pour Mme Témorin, qu’elle saisit en chevauchant la fin du tour de Mathilde. La cliente demande une mise en attente (l. 9) durant l’énonciation de l’adresse du site internet. Cela correspond à la troisième étape. Après une deuxième pause de 0.5 secondes, nous comprenons que la cliente est en train d’effectuer la manipulation simultanément au tour de l’opératrice : « alors\ je recommen:ce/ » (l. 10). L’opératrice modifie simultanément l’orientation de son regard vers le téléphone, et enchaîne tout de suite sur la désactivation du canal audio du téléphone.

Mathilde formule un commentaire auto-adressé « elle va m` gaver elle j` sens\ » (l. 11) en regardant la caméra en face d’elle. Une longue expiration de deux secondes suit son commentaire pendant laquelle elle focalise son regard sur sa gauche. L’interaction entre l’opératrice et la cliente n’est pas interrompue, la cliente reprend la parole (l. 13) et indique à Mathilde qu’elle peut reformuler les instructions à suivre, initialement annoncées (entre les lignes 6-8). Mathilde exploite le tour de parole de la cliente pour initier la réactivation du canal audio avec son interlocutrice. Puis elle reprend la consigne à suivre en épelant l’adresse du site internet sur lequel doit aller la cliente « trois double vé point laville\ » (l. 15).

À la différence des modifications de cadre participatif où l’énoncé inséré par l’opératrice est adressé à un tiers participant, en co-présence, il est intéressant de souligner ici l’adresse particulière de l’énoncé formulé par l’opératrice. Il n’est adressé ni à la cliente, comme nous l’avons vu à la section précédente : aucune marque d’adresse directe n’est relevée (pronom personnel par exemple) ; ni adressé à une collègue présente dans la pièce : aucun indice de regard orienté vers un autre participant. Nous observons néanmoins ce regard vers la caméra qui marque une prise en compte du point de vue « extérieur » incarné par l’artefact mais non une adresse explicite orientée vers les participants « représentés » par l’objet. Nous avons donc qualifié cet énoncé explicite d’auto-adressé, qui possède, selon nous, la même fonction qu’un self talk tel que Goffman (1981) le définit dans son étude sur les responses cries.

Nous avons analysé six extraits présentant une modification de cadre initiée principalement par l’opérateur dont l’objectif est de produire une évaluation ou un commentaire sur un élément de la situation interactionnelle en cours avec le client. Nous avons pu observer certaines systématicités caractérisant cette action de produire un tour évaluatif, comme par exemple le fait que généralement, l’opérateur ne notifie pas explicitement au client qu’il va désactiver le son entrant du téléphone pour formuler une évaluation par un syntagme verbal du type « j` vous laisse patienter quelques instants ». Nous avons un seul extrait (ext2-3) où l’opérateur est engagé dans une activité de résolution du problème du client et est en train d’agir sur le dossier informatique du client simultanément. Il formule alors une mise en attente auprès du client, l’informant de cette résolution du problème en parallèle, et utilise cette mise en attente explicite pour produire également une évaluation sur la situation en cours. Cependant, nous avons remarqué que la suspension du son entrant sur le téléphone pouvait émerger après une mise en attente explicite ou non de la part du client (trois extraits sur six). Cette structure est étroitement liée à l’activité en cours de la part des participants. En effet, le client est souvent en train de réaliser une action pertinente dans la résolution du problème (ex : sortir sa carte d’abonnement, agir en simultané sur un écran à distance) ce qui ralentit la temporalité de l’interaction. L’opérateur mobilise alors ce laps de temps pour suspendre le son entrant du téléphone et pour produire une évaluation sur la situation interactionnelle en cours.

L’activité dans laquelle sont engagés les participants est un facteur caractéristique important dans le choix du moment pour agir sur le dispositif, c’est-à-dire pour désactiver le son entrant du téléphone et ensuite modifier oralement le cadre participatif. Nous avons remarqué que les opérateurs ont une préférence pour suspendre l’audio entrant sur un long silence entre deux tours (quatre extraits sur six). Ces longues pauses sont souvent associées à une activité multimodale réalisée en parallèle par le client ou par l’opérateur (après une mise en attente explicite ou non). Nous avons deux occurrences où l’opérateur décide de désactiver le son entrant simultanément à un tour du client.

Nous avons relevé également que la modification du cadre participatif suite à l’intervention sur le dispositif technique n’induisait pas nécessairement une intervention orale du troisième participant (la collègue) dans la situation de changement de cadre. En effet, nous avons deux exemples où l’opératrice suspend l’interaction orale avec le client pour formuler une évaluation tout en orientant son regard vers sa collègue (dans un premier cas) ou vers la caméra (dans un second cas). Cependant, aucune réponse orale n’est relevée de la part de la collègue. Dans un troisième cas, nous avons effectivement une absence de réponse de la collègue suite au tour de l’opératrice, mais elle était alors intervenue avant la suspension de l’interaction orale avec le client (cf. ext2-4) ce qui représentait déjà une première modification du cadre participatif.

Enfin, nous avons cherché à voir si la séquence de modification du cadre participatif était pré-initiée avant l’intervention de l’opérateur sur le dispositif technique et nous sommes arrivées à l’observation que l’opérateur n’anticipait pas systématiquement la suspension de l’interaction orale avec le client. Dans seulement deux exemples, nous avons relevé des regards orientés vers la collègue précédent l’action de désactivation du son entrant. L’activité d’évaluer ou de commenter une situation est donc ici une activité émergeante en fonction de la position séquentielle dans laquelle se trouvent les participants dans l’interaction, principalement lors d’un ralentissement temporel de la conversation induit par une action parallèle réalisée par le client ou l’opérateur et donc, généralement lors d’un silence.

Notes
33.

Voir Schegloff (2007).