Auto-initié par l’opératrice

Dans l’extrait 2-8, deux personnes, en plus de Samira l’opératrice, sont présentes dans la pièce où se déroule l’interaction téléphonique entre elle et le client, M. Bruet : Justine et Mathilde, qui sont deux collègues de travail. Mathilde est installée en face du bureau de Samira, et elle est en train de trier des papiers en cours. Justine est assise à la gauche de Samira. Après avoir diagnostiqué le problème du client, l’opératrice va le mettre en attente pour faire une recherche manuelle dans son dossier papier. Nous allons voir que cette mise en attente de l’interaction principale va faire émerger une collaboration verbale et multimodale de la part des deux autres participantes présentes dans la pièce pour faire avancer l’activité de recherche du dossier client sur papier. L’extrait commence au moment où l’opératrice prend note du nom et prénom du client (l. 1-5).

Ext2-_L25-15_01’14’55 : CollaboFiche
1   §(0.7)
  samG §prends notes papiers-->
2 BRU bruet (0.2) bé èr u é té
3 SAM et votre prénom/
4   (0.6)
5 BRU sébastien
6   (0.6)
7 SAM je vais rechercher votre dossier\ je vous demande un p`tit§
samG ----------------------------------------------------------§
8 SAM +instant hein\+
samR +vers classeur+

Samira annonce au client une mise en attente pour rechercher son dossier papier (l. 7). Elle finit d’écrire l’identité de M. Bruet sur ses notes et oriente son regard vers le classeur situé à sa gauche. Pendant la pause de 0.7 secondes qui suit, Samira initie la séquence de désactivation du son entrant du micro en dirigeant son bras vers le téléphone (l. 9). Son geste est maintenu pendant la réponse du client qui valide la demande de l’opératrice « okay » (l. 10).

9   §+(0.7)
  samG §dirige bras vers tél.-->
samR +vers tél.-->
10 BRU @okay§
  jusG @approche classeur de SAM-->
samG -----§
11   §(0.9) § (0.2) §(0.3) +(0.9) @(0.5)
  samG §active ‘muet’ audio BRU§ §enlève casque
samR +vers classeur-->
jusG ----------------------------------------------@
12   §(1.2) §(0.4) § (0.2)
  samG §pose casque et enlève livre main d.§
samG §ouvre classeur main g.-->

Simultanément au tour de M. Bruet, Justine, assise à la gauche de Samira, approche le classeur près d’elle (l. 10). Samira désactive le son entrant du micro puis enlève son casque (l. 11). Une longue pause de 3.2 secondes précède l’intervention de Mathilde durant laquelle Samira termine de poser son casque et enlève un livre avant d’ouvrir le classeur que lui a approché Justine (l. 12). Mathilde s’auto-sélectionne (l. 13) et informe Samira qu’elle connait ce dossier client, puisque c’est elle qui l’a ajouté au classeur. Une longue séquence de recherche du dossier client commence à partir de la ligne 14. Mathilde continue aux lignes 15 et 18 de donner des informations à Samira, qui oriente alternativement son regard entre le classeur et son interlocutrice (l. 14). Samira notifie la non-présence de la fiche client dans le classeur (l. 16). Une pause de 0.7 secondes précède l’intervention de Mathilde (l. 17) qui confirme la présence de la fiche. Elle épelle de nouveau le nom du client, ce qui manifeste peut-être une demande de vérification pour s’assurer que Samira a cherché dans les bonnes fiches.

13 MAT c’est moi qui l’ai mis d`dans §(0.9) +xxx +
samG ------------------------------§feuillette av.-->
samR +vers MAT+
14   +(4.5) +(1.0) +(1.6)
  samR +vers classeur +vers MAT +vers classeur-->
15 MAT xxx xx xxxx/=
16 SAM =§il y est pa::s/§
samG §feuillette arr.§
17   §(0.7)
  samG §reste sur fiche-->
18 MAT si si i` doit y être bruet\ (0.2) bé èr u é té§
samG ----------------------------------------------§
19 §(0.3)
samG §feuillette arr.-->
20 SAM nan §de ballet/ à §[XXX ]
21 MAT §[alors de de]mande lui §euh moi §
samG ----§feuillette av. §reste sur fiche--------§feuillette arr.§
22 §+j` crois bien que j` viens de recevoir un mail là\
samG §cherche sur papiers-->
samR +vers MAT-->

Samira confirme à son tour la non-présence de la fiche en justifiant son argument par la nomination de la fiche précédente et suivante (l. 20). Ensuite, Mathilde propose une solution à Samira pour vérifier l’état de la fiche du client en lui demandant s’il a envoyé un email au service (l. 21-23). Aux lignes 27 et 30, Mathilde réintroduit le nom du client à chercher et l’épelle de nouveau comme une sorte de vérification mutuelle de l’objet référent problématique. La réintroduction de cette information permet aux deux professionnelles d’établir une convergence mutuelle vers deux éléments : i) établir la constatation similaire d’avoir « vu » ce nom (l. 32-33) ; ii) de collaborer dans la recherche du dossier du client puisque Mathilde se lève pour et se dirige du côté de Samira pour l’aider à chercher dans le classeur (l. 33). Pendant cette phase de vérification mutuelle, Samira continue de feuilleter dans le classeur et de regarder Mathilde.

23   (0.6)+(0.7) demande lui s’il vient pas d` nous envoyer un mail\
  samR -----+vers papiers-->
24   (1.9)
25 SAM tu les as tous noté d`ssus\
26   (1.4)
27 MAT ouais\ (0.7) XXX (0.2)+§ (1.6) bruet/
samG -----------------------§
samR ----------------------+vers MAT-->
28 SAM oui
29   (0.3)
30 MAT bé èr u é té/
31 SAM oui
32 MAT ben j` suis sur +d` l’avoir vu\+
samR ----------------+vers papiers +
33 SAM +moi aussi j` §@l’ai vu\
samR +vers classeur-->
samG --------------§feuillette av.-->
-> matG @se lève-->
34   (0.2) @(0.5)
  matG ------@se dirige à côté de SAM-->
35 MAT °°mais euh::°° (inaud.)§
samG -----------------------§

Au cours de cette phase de collaboration gestuelle dans la recherche du dossier client, nous remarquons un agencement temporel étroitement organisé par les participantes qui manipulent simultanément l’objet « classeur » (l. 36-43). Nous pourrions comparer cette simultanéité des gestes au phénomène de chevauchement de la parole, où dans un contexte d’activité donné, un chevauchement de gestes peut nécessiter une négociation par les participants eux-même dans la prolongation ou non d’un des gestes (cf. image 11 à 13, ci-après). Qui poursuit son geste ? Y a-t-il abandon d’un geste par l’un des participants ? La collaboration participative dans la résolution du problème est-elle maintenue malgré l’abandon ou le désengagement de l’un des participants ?

Image 11 (l. 36-37)
Image 11 (l. 36-37)
Image 12 (l. 37-38)
Image 12 (l. 37-38)
Image 13 (l. 39)
Image 13 (l. 39)
36   §(0.7) @(0.9)
  samG §feuillette arr.-->
matG -------@approche mains des fiches-->
37 SAM xx xx §(1.0) @°ouais ben::° de bruane j` passe a brutin
samG ------§feuillette av.-->
matG -------------@feuillette av.-->
38   (1.2)@§
  matG -----@
samG ------§
39 MAT @ben ça s` trouve il a été classé euh::
matG @feuillette arr.-->
40   (2.1)
41 SAM pourtant moi aussi j` l’avais vu [XXX]
42 MAT [XXX]
43   (1.4)@ %(0.6) @%+(0.8) %(0.6) @(1.0) @
-> matG -----@ @se met face tableau-----@fait demi-tour@
matR %vers devant %vers papiers d. %vers tableau-->
samR +vers papiers d.-->
44   @(0.2)
  matG @se remet face tableau et se penche-->
45 SAM bon §+ben fait voir j` prends sa date+ de naissance et son
samG §prend et met casque-->
samR -----+vers MAT-----------------------+vers écr.-->
46 %@[XXX ]
47 MAT [ouais %j` vais aller +voir] §XX XXX demande §
matR %vers placard%
matG @s’en va
samR ----------------------------+vers tél.-->
samG §réactive audio BRU§
48 s’il a pas §en+[voyé l` mail] quand même\
49 SAM [monsieur/ ]
  samG §se tourne vers tableau-->
samR --------------+vers tableau-->

Aux lignes 36-37, Samira est en train de feuilleter le classeur en arrière (de gauche à droite par rapport au sens de lecture normal) pendant que Mathilde la rejoint près de son bureau et qu’elle approche ses mains des fiches. Ensuite, Samira feuillette le classeur en avant (i.e. de droite à gauche) à partir de la pause suivant son tour de parole et Mathilde commence à feuilleter le classeur également en avant à partir du tour de parole de Samira (l. 37-38). Une simultanéité des gestes par les deux participantes se produit durant encore les 1.2 secondes qui suivent le tour de Samira. Enfin, Samira arrête de feuilleter le classeur et commence à retirer sa main (l. 39). Seule Mathilde poursuit l’action de feuilleter dans le classeur, cette fois-ci en arrière. Elle va continuer son geste jusqu’à 1.4 secondes après le tour de Samira (l. 43).

D’un point de vue multimodal, Mathilde maintient une collaboration participative dans la résolution du problème par ses positions corporelles et ses regards : regarde vers l’avant, orientation du upper body 34 face au tableau situé à la droite de Samira, penchée vers le tableau en le regardant, regard vers le placard (l. 43-47). La succession de ces changements posturaux exhibe une recherche d’une information pertinente qui permettrait de résoudre le problème pour lequel Samira a suspendu l’interaction principale avec le client, c'est-à-dire la recherche de son dossier.

Du point de vue de la parole, Samira maintient la collaboration participative dans la résolution du problème par la préparation de la phase suivante, à savoir reprendre l’interaction avec M. Bruet. La recherche du dossier client ayant été infructueuse, l’opératrice s’oriente vers la reprise de l’interaction avec le client pour lui demander des informations complémentaires « sa date de naissance et son xxx » (l. 45-46) pour rechercher son dossier autrement que dans le classeur. Elle manifeste sa préparation à la reprise de l’interaction principale par des actions multimodales, comme la reprise et la pose de son casque sur sa tête (l. 45) et l’orientation de son regard vers le téléphone (l. 47).

Mathilde s’adresse encore à Samira pour lui suggérer une question supplémentaire à demander au client concernant l’envoi d’un email possible (l. 47-48). Cependant, son tour est simultané à l’action de Samira qui réactive le son entrant de M. Bruet (l. 47). L’opératrice n’est donc plus disponible dans l’interaction avec sa collègue et enchaîne sur la reprise de l’interaction orale avec le client. Elle initie la reprise par un terme d’adresse explicite « monsieur/ » (l. 49), toujours en chevauchement au tour précédent de Mathilde. La suite de l’échange opérateur-client se poursuit sans autre modification du cadre participatif.

Au niveau de l’activité des participants, la modification du cadre participatif suite à une mise en attente initiée par l’opératrice a fait émerger une collaboration verbale et multimodale de la part de sa collègue. Nous observons une évolution progressive dans l’accomplissement collaboratif d’aider l’opératrice dans la résolution du problème : Mathilde commence par venir en aide de manière verbale, puis dans un second temps, elle s’oriente vers une collaboration dynamique en manipulant également les documents avec l’opératrice. La mise en attente du client suivit de la suspension technique de la communication audio entre les participants reconfigurent un nouveau cadre participatif qui laisse la possibilité aux professionnelles de prendre un temps plus important dans la recherche du dossier client qui s’avère problématique. En l’absence de consultation du dossier recherché, l’opératrice met fin à la collaboration avec sa collègue et se réoriente vers l’interaction principale pour demander des informations supplémentaires au client afin de traiter son dossier ultérieurement.

Dans l’extrait 2-9, la cliente, Mme Latte, rappelle le service LocBike pour apporter des informations complémentaire sur un abonnement qu’elle a mis en place quelques jours auparavant par internet. Elle précise que ce jour là, elle a créé deux abonnements, un pour elle et un pour sa fille Élise. L’extrait commence lorsque Mathilde conclut la phase de formulation de la raison de l’appel (« d’accord », l. 1). Elle va ensuite annoncer une mise en attente auprès de la cliente pour « aller chercher les dossiers » (l. 1-2) afin de résoudre le problème à l’origine de l’appel. Cette mise en attente initiée par l’opératrice va engager une modification du cadre participatif faisant émerger une collaboration entre elle et sa collègue dans l’activité de résolution du problème client.

Ext2-_L26-13_01’14’50 : Latte
1 MAT d’accord\ §+j` vous d`mande une seconde j` vais aller chercher
matG §tend bras vers tél.-->
matR +vers tél.-->
2   les dossiers [hein\ ]§
3 LAT [d’accord]§
  matG -----------------------§
4   §(0.8) §+(1.1)
  matG §active ‘muet’ audio LAT §enlève et pose casque-->
matR +vers son bureau-->
5 MAT elle a dit latte +hein/
matR -----------------+vers JUS-->
6   (0.5)
7 JUS ouais (0.3)+ XX §°XXX°
matR -----------+
matG ----------------§se lève-->
8   (1.0)§
  matG -----§
9 MAT §oui: je fais attention\ (0.5) §(1.6) +c’est elle qui
matG §se dirige vers placard--------§saisie classeur-->
matR +vers JUS-->
10 §arrête+ pas de m` d`mander si on déménage\§
matG §amène classeur au bureau------------------§
matR -------+
11   §+(1.0)
  matG §pose classeur-->
matR +vers JUS-->
12 JUS oui oui x §xx+ xxx §
matG ----------§ouvre classeur§
matR -------------+
13   §(7.5) +(1.3) §(1.0)
  matG §soulève 1ères fiches §feuillette av.-->
matR +vers placard
14 15 MAT voilà// el a deux té e:::\ (1.3) normalement j` devrais en avoir deux:/ (2.8) ah ouais j’ai x xx (1.1) ben j’en ai qu’un
16   (0.7)§ (1.2) c’est euh: étrange/
  matG -----§sors fiche classeur-->
17   +(1.0)§ (0.6) +(1.8)
  matR +vers JUS-----+vers dossier main-->
matG ------§feuillette dossier en main-->
18 JUS p`t-être que ça a marché l’autre/ (0.3) xx
19   (1.0)+ (0.6)§ (1.6)
  matR -----+
matG ------------§1s’assoit-->
20 MAT §((tousse)) ben j’espère/§ hein/ (1.2) qu’est-ce tu §veux qu`
matG -------------------------§1
matG §2prend et met casque-------------------------------§2agit sur ordinateur-->
21 j` te dise\ (1.4) j` vais r`garder ça tout d` sui::te//
22   (0.6)§ (0.5) parce que c’est un truc qu’on a reçu l` vingt
  matG -----§2réajuste siège-->
23 janvier\ ah oui mais on l’a p`t-être fait\ °alors du coup°
24 JUS ouais
25   §(2.5)
  matG §agit sur ordinateur-->
26 MAT euh: (.) el- elle m’a dit/ (0.5) élise sa fille j` crois\
27   (3.7)
28 .hhh §(1.2) § oui madame latte/
matG -----§réactive audio LAT§

Nous remarquons que les gestes de Mathilde sont en synchronicité avec l’action qu’elle projette (l. 1), c'est-à-dire celle de mettre en attente Mme Latte. Simultanément à la verbalisation de cette information, Mathilde tend son bras et dirige son regard vers le téléphone. Elle maintient cette posture jusqu’à la fin de son tour de parole (l. 2). La cliente valide la requête énoncée par l’opératrice en chevauchement sur la fin de son tour (l. 3). Directement après la fin de son tour de parole, Mathilde désactive le son entrant sur le téléphone (l. 4), puis enlève et pose son casque avant de se lever de son siège pour aller chercher les dossiers. Durant ce passage d’une activité à une autre où tout un réajustement des différents artefacts technologiques de communication est nécessaire, l’opératrice initie un nouveau cadre participatif avec Justine, sa collègue assise en face d’elle lorsqu’elle produit la première partie de paire adjacente « elle a dit latte hein/ » (l. 5). En fin de tour, elle oriente son regard vers Justine qui répond à la question par une affirmation (l. 7).

Entre les lignes 7 et 9, un échange inséré est produit entre les deux professionnelles mais ne concerne pas le topic en cours traitant du problème client. Justine prévient Mathilde de faire attention au dispositif d’enregistrement des données pendant ses changements de postures. Pendant ce petit aparté, Mathilde se lève (l. 7-8) et se dirige vers le placard situé derrière son bureau (l. 9). Cet échange est suivi par une longue pause de 2.1 secondes (l. 9) durant laquelle l’opératrice commence à saisir un des classeurs rangés dans le placard qu’elle va amener ensuite à son bureau. Elle va reprendre le topic principal de l’interaction en produisant un commentaire sur la cliente « c’est elle qui arrête pas de m` d`mander si on déménage » (l. 9-10). Elle oriente brièvement son regard vers Justine simultanément au début de son tour de parole puis le détourne vers le bureau pour enfin le diriger de nouveau vers sa collègue lors de la longue pause d’une seconde qui suit son tour (l. 11). Justine confirme le commentaire énoncé par l’opératrice qui ouvre parallèlement le classeur pour commencer à effectuer la recherche (l. 12).

La phase de recherche des fiches clients dure pendant environ vingt trois secondes et nous pouvons la découper en trois étapes : a) soulever les premières fiches ; b) feuilleter en avant (de droite à gauche) quelques fiches ; c) sortir une fiche du classeur – trois étapes durant lesquelles l’interaction entre Mathilde et Justine est potentiellement maintenue mais où l’adresse de certains tours peut être analysé de différentes manières :

Image 14
Image 14
Image 15
Image 15
Image 16
Image 16

a) Soulever les premières fiches :

Afin d’aller plus rapidement vers l’endroit du classeur où sont situées les fiches, Mathilde réalise par un premier geste où elle saisit la première moitié supérieure du classeur pour accéder aux fiches qui commencent par la lettre L comme Latte (cf. image 14, ci-dessus). Cette étape dure 8.8 secondes durant laquelle n’interagissent aucunes des participantes (l. 13).

b) Feuilleter en avant quelques fiches :

Mathilde trouve la zone du classeur correspondante et un long silence d’une seconde s’écoule à partir duquel elle va commencer à feuilleter les quelques fiches suivantes (cf. image 15, ci-dessus). Cette étape de feuilletage dure pendant 12.3 secondes. À la différence de l’étape précédente, Mathilde produit plusieurs tours de parole qui ponctuent l’action de feuilleter des fiches (l. 14-15). Ces tours ne sont pas directement adressés à Justine ; aucun indice explicite ne permet d’argumenter le contraire, comme par exemple l’emploi de la deuxième personne du singulier « tu », l’emploi du prénom de sa collègue en début ou en fin de tour, ou encore l’orientation de son regard vers Justine.

c) Sortir une fiche du classeur

Enfin, Mathilde commence à sortir une fiche du classeur durant une longue pause de 2.5 secondes (cf. image 16, ci-dessus). Après cette pause, Mathilde produit une évaluation « c’est euh: étrange/ » (l. 16) et oriente ensuite son regard vers Justine (l. 17) pendant 1.6 secondes de pause. L’action de sortir la fiche du classeur se termine après un silence d’une seconde suivant son tour de parole.

Le temps que nécessite la recherche du dossier client est donc mobilisé par l’opératrice pour commenter simultanément l’activité qu’elle est en train de faire. Elle exhibe les problèmes pratiques qu’elle essaye de résoudre, laissant ainsi la possibilité à sa collègue de collaborer à l’activité, de manière verbale ou multimodale.

L’opératrice feuillette la fiche sortie du classeur, son regard est orienté simultanément vers ses mains (cf. image 17 ci-dessous, l. 17). Elle poursuit son action après 2.4 secondes lors d’un tour initié par Justine qui propose une explication éventuelle au fait que l’opératrice ne trouve pas la bonne fiche cliente « p`t-être que ça a marché l’autre/ » (l. 18). L’explication de Justine est produite après un long silence et nous comprenons rétrospectivement qu’elle arrive en réponse à la fin du tour de Mathilde lorsque celle-ci annonce qu’elle n’a qu’un dossier au nom de Latte. Justine exhibe par cet énoncé son statut ratifié dans l’interaction et rend accountable 35 sa collaboration dans la résolution du problème de l’opératrice. Après une pause d’1.6 secondes, Mathilde s’oriente vers sa chaise, s’assoit et pose la fiche sur son bureau devant elle (cf. image18, ci-dessous). Elle répond ensuite autour de Justine par une forme de confirmation énoncé par un souhait positif « ben j’espère/ hein/ » (l. 20). Simultanément à son changement de posture, elle s’oriente vers un retour à l’interaction principale lorsqu’elle saisit son casque et le remet sur sa tête (l. 20).

Image 17
Image 17
Image 18
Image 18

Elle réalise alors un long tour de parole comprenant plusieurs UCT qui sont à la fois adressés à sa collègue et également auto-adressés. Aucun regard explicite n’est orienté en direction de Justine mais à la fin de son tour, Justine produit une ratification minimale qui rend manifeste sa participation engagée dans l’interaction (l. 24). L’opératrice réalise donc un premier UCT « qu’est-ce tu veux qu` j` te dise\ » (l. 20-21) qui a le format d’une question adressée explicitement à Justine. Cependant, l’intonation descendante en fin d’UCT indique un énoncé conclusif qui ne projette pas une réponse attendue de la part de la collègue. Simultanément à son début de tour, l’opératrice agit sur l’ordinateur. Après une pause de 1.4 secondes, Mathilde réalise un deuxième UCT qui rend reconnaissable l’action de vérifier la présence du dossier recherché dans la base de données informatique « j` vais r`garder ça tout d` sui::te// » (l. 21).

Rétrospectivement, nous pouvons dire que le tour de Justine (l. 18) a préparé la vérification par Mathilde de la création effective d’un des deux dossiers au nom de Latte dans le système informatique. L’opératrice complète son UCT après une pause de 1.1 secondes en rappelant une information concernant la date de réception du dossier de la cliente. Simultanément, elle réajuste son siège par rapport à son environnement de travail. Cette action va durer au-delà de la fin de son tour de parole qu’elle conclut par une reformulation de l’explication donnée par Justine (l. 18) qui viendrait confirmer la création du dossier de la cliente dans le système informatique (l. 23). Justine valide l’annonce de l’opératrice par une ratification minimale « ouais » (l. 24), qui comme nous l’avons mentionné précédemment, rend manifeste la participation ratifiée de Justine dans l’interaction.

Enfin, à partir d’une longue pause de 2.5 secondes, Mathilde agit de nouveau sur l’ordinateur et se remémore ensuite une information concernant l’identité de la fille de la cliente « elle m’a dit/ (0.5) élise j` crois\ » (l. 26). De nouveau une longue pause de 3.7 secondes s’écoule pendant laquelle l’opératrice est toujours en action sur l’ordinateur, puis après une prise d’inspiration, elle réactive le son entrant de la cliente et reprend l’interaction avec Mme Latte (l. 28).

L’analyse de ces trois extraits permet de rendre compte d’une organisation de l’interaction différente entre l’activité « d’évaluer » et celle « d’aider ». En effet, ici nous avons une systématicité dans les phases de l’interaction au moment de la modification du cadre participatif. Nous avons repéré que l’opératrice notifiait systématiquement une mise en attente de l’interaction principale avant de passer à la phase de désactivation du son entrant sur le téléphone. De fait, l’action technique de suspendre l’interaction avec le client est réalisée de manière récurrente lors d’un silence. Nous avons enfin remarqué que la désactivation du son entrant induisait une ou plusieurs interventions assez longues de la collègue. L’activité d’aider l’opérateur dans la résolution d’un problème est donc structurée par des éléments caractéristiques plus systématiques que l’activité d’évaluer une situation. Cette observation va de paire avec la temporalité différente entre ces deux types d’activité : « évaluer » est une action est assez brève, alors qu’« aider » est une action est assez longue mobilisant à la fois l’intervention orale et multimodale d’un co-participant, et d’autres objets essentiels pour le déroulement de l’activité (classeur, fiche).

Notes
34.

Voir Goodwin (2003).

35.

Les participants utilisent des normes pour répondre au contexte de l’activité mais aussi pour construire le sens de cette activité et le rendre intelligible et reconnaissable par les autres participants. Garfinkel parle de cadre « observable et explicable » (Heritage, 1991) et utilise le terme de accountable. Le caractère accountable de certains éléments des actions constitutives (les observables-explicables) permet de rendre possible la compréhension du cadre d’activité comme construit au cours de l’action sans que cela n’apparaisse forcément sous la forme linguistique. L’intelligibilité de l’action est interprétable grâce aux accounts qui nous apparaît ainsi comme « incarnée » dans l’activité sociale.