Aider l’opérateur – par les gestes

Nous avons ici trois extraits, qui présentent une situation de modification du cadre participatif opérée par une intervention gestuelle d’un collègue pour collaborer à la résolution d’un problème dans l’interaction avec le client.

L’extrait 2-10 présente une interaction entre Mathilde et M. Gatternn. Le client appelle le service pour un problème de création d’abonnement. Après une demande d’information supplémentaire sur sa date de naissance par un opérateur, le client n’a plus eu de nouvelle concernant la création et l’activation de son abonnement. Il rappelle donc le service pour savoir où en est le traitement de son dossier. Mathilde va s’orienter vers une recherche du dossier client dans un des classeurs, et lors d’une séquence d’épellation du nom du client, sa collègue va initier une collaboration multimodale en apportant un deuxième classeur contenant les fiches clients correspondantes à la lettre alphabétique du nom du client. L’extrait commence par un tour de l’opératrice qui demande confirmation au client sur l’envoi d’un email.

Ext2-_L24-15_59’29 : Classeur
Ext2-_L24-15_59’29 : Classeur

Mathilde demande à M. Gatternn s’il a « envoyé un mail/ » (l. 1-2) pour transmettre les informations demandées lors du premier appel. Simultanément à sa requête, elle maintient sa main sur le classeur fermé à sa gauche et son regard est orienté en direction de l’objet (cf. im1). Son geste va durer sur plusieurs tours de parole. Après une courte pause de 0.4 secondes, le client répond par une infirmation et précise que c’est une personne du service qui a envoyé un courriel (l. 4). L’opératrice continue son activité de diagnostic à travers une série de questions/réponses et demande au client la date à laquelle il a répondu au courriel envoyé par le service LocBike. M. Gatternn donne la réponse précise par l’énoncé de la date « le onze janvier\ » (l. 8).

Après une longue pause de 1.1 secondes, Mathilde s’oriente vers une activité de recherche du dossier papier du client. Pour cela, elle demande une seconde fois le nom du client (l. 10). Simultanément à sa requête, elle ouvre le classeur à sa gauche sur lequel était posée sa main pendant les tours précédents (cf. im2). Elle clôture son tour par une explication « j’ai pas bien compris\ » (l. 11) justifiant la réitération de cette demande. Mathilde rapproche le classeur près d’elle lors de la formulation de sa justification.

Après une pause de 0.6 secondes, le client répond à la demande de l’opératrice en énonçant son prénom et nom puis initie une séquence d’épellation de son nom de famille (l. 13-14). Mathilde termine son action de rapprocher le classeur puis initie une activité de prise de note sur un papier (cf. im3) vers la fin du tour de M. Gatternn (l. 14). Un long silence de trois secondes suit l’épellation du nom par le client pendant lequel l’opératrice continue d’écrire l’information sur le papier. Elle insère une séquence de réparation où elle répète partiellement une partie du tour du client « euh gé a (0.2) té » (l. 16), puis après une pause courte de 0.4 secondes, M. Gatternn effectue une hétéro-réparation de l’énoncé produit par l’opératrice en précisant « y a deux té/ » (l. 18).

Mathilde confirme sa compréhension de l’énoncé de son interlocuteur en réalisant une répétition totale de son tour, suivie d’une validation « deux té/ d’accord\ » (l. 20). L’activité de prise de note opérée par l’opératrice se termine après une seconde de silence suivant la fin de son tour.

Pendant la séquence de réparation, nous pouvons observer une activité parallèle réalisée par sa collègue présente dans la pièce. En effet, au moment de la pause de 0.4 secondes (l. 17), Justine saisit un second classeur rangé dans le placard et l’apporte à côté de l’opératrice (cf. im4). Son action dure jusqu’à la fin de la séquence de réparation (l. 20). Mathilde notifie au client une demande de mise en attente pour « regarder » le dossier client dans le classeur que lui apporte sa collègue (l. 21). Il ne s’agit pas d’une suspension réelle de l’interaction mais d’une simple annonce projetant une activité parallèle qui peut avoir pour conséquence de ralentir la temporalité de l’interaction orale. Simultanément à son annonce, Justine pose le classeur auprès de Mathilde, et cette dernière l’ouvre en parallèle (cf. im5). Les deux collègues sont alors focalisées en même temps sur le même objet. Cependant, leur trajectoire d’action est différente : d’un côté, l’opératrice s’oriente vers une activité de recherche à l’intérieur du classeur, de l’autre, la collègue s’oriente vers la fin d’une collaboration multimodale après avoir apporté le classeur.

Mathilde commence à formuler un début de diagnostic possible concernant le problème du client (l. 21-22). Simultanément à son tour, elle rapproche le second classeur près d’elle et initie une activité de recherche du dossier papier du client (l. 22) (cf. im6). Cette activité va durer sur plusieurs tours de parole et au-delà de l’extrait présenté.

Après une pause de 0.9 secondes, M. Gatternn exploite la mise en attente de l’opératrice pour donner des informations supplémentaires par rapport aux questions posées en ouverture d’appel. Il précise que les renseignements indiqués précédemment ont été transmis par téléphone (l. 24-25). Mathilde valide l’information donnée par le client et rend manifeste sa mauvaise compréhension lors des explications précédentes (l. 26-27). La fin de son tour est chevauchée par une intervention du client qui souligne le fait que c’est le service qui a envoyé un courriel.

L’analyse de cet extrait a permis de montrer qu’une modification du cadre participatif peut être auto-initiée par un co-participant présent dans la pièce de manière multimodale. Le fait que l’interaction principale soit publique, c'est-à-dire que le son sortant du client soit partagé publiquement dans l’espace de travail de l’opératrice, a des conséquences importantes dans l’émergence de ce format de modification du cadre participatif. En effet, la collègue assise à côté de l’opératrice peut s’appuyer sur les informations données par le client pour s’orienter vers les objets pertinents pour l’opératrice dans la résolution du problème en cours. Pendant que l’opératrice est engagée dans une activité de prises de note, la collègue favorise à une meilleure efficacité dans la résolution du problème en apportant un objet (le classeur) auprès de l’opératrice. Son action évite ainsi à l’opératrice de suspendre l’interaction principale et de se lever pour saisir cet objet. Nous relevons malgré tout une notification orale de la part de l’opératrice qui projette une mise en attente pour effectuer une recherche dans le classeur, ce qui va ralentir la temporalité de l’interaction. Du fait que la collègue ait apporté l’objet, aucune désactivation du son entrant du client n’est réalisée par l’opératrice. Ainsi, l’interaction principale est toujours maintenue simultanément à la recherche dans le classeur.

Dans l’extrait 2-11, Samira est en train d’appeler une cliente, Mme Roux, pour reprendre le traitement de son problème. L’interaction se situe au moment de la phase d’ouverture de l’appel, après que Samira ait composé le numéro de la cliente. À ses côtés, Adrien et Justine sont présents dans la pièce. Adrien est en train de traiter des documents dans le placard situé derrière l’opératrice, et Justine est assise en face de son bureau. Adrien va accidentellement faire bouger l’une des caméras servant à l’enregistrement des données. Il appelle donc Justine (l. 1), dont le rôle est également de collecter les données, pour qu’elle vienne remettre en place correctement l’orientation de la caméra.

Ext2-_L26-16_01’11’54: MoveCam
1 ADR adrR %°justine°
%vers cam.-->
2   (0.5)
3 JUS adrR adrG samR oui %@+(0.6) t` as bougé/+ (1.1)@ %(0.5)+ (2.4) +
----%vers JUS---------------------%vers cam.-->
@pointe vers cam.----------@
+vers ADR---------+vers cam.------+vers ADR+
4   tu mets le haut-parleur/=
5 SAM =oui bonjour madame c’est %@samira @de locbike\ (.) j` suis
  adrR adrG --------------------------%vers tél.-->
@se penche et active haut-parleur-->
jusG @se penche vers tél.-->
6   désolée@ d` vous avoir app`ler@ si tard j’ai eu du
  adrG -------@
jusG ------------------------------@
7   [monde au téléphone\]
8 ROU adrR [nan c’est pas grave]%
---------------------%

Après une pause de 0.5 secondes, Justine répond par une ratification minimale « oui » (l. 3). Aucune requête explicite de la part d’Adrien n’exprime une demande de venir remettre la caméra en place ; le partage de l’information est transmis par des regards d’Adrien orientés vers Justine, accompagnés de mimiques faciales et de gestes de pointage vers la caméra manifestant un problème. Justine interprète les expressions faciales de son collègue en produisant un account qui rend reconnaissable sa compréhension de la situation « t` as bougé/ » (l. 3). L’intonation montante finale indique une forme de requête projetant une réponse de la part d’Adrien qui est réalisée simultanément au tour de Justine par le geste de pointage maintenu par son collègue en direction de la caméra. À cet instant, Samira est engagée dans deux activités parallèles : d’un côté, elle est engagée dans son activité d’opératrice à travers la mobilisation des artefacts communicationnels (téléphone, écran). Elle est alors en attente d’une réponse de la cliente après avoir composé son numéro de téléphone. De l’autre, elle s’oriente vers l’activité émergeante dans son environnement proche de travail, initiée par l’un de ses collègues. En effet, elle oriente successivement son regard en direction d’Adrien puis de la caméra, et de nouveau vers Adrien lors de la séquence de pointage de ce dernier vers la caméra.

Un long silence de quatre secondes s’écoule pendant lequel Justine se déplace pour venir à côté de ses collègues. Son changement de position marque une réponse par une action à la requête implicite produite par Adrien. Simultanément à son déplacement, Justine formule une requête normalement adressée à Samira « tu mets le haut-parleur// » (l. 4). En effet, la question portant sur l’objet ‘haut-parleur’ concerne l’interaction entre Samira et la cliente. Du fait de la configuration contextuelle, cette demande est préférentiellement adressée à l’opératrice en charge de l’interaction avec la cliente, et corrélativement de l’ensemble des artefacts techniques nécessaire pour le déroulement de cet échange. Cependant, en l’absence de regard, ou de nominalisation explicite du destinataire, le pronom personnel « tu » n’atteste pas de l’identité exacte du récepteur vers qui est adressée la requête.

Immédiatement après l’énoncé de Justine, Samira initie son interaction orale avec la cliente et commence par une séquence de salutation et de présentation de soi « oui bonjour madame c’est samira de locbike\ » (l. 5). En l’absence d’action de la part de l’opératrice en réponse à la demande de Justine, Adrien va suspendre l’activité dans laquelle il est engagé pour exécuter la requête de sa collègue. Il oriente tout d’abord son regard vers le téléphone et commence à se pencher vers l’objet (cf. images 19 à 21, ci-dessous). Simultanément à son action, Justine, qui arrive derrière l’opératrice, initie également une orientation vers le téléphone et préfigure une posture inclinée en direction de l’objet (cf. images 22 à 24, ci-après). Les deux collègues sont alors focalisés sur le même objet à cet instant de l’interaction. Ils collaborent ensemble à la résolution du problème « haut-parleur » dans l’activité de service gérée par l’opératrice. Cette dernière n’est pas focalisée sur l’objet ‘téléphone’ au moment de la résolution du problème, mais son statut de participante ratifiée dans l’activité de service est parfaitement maintenu du fait de son engagement du point de vue de la parole en interaction.

Image 19
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Image 20
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Image 21
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Image 22
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Image 23
Image 23
Image 24
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Adrien poursuit son action en activant le haut-parleur sur le téléphone (cf. images 22-23) en parallèle de l’interaction orale en train de s’engager par l’opératrice et la cliente (l. 6). Nous avons confirmation de la résolution du problème « haut-parleur » lorsque nous entendons la réponse de Mme Roux en chevauchement de la fin du tour de Samira (l. 7-8). À partir du moment où Adrien a procédé à la résolution du problème concernant l’activité de service de Samira, Justine s’oriente de nouveau vers l’activité de départ pour lequel elle s’était déplacée. Elle oriente son regard vers la caméra (cf. images 23-24).

Dans cet extrait, malgré l’intervention orale d’un des collègues présent, du point de vue de l’opératrice, le cadre participatif est modifié uniquement du point de vue multimodal, puisqu’elle n’intervient jamais oralement en s’adressant à ses collègues. Elle réajuste simplement sa position et oriente son regard en direction de ses interlocuteurs sans jamais contribuer de manière orale à la seconde interaction en parallèle de la première qu’elle est en train de gérer avec la cliente. Elle exhibe ainsi sa prise en compte de l’activité parallèle en train de dérouler dans son environnement immédiat. Du point de vue des collègues, nous relevons une orientation mutuelle vers deux objets successifs, la caméra puis le téléphone, et l’un des collègues collabore dans la résolution d’un problème dans la mise en place du dispositif technique, à savoir en activant le mode « haut-parleur » sur le téléphone. Il s’ajuste donc aux contraintes du dispositif technique imposé en s’orientant vers l’activation de l’option en l’absence de réaction de la part de l’opératrice.

Dans l’extrait 2-12, Mme Lamy appelle le service pour un problème de vélo toujours en location. L’opérateur, Adrien, initie l’interaction par la séquence de salutation « adrien bonjour/ » (l. 1), puis il conclut son énoncé en rendant accountable le fait que la cliente a dû « patienter » quelques minutes avant que son appel soit pris en charge.

Ext2-_L26-17_42’48 : HautParleur
1 ADR adrien bonjour/ merci d’avoir patienter\ (1.6)
2   [°bonjour j` vous écoute°] oui/ j` vous écoute\
3 JUS [°°haut-parleur°° ]
4 JUS §le haut-parleur
adrG §active audio haut-parleur-->
5   (1.6)§
  adrG -----§
6 LAM oui enfin j’ai pris un vélo: euh §+qui était euh: la chaîne
  adrR adrG +vers JUS-->
§sourit à JUS-->
7   était cassée+§ donc je l’ai reposé\
  adrR adrG ------------+
-------------§
8 ADR d’accord\

Le long silence de 1.6 secondes (l. 5) pourrait être interprété comme un point de transition pertinent non exploité par la cliente, et de fait, comme l’indication d’un élément perturbateur dans la mise en communication entre les participants. Cependant, il va être interprété comme un indice pertinent pour la collègue de l’opérateur présente dans la pièce signifiant un problème dans le dispositif de technique d’enregistrement. Justine va donc souffler à Adrien l’instruction « °°haut-parleur°° » (l. 3) en chevauchement d’une continuité de tour de l’opérateur qui réitère une salutation adressée à la cliente suivit d’une invitation à saisir son tour de parole et énoncer la raison de son appel « j` vous écoute oui/ j` vous écoute\ » (l. 2).

Adrien répond à la requête de Justine par une action, à savoir « activer le son audio du haut-parleur » (l. 4), simultanément à une répétition de la demande par la collègue. L’action de l’opérateur se prolonge après 1.6 secondes suivant la fin du tour de Justine. La formulation du problème par la cliente est alors audible publiquement (l. 6-7) et Adrien oriente son regard en direction de Justine pendant l’énoncé de la raison d’appel de la cliente ; un regard que nous pouvons analyser comme une forme de remerciement à la collaboration initiée par sa collègue pour contribuer au bon déroulement de l’enregistrement et de l’appel.

L’analyse de ces trois extraits permet de rendre compte d’une pratique professionnelle où le rôle de l’opératrice peut être endossé par l’un de ses collègues durant l’interaction principale. En effet, que ce soit pour apporter le classeur, ou pour activer le mode « haut-parleur » (ext2-11 seulement), les co-participants ont collaboré de leur propre initiative dans l’interaction entre l’opératrice et le client et ont réalisé une action normalement attribuée à l’opératrice. Un bref ajustement a été opéré par l’un participant pour s’aligner à l’activité en cours et éviter ainsi une suspension de l’interaction principale. L’extrait 2-12 montre un contre exemple où l’opérateur réalise les actions qui lui sont affectées et active le mode « haut-parleur » sur le téléphone en réponse à une requête de sa collègue. Aucun échange verbal n’est observé entre les participants dans la résolution de ce problème. L’intervention murmurée de la collègue n’a pas fait émerger une suspension de l’interaction principale, mais elle modifie brièvement le cadre participatif où l’opérateur exhibe la prise en compte de la remarque de sa collègue en réalisant l’action en réponse à la requête. L’activité initiée verbalement par Justine est donc accomplie de manière multimodale uniquement par l’opérateur.