Hétéro-initié par un collègue

Dans l’extrait 2-15, nous retrouvons la cliente Mme Roux (cf. extrait 2-11) que l’opératrice a rappelée pour l’informer de l’état de son vélo retrouvé, et lui annoncer que, de ce fait, elle peut procéder à l’annulation de la facture engendrée. La cliente va demander le montant de crédit disponible sur son compte et Adrien, le collègue de Samira qui est debout à côté de l’opératrice, va s’auto-sélectionner pour formuler l’information oralement. L’extrait commence lors de la requête énoncée par la cliente concernant le montant de crédit restant sur son compte (l. 1-2). Elle présuppose que l’opératrice ne peut pas lui fournir cette information.

Ext2-_L26-16_01’12’49 : CréditEuros
Ext2-_L26-16_01’12’49 : CréditEuros

L’opératrice confirme qu’elle peut donner cette information, cependant, elle lui notifie tout d’abord qu’elle doit procéder à l’annulation de la facture avant de pouvoir lui communiquer le montant restant sur son compte (l. 3-4). La cliente produit une évaluation en chevauchement sur la fin du tour de Samira exprimant sa joie de pouvoir connaître l’information « génial » (l. 5). Après une pause de 0.7 secondes, elle ajoute un commentaire sur la situation passée et conclut son tour une seconde évaluation positive (l. 7-8). L’opératrice exhibe un ralentissement dans la temporalité de l’interaction en produisant un tour bref « alors » (l. 9) servant de connecteur, qui indique l’activité d’annulation en train de se faire et l’attente du chargement de la page concernant le solde de crédit du compte de la cliente. Après une courte pause de 0.3 secondes, Adrien oriente son regard en direction de l’écran de l’opératrice pendant que Samira clique sur le bouton de valider la recréditation du compte (cf. im2).

À cet instant, l’écran disponible au regard de Samira et d’Adrien est celui qui correspond à l’im1 indiquée dans la transcription (l. 1) :

Dans un souci de lisibilité, nous avons transposé le contenu de cet écran sous forme textuelle afin de mieux comprendre les éléments pertinents pour les participants dans l’activité de « communiquer le solde de crédit de la cliente ».

Tableau 2 : Transposition d’im1
Tableau 2 : Transposition d’im1

Les informations pertinentes pour les participants sont le montant du débit de 18,50 euros et le montant du solde actuel de moins 14,00 euros. Après 2.2 de silence, Adrien s’auto-sélectionne et indique le montant du crédit restant de la cliente « quatre euros cinquante » (l. 11). Il s’est donc basé sur l’écran présenté dans l’image 1 pour identifier cette information. Cependant, elle n’est affichée pas explicitement sur cet écran. Pour obtenir ce renseignement, il a donc établi une relation entre la valeur du débit et le solde en cours, et il a calculé la différence entre ces deux sommes pour avoir le montant exact du crédit restant sur le compte de la cliente. Rétrospectivement, nous pouvons dire qu’il a occupé le temps du silence correspondant à l’activité d’annulation du crédit réalisée par l’opératrice pour repérer les informations pertinentes sur l’écran et effectuer un calcul mental, pour enfin annoncer le montant du nouveau crédit avant que l’opération d’annulation ne soit terminée.

Nous avons ici la démonstration de deux méthodes de travail différentes entre deux professionnels compétents : d’une part, nous avons Samira qui procède d’abord à l’annulation de la facture et qui attend d’avoir l’information recherchée affichée sur son écran pour la communiquer ; et d’autre part, nous avons Adrien qui établit une relation entre deux informations déjà affichées sur l’écran pour communiquer immédiatement le renseignement demandée à la cliente. Le choix de la méthode joue un rôle important dans la temporalité de l’interaction et Adrien, en partageant sa méthode publiquement et de manière auto-initiée, reconfigure l’organisation du cadre participatif actuel, et collabore à l’activité en train se faire entre l’opératrice et la cliente. Il réalise ainsi une forme de démonstration de « comment donner une information de manière plus rapide » à sa collègue.

Pendant l’énoncé d’Adrien, le contenu de l’écran se modifie pour afficher le résultat après annulation de la facture. Le temps de chargement de la page est assez long. À la fin de son énoncé, le collègue retourne à son activité de traitement de documents et détourne son regard de l’écran. Après une pause de 0.5 secondes, Samira produit à son tour le montant du solde restant sur le compte de la cliente. Simultanément, elle oriente rapidement son regard vers Adrien (cf. im4, l. 13) puis revient en direction de son écran. Elle exhibe ainsi la prise en compte de son commentaire précédant. Le contenu affiché sur écran correspond au chargement de la page de résultat. Le nouveau crédit disponible sur le compte de la cliente a été cependant calculé. En effet, le montant indiqué en haut de la page est passé de 14,00 euros à 4,50 euros (cf. im3 ci-dessous).

Elle tient compte de l’intervention d’Adrien en manifestant une orientation visuelle en sa direction, cependant, son interlocuteur ne se rend pas disponible pour s’aligner au regard qui lui est adressé. L’extrait se termine par une validation de l’information par la cliente qui produit une évaluation positive « parfait/ » (l. 16).

L’analyse de cet extrait permet de montrer une collaboration hétéro-initiée par un collègue dans la résolution d’un problème au cours de l’activité de l’opératrice. Ici, l’opératrice ne sollicite à aucun moment son collègue pour intervenir dans l’interaction. Il mobilise le temps que l’opératrice consacre à l’annulation de la facturation pour intervenir et donner la réponse à la question posée par la cliente. Cette collaboration est possible grâce au partage des informations affichées sur l’écran de l’opératrice vers lesquelles s’oriente le collègue de façon mutuelle avec l’opératrice. Le collègue s’ajuste au dispositif en modifiant sa posture par rapport à l’écran, et ainsi, il peut utiliser les informations mises à disposition pour collaborer à l’activité de l’opératrice et exhiber également une méthode de lecture plus efficace des informations afin d’être plus réactif vis-à-vis de la cliente.

Nous venons d’analyser quinze extraits tirés du corpus LocBike et nous avons essayé de montrer l’émergence de modifications de cadre participatif autour du dispositif technique de communication pendant l’interaction principale. Nous avons remarqué différentes caractéristiques structurant l’ajustement du dispositif par l’opérateur ou l’ajustement des participants au dispositif lui-même. De manière générale, nous pouvons dire que la séquence de modification du cadre participatif n’est pas anticipée par les participants, que ce soit l’opérateur ou le collègue (dix cas sur quinze). L’émergence d’une interaction parallèle entre les professionnels est donc étroitement liée à l’activité en cours dans l’interaction principale, et dépend fortement du contexte et du topic dans lequel sont engagés l’opérateur et le client. Nous avons également relevé une collaboration orale quasi systématique de la part du collègue lors d’une modification du cadre participatif (dix cas sur quinze). Malgré le fait que les participants chevauchent en parallèle l’interaction principale, ils exhibent une préférence vers une collaboration verbale pour aider l’opérateur dans la résolution d’une situation avec le client.

Enfin, nous avons observé une répartition équilibrée concernant deux caractéristiques : i) l’émergence d’une modification de cadre participatif peut survenir aussi bien durant des phases de silences, que pendant une production d’un énoncé (huit cas contre sept) ; ii) elle peut être introduite ou non par une mise en attente explicite au client ou par le client (huit cas contre sept également). Cette dernière observation est fortement liée aux rapports d’ajustement entre les acteurs/éléments inhérentes à la modification du cadre participatif : les participants et le dispositif. Lorsque le dispositif est ajusté par les opérateurs, l’émergence de modifications de cadre participatif se produit plutôt pendant des silences, alors que quand ce sont les participants qui s’ajustent au dispositif, elle se réalise plutôt pendant la production d’un énoncé. Il en est de même concernant la notification d’une mise en attente explicite ; nous avons observé un nombre important de notifications lorsque le dispositif est ajusté par les opérateurs, et peu lorsque ce sont les participants qui s’ajustent au dispositif.

L’émergence de modifications de cadre participatif reste une action rare dans les appels au service LocBike. Sur l’ensemble des données, nous avons recensé très peu d’occurrences de ce phénomène. Cela peut s’expliquer par la compétence des professionnels enregistrés, qui de ce fait ont moins besoin d’interventions extérieures à des fins de collaborations. Quant aux séquences d’évaluation ou de commentaire sur une situation, elles restent pertinentes dans le contexte d’interaction que nous avons décrit en introduction, et se justifie par le fait que les paroles des clients sont publiquement partagées par l’ensemble des participants présents dans le bureau. Dans tous les cas, l’émergence de modifications de cadre participatif est fortement appuyer sur l’établissement de regard mutuel en complément des énoncés oraux auto-initiés par l’opérateur ou hétéro-initiés par les collègues. L’importance du multimodal est également rendue manifeste par des ajustements de posture de la part des participants afin de s’orienter mutuellement vers un objet pertinent dans la collaboration de l’activité.