Evaluer ou commenter une situation – avec ajustement visuel

Dans l’extrait 2-16, la conseillère ajuste le dispositif au corps de la nouvelle participante. Le contexte de l’interaction par visiophone conduit les participants à s’adapter (ou non) au dispositif technique et notamment aux limites qu’imposent les « cadres caméras ». L’interaction est à la fois visuelle et orale, c’est pourquoi il est important pour les participants de maintenir leur mise à disposition visuelle vis-à-vis de leur interlocuteur. Comme le souligne de Fornel, « les participants doivent respecter le champ de la caméra et faire attention à ne pas sortir du cadre ; (…) ils doivent aussi prévenir leurs interlocuteurs lorsque celui-ci sort du cadre. En effet, être hors du cadre constitue une forme de rupture de l’engagement à part entière des interlocuteurs » (1994 : 6).

Les deux participants principaux de l’interaction sont en train de discuter sur l’alimentation de M. Mappeau. À la fin de cet échange, Ginette, l’épouse de M. Mappeau, intervient dans l’interaction. Le cadre participatif initial va ainsi être modifié et nous allons voir par quels procédés ces changements réorganisent l’articulation entre le dispositif technique et l’interaction en cours. L’extrait commence lorsque Vanessa et M. Mappeau sont en train d’interagir. La modification du cadre participatif s’opère suite à l’intervention de Ginette (l. 8) après la courte pause de 0.4 secondes.

Ext2-_Hvan14_05’37 : Cheveux
1 VAN c’est pas d` chance parce que c’est l’époque hein ((rire))
2 MAP <oui oui ((en riant))>
3   (0.8)
4 VAN oh mais c’est pas grave vous mangerez aut`e ch[ose ]
5 MAP [non:]
6 VAN c’est pas un souci ça
7   (0.4)
8 GIN xxx brancher j` vais lui faire voir
31 VAN [xx-]
32 GIN [xxx] xx
33   (0.5)
34 VAN donc voilà vous avez attaqué un gros chantier alors hein/

Un silence suit la clôture du topic traité par Vanessa et M. Mappeau (l. 7). Ginette saisit ce moment comme une opportunité pour faire une proposition à M. Mappeau. Ce faisant, elle modifie le cadre participatif de l’interaction en cours.

À partir de cet élargissement du cadre participatif, l’interaction devient tripartite. M. Mappeau initie une réparation orientée vers le tour de Ginette ; et il dirige simultanément son regard (cf. im1) vers l’interlocutrice concernée par sa demande « quoi donc/ » (l. 9). Cependant, à cet instant de l’interaction, le corps de Ginette est invisible pour Vanessa puisqu’il est hors champ de la caméra vidéo. Une modification du cadre participatif est donc observée mais les trois participants n’interagissent pas ensemble, ils ont un statut différent au sein de l’interaction.

Alors que Ginette a initié un échange avec M. Mappeau qui réfère à Vanessa à la troisième personne « lui faire voir » (et qui ne la traite donc pas comme son interlocutrice), Vanessa intervient néanmoins en s’adressant à M. Mappeau et en initiant une réparation au tour de Ginette (l. 11). Celui-ci est donc mal compris aussi bien par M. Mappeau que par Vanessa, puisque tous deux initient successivement une réparation. La requête formulée par Vanessa et M. Mappeau ratifie la place de Ginette au sein de l’interaction et montre la modification du cadre participatif qui passe de deux à trois participants.

Le statut de Ginette, qui intervient dans l’interaction en cours, est donc différent pour le patient et pour Vanessa. Cette dernière s’adresse explicitement à M. Mappeau en faisant référence à Ginette à la troisième personne « votre épouse/ » (l. 11). Il vient de s’adresser à Ginette à la deuxième personne, en s’alignant à l’interaction qu’elle vient d’initier avec lui, mais où elle n’inclut pas Vanessa, référée à la troisième personne. En outre, Ginette est visible et co-présente pour M. Mappeau, alors qu’elle n’est pas visible par Vanessa à distance. Cela renforce son statut « hors cadre » de l’interaction.

M. Mappeau répond à la question de Vanessa en se tournant en même temps sur sa droite avec un changement postural qui précède l’action de se lever de sa chaise (cf. im2, l. 13 et im3, l. 17). Il n’est donc plus dans l’axe visuel (visage + buste) de la caméra. Vanessa valide la réponse de M. Mappeau précédée d’un change-of-state token 37 « ah:/ d’accord\ » (l. 15). Cette séquence question/réponse/validation est gérée par les deux participants principaux, qui s’alignent vers un traitement de Ginette comme personne référée et non comme personne adressée au sein de leur échange. Ensuite, M. Mappeau se lève de sa chaise (l. 17) et disparaît hors cadre.

C’est alors que Ginette enchaîne directement après le dernier tour de M. Mappeau en s’adressant à Vanessa par « ça va/ » (l. 18). À ce moment, aucun participant n’est visible dans le champ de la caméra : ni M. Mappeau qui est parti vers la droite hors champ, ni Ginette, qui n’a jamais été jusqu’alors dans le champ de l’image caméra. Ginette a donc saisi l’opportunité offerte par l’absence momentanée de son mari pour initier une conversation avec Vanessa. On remarquera que celle-ci ne répond pas à la première partie de paire initiée par Ginette (« ça va/ », l. 18). Malgré cela, Ginette continue et explique ce qu’elle est en train de faire chez elle. Nous supposons que la mention de l’action de se « colorer les cheveux » (l. 18) est un account qui justifie le fait que Ginette ne s’est pas mise dans le champ de la caméra puisque socialement parlant, elle n’est pas « présentable » visuellement au regard d’autrui. Cette fois, Vanessa répond à Ginette (l. 20).

Tout en ayant ratifié l’account de Ginette, Vanessa va procéder à un ajustement du dispositif technique et recentrer l’image caméra sur son interlocuteur, qui se trouve hors champ (l. 21-29). Grâce au bouton de navigation à l’intérieur du système, l’opératrice peut déplacer la direction de la caméra disposée sur l’appareil du patient, et voir ainsi une partie du reste de la pièce distante. Ici, Vanessa utilise ce mode de navigation afin de recentrer l’image caméra sur Ginette qui se trouve hors champ (cf. im4 à im8, ci-dessous). Elle effectue ce réajustement durant plusieurs tours de parole consécutif de Ginette, tout en maintenant l’interaction orale avec son interlocutrice.

Enfin, M. Mappeau intervient de nouveau dans la conversation (l. 30), puis Vanessa prend la parole (l. 31) mais elle se fait chevaucher par Ginette au tour suivant (l. 32). Cet enchaînement successif et bref de la part des trois participants est inaudible à la transcription mais marque cependant la fin d’un topic conversationnel commun initié au début de l’extrait par Ginette. Vanessa réitère donc un ancien topic (recyclé du début de la conversation vidéo) sur le thème des travaux en cours chez M. Mappeau (l. 34). Suite à son ajustement du dispositif précédent, Vanessa a donc à la fois recentré l’image vidéo sur son interlocuteur, mais également sur un nouvel espace environnemental du côté des participants distants. Ginette sort ainsi à nouveau du cadre, sans que cela fasse l’objet d’une clôture ou de salutations.

Grâce à l’analyse séquentielle de cet extrait, nous avons montré que la mobilité du dispositif technique permet à l’opératrice de s’ajuster aux interlocuteurs afin de rétablir le canal visuel avec eux. L’exploitation de cette possibilité technique ne valide cependant pas l’idée émise par de Fornel sur le fait « qu’être hors du cadre constitue une forme de rupture de l’engagement à part entière de l’interlocuteurs » (1994 : 6) puisque ici, un des participants, Ginette, interagit pendant un certain temps, tout en restant en dehors du cadre et ne fait rien pour revenir dans le cadre, se limitant à exploiter le canal oral de la communication. Par contre, le fait que l’opératrice redirige la caméra vers Ginette montre bien qu’elle partage l’orientation normative dont parle de Fornel.

Notes
37.

Voir Heritage (1984).