Résolution d’un problème technique : un single case40

Le dernier extrait analysé ici présente les participants Leti et M. Mappeau en train de discuter des pansements de ce dernier. Cela fait bientôt vingt minutes qu’ils sont en cours d’interaction. Il est important de préciser également la présence d’un troisième participant potentiel situé dans une pièce adjacente à celle où se déroule l’interaction par visiophone. À travers l’analyse de cette séquence, nous allons essayer de comprendre comment les participants tentent de résoudre un problème technique manifeste, et de voir, suite à ce problème, vers quels choix ils s’orientent, tout en préservant une attention focalisée sur l’interaction en cours. Pour cela, nous allons procéder à une analyse séquentielle de l’extrait.

L’extrait présente une occurrence d’un problème non fréquent survenant dans l’interaction : l’écran de Leti se met en veille et elle ne voit plus son interlocuteur. Elle va demander à son collègue, Christian, d’intervenir pour résoudre le problème, ce qui va modifier le cadre participatif, en intégrant progressivement Christian dans l’interaction. Nous allons décrire la manière dont pas à pas les participants identifient le problème et le résolvent, ainsi que la manière dont ils réorganisent l’interaction à cette occasion.

Image 25 : Dispositif général (vue écran + vue infirmière)
Image 25 : Dispositif général (vue écran + vue infirmière)
Ext2-_Hlet15_18’39 : Mise en veille
1 MAP ben alors XXX mon pans`ment y a:: il est juste proté[gé ]
2 3 4 LET [voi]là et vot- maint`nant votre pans`ment est d` plus en plu::s petIT il faudrait reprendre votre euh:: #pointure RÉelle\
  ecr #début mise en veille écran-->
6   (.)
7 MAP §voilà\ c’est plus§ un pans`ment pour l’infection maint`nant&
  letG §combiné arr. §
8   &j’ai un pans`ment d` protection\
9   (0.2)
10 LET §christian:/ (1.4) §attendez ne quittez pa::s §&
  letG §penche buste vers arr. § penche buste en av., combiné en av.§
11   &hein\

Alors que Leti est en train de répondre à Mappeau au sujet de son pansement, la mise en veille de son écran se déclenche (l. 4), ce qui a pour effet de rendre noir l’écran de l’infirmière, sans aucune image de son interlocuteur. En un premier temps, ce changement de l’environnement de l’interaction ne suscite pas de réaction immédiate de Leti : elle ne modifie pas sa posture jusqu’à la fin de son tour et continue à regarder devant soi et à parler à son interlocuteur, sans manifester aucune hésitation ou autre perturbation.

En revanche, quand M. Mappeau s’auto-sélectionne (l. 7), Leti commence à manifester corporellement des indices d’une perturbation possible. Elle modifie la position de son combiné et le déplace vers l’arrière. Ce geste marque une mise à distance du canal oral de l’interaction puisque c’est grâce à cet objet interactionnel que Leti peut se faire entendre de son interlocuteur. Le combiné est maintenu dans cette position durant toute la durée du tour de M. Mappeau. À la fin de son tour, Leti ne produit aucune réponse en retour. Après une pause brève (l. 9), au lieu de s’adresser à M. Mappeau, elle fait appel à un troisième participant, Christian, qui se trouve dans la pièce à côté. Leti n’éloigne pas seulement le combiné, mais elle a également un mouvement de buste vers l’arrière au moment où elle interpelle Christian (l. 10). Ce terme d’adresse est suivi d’une longue pause de 1.4 secondes.

La façon dont Leti réagit à la mise en veille de l’écran peut être détaillée davantage. Nous noterons d’abord que la mise en veille de l’écran (l. 4) ne correspond pas immédiatement au surgissement du problème : celui-ci apparaît légèrement plus tard (l. 7-8), le caractère problématique de ce qui vient de se passer étant constitué à travers le mouvement de Leti. Différentes possibilités s’offrent à Leti à ce moment, soit différents choix pour la suite de l’interaction - en réponse à la question « What’s next ? » dont la solution ne va pas ici de soi (Schegloff & Sacks, 1973).

Dans un premier temps, Leti appelle Christian, à savoir le possible troisième participant, ce qui a pour conséquence de transformer le cadre participatif. Cette transformation suspend la suite de l’échange avec M. Mappeau suite au summons 41 de Leti. Une longue pause de 1.4 secondes s’écoule durant laquelle elle maintient sa position en retrait arrière. Ce n’est qu’ensuite que l’infirmière formule une mise en attente de l’interaction principale en cours, destinée à M. Mappeau « attendez ne quittez pa::s hein\ » (l. 10).

Cet ordre séquentiel n’est pas forcément celui attendu dans les interactions, qu’elles soient en face à face ou par téléphone, mais il montre le choix effectué par Leti dans ce contexte d’interaction à distance. Elle privilégie en effet l’initiation d’une interaction parallèle avec un autre co-participant, et ne met qu’ensuite en attente son interlocuteur principal. Du point de vue du cadre participatif, Leti alterne rapidement entre Christian et M. Mappeau, puisque son tour de parole (l. 10) est adressé à M. Mappeau et accompagné d’un repositionnement face à l’écran, ainsi que d’un réalignement à l’artefact interactionnel représenté par le combiné du téléphone qu’elle replace face à sa bouche. Ce réalignement au dispositif technologique (écran visuel, combiné audio) marque une orientation explicite en direction de son interlocuteur M. Mappeau, orientation virtuelle mais essentielle, malgré l’apparence « noire » de l’écran. Cela montre bien l’enjeu interactionnel de l’outil dans un tel contexte d’échange.

Suite à la demande de suspension par Leti, M. Mappeau ne réagit pas de la façon attendue, à savoir « l’action d’attendre », mais exploite une information donnée par Leti (l. 10), pour lui demander si « christian » est présent (l. 12). Cette intervention montre, d’une part, que ce troisième participant encore marginal est connu des deux interlocuteurs ; et d’autre part, que M. Mappeau intègre Christian dans l’interaction en cours. Leti répond à M. Mappeau (l. 14), et lui confirme la présence de Christian dans son environnement proche. Elle ajoute une information essentielle sur le déroulement de l’interaction, en décrivant le problème à l’origine de la suspension de la conversation « sauf que moi j` vous vois plus du tout\ » (l. 14-15).

12 MAP il est là christian/
13   (0.2)
14 LET §euh oui il est là mais sauf que moi j` vous vois §plus du
  letG §tend main g. vers clavier------------------------§recule main g.-->
15   tout\ h.§
  letG --------§
16   (0.9)
17 MAP vous m` voyez plus/
18   (0.2)
19 LET nan\ (0.3) §christian/ §
  letG §enlève combiné oreille, rotation buste vers porte§
20 CHR °°oui°°
21   (0.3)
22 MAP j` vous vois très bien\

Il est intéressant de remarquer la tentative de résolution du problème par Leti. Lors de son tour de parole, elle regarde le clavier et tend sa main au dessus de celui-ci (l. 14). Son geste est hésitant et ne va pas au bout de l’action, à savoir appuyer sur une touche du clavier. Suite à ce geste d’approche en direction du clavier, elle a un mouvement de recul qui met un terme à son action. Cette hésitation trahit une certaine méconnaissance de la technologie qu’elle doit utiliser dans ce type d’interaction.

Ensuite, M. Mappeau demande une confirmation à Leti sur l’état de disponibilité visuelle dans l’environnement de cette dernière (l. 17), qui confirme de nouveau qu’elle ne le voit plus (l. 19). Elle fait appel de nouveau à Christian en tournant son buste vers la porte extérieure et en éloignant son combiné de l’oreille (l. 19). Ici, le troisième participant interpelé entre dans l’interaction orale, et intervient en réponse à Leti par un « oui » (l. 20) lointain extérieur à la pièce où se déroule la conversation en visioconférence. Elle a donc effectué deux summons à l’adresse de Christian, d’une part ligne 10 : summons qui n’a pas obtenu de réponse, d’autre part ligne 19 : où Christian répond par une confirmation (l. 20). Nous sommes ici dans une interaction bipartite en co-présence « invisible », puisque Christian n’est pas encore dans l’environnement immédiat de Leti. Aucun face à face n’est observé entre les deux participants. La communication est uniquement orale.

M. Mappeau maintient son interaction avec Leti en confirmant de nouveau le bon accès visuel à l’image de Leti (l. 22). Comme le montre de Fornel (1994), la dimension de l’accessibilité visuelle réciproque est complexe à intégrer par les participants, en raison notamment « de l’attitude routinière liée aux interactions en face à face, qui fait que le participant est persuadé que dès que l’on voit, on est en retour vu par l’autre » (1994 : 7). Par ailleurs, Leti a abaissé son combiné, et a ainsi créé une rupture implicite de la communication orale avec M. Mappeau, en montrant son indisponibilité à interagir avec lui. Son geste (l. 19) modifie le cadre participatif puisque l’objet « combiné » – artefact interactionnel essentiel pour échanger oralement avec M. Mappeau – est mis en retrait et de ce fait, exclut le patient comme participant principal de l’interaction.

23   §(0.6) §
  letG §reprend combiné et se remet face écran§
24 LET +y a plus d’ima:che\+
  letR +vers CHR +
25   (0.8)
26 MAP [ben si moi j` vous ai:\]
27 LET [c’est normal ou pas/ ]

Pendant la pause de 0.6 secondes, Leti se remet brièvement face à l’écran et repositionne le combiné du téléphone en direction de sa bouche (l. 23). Nous retrouvons ici une réorientation vers l’écran « noir » de l’ordinateur, qui ratifie l’objet de la perturbation qu’il s’agit de résoudre. Leti réitère la formulation de la perturbation (l. 24). Simultanément, elle dirige son regard vers Christian (cf. image 26, ci-dessous), qui est entré dans l’environnement proche de Leti. Ils établissent ainsi une interaction en co-présence « visible », en face à face.

Image 26 : Leti dirige son regard vers Christian (l. 24)
Image 26 : Leti dirige son regard vers Christian (l. 24)

De son côté, M. Mappeau traite la posture que Leti a reprise face à l’écran comme une posture « normale » qui caractérise leur interaction : cela est visible lorsqu’il redit à Leti l’asymétrie des perceptions visuelles réciproques (l. 26). Pendant ce temps, en chevauchement, Leti interroge Christian sur l’origine de la panne (l. 27).

Nous avons donc ici deux cadres participatifs distincts, l’un avec Leti et Christian d’une part (en co-présence), et l’autre entre M. Mappeau et Leti d’autre part (à distance). Dans le second cadre participatif à distance, la relation est flottante, puisque Leti est visible pour M. Mappeau mais ne le voit pas et n’est pas disponible, parlant avec Christian. Nous observons un glissement du cadre participatif dans lequel Leti est engagée, où le participant principal en ouverture d’interaction, M. Mappeau, devient participant secondaire au profit de Christian qui est privilégié comme participant actif dans la résolution du problème en cours.

28   +(0.8) +
  letR +vers clavier+
29 CHR @c’est la mise en- excuse moi\ @(0.3)#
  chrG @tend main vers clavier @appuye touche espace clavier-->
ecr #fin mise en veille écran

Pendant la pause de 0.8 secondes, Leti détourne son regard de Christian et le redirige vers le clavier (l. 28). Christian intervient et explique partiellement la cause du problème ligne « c’est la mise en- » (l. 29). Cette explication a une valeur d’account. Il tronque la fin de son explication pour enchaîner sur une formulation d’excuse adressée à Leti. Simultanément, il tend sa main en direction du clavier (l. 29). Lors de la pause brève de 0.3 secondes, il appuie sur la touche « espace » du clavier. Cette succession d’actions précises et ordonnées montre une construction de l’activité de résolution du problème organisée en fonction de l’ensemble des artefacts technologiques. Le problème de disponibilité visuelle entre les participants est ainsi résolu et l’interface dynamique avec les images vidéo du patient et de l’infirmière est à nouveau présente à l’écran. Le retour de l’image médiée par ordinateur ratifie de nouveau M. Mappeau comme étant le participant initial de l’interaction.

Christian reprend son account concernant la cause du problème et, cette fois, l’énonce entièrement « c’est la mise en veille\ » (l. 30). Son tour est chevauché par l’accord de Leti, précédé du change-of-state token « ah » (l. 31) : Leti manifeste ainsi sa compréhension du problème, issue moins de l’explication de Christian (les deux tours sont prononcés simultanément) que de l’action multimodale de Christian qui a permis de remettre en marche l’écran avec les images vidéo. Leti ajoute ensuite hors chevauchement une évaluation personnelle sur la nature du problème, tout en regardant Christian.

30 CHR c’est [la mise en veille\]
31 LET [ah d’accord ah ] +ben c’est bê- °ben c’est bête+
  letR +vers CHR +
32   en fait°\ .hh +nan mais + en fait c’ét%@ait euh une mise
  letR +vers écran+
chrR %vers écran-->
chrG @se place dans champ cam.-->
33   en veille de l’ordinateur tout simplement\

Leti regarde de nouveau l’écran (l. 32), en s’adressant à M. Mappeau. Ce dernier redevient le participant principal de l’interaction. Elle lui explique la raison de la perturbation, comme Christian l’a fait quelques tours auparavant. Quelques différences marquent cependant les deux explications : Leti emploie un temps au passé « c’était », et l’article indéfini « une » pour parler la cause du problème, alors que Christian parle au présent, et utilise l’article défini « la ». Ce double choix montre une appropriation progressive mais encore moins experte de la technologie « une mise en veille » et permet d’établir, par un account au passé, la clôture de la perturbation.

Le cadre participatif est de nouveau modifié puisque durant le tour de Leti, Christian se place dans le champ de la caméra et regarde l’écran (cf. image 27, ci-dessous), se rendant visible pour M. Mappeau. La position de Christian face à la caméra sera maintenue sur plusieurs tours de parole consécutifs.

Image 27 : Christian entre dans le champ de la caméra
Image 27 : Christian entre dans le champ de la caméra

Après l’account de Leti (l. 32-33) à M. Mappeau suit une pause de 0.9 secondes (l. 34). Christian ménage son entrée dans l’interaction, qui va instaurer un nouveau cadre participatif.

Christian se penche vers l’avant et s’adresse directement à M. Mappeau en initiant une phase de salutation (l. 35). Malgré le retour au mode visuel de la communication, la phase de salutation entre Christian et M. Mappeau n’a pas été immédiate. Ce retard peut être expliqué par les différentes actions qui se sont déroulées ensuite, à savoir : i) l’account de Christian à Leti, ii) la confirmation et l’évaluation de Leti, iii) l’account de Leti à M. Mappeau, d) la mise en posture de Christian face à l’écran. L’ensemble de ces actions qui précède la salutation a permis de valider la clôture de la perturbation, de rétablir d’une part la communication visuelle ET orale entre Leti et M. Mappeau, et dans un troisième temps, de mettre en place l’entrée de Christian afin qu’il se rende visible par le patient.

34   (0.9)
35 CHR bonjour monsieur mappeau\
36   (0.3)
37 MAP bonjou:::r/
38 CHR vous allez bien/
39   (0.2)
40 MAP oui: [ça va:\]
41 42 CHR [bon\ ] (0.4) y avait un p`tit problème au niveau d` l’ordinateur\ c’est réglé\
43   (0.4)
44 LET ((rire)) [un problème purement technique\]
45 MAP [XXX XXX v` voyez\ ]
46   (0.2)
47 LET [((rire)) ] .hhh%
48 CHR [((rire)) à bientôt\]
  chrR --------------------------%

La conversation initiée par Christian avec le patient commence avec les séquences typiques de l’ouverture d’une conversation téléphonique. Nous relevons une paire adjacente de salutations (l. 35-37), une paire d’évaluation « comment ça va » (l. 38-40). Avant même que M. Mappeau ait finit de répondre à cette dernière, Christian s’apprête à initier la prochaine séquence, celle de la raison de son intervention (l. 41). Il le fait après une courte pause de 0.4 secondes, en expliquant à son tour à M. Mappeau la cause de la perturbation qui a créé la rupture dans l’interaction initiale entre lui et l’infirmière. Son account est alors au passé « y avait » comme celui de Leti précédemment.

Ici, Christian n’est plus un objet de discours – comme il l’était au début de l’extrait lorsque M. Mappeau disait « il est là christian/ » (l. 12) – mais est devenu un participant à part entière dans l’interaction. Cet échange est relativement bref : Christian clôture sa participation à l’interaction par la salutation « à bientôt\ » (l. 48).

Suite à la clôture de l’interaction entre Christian et M. Mappeau, Leti reprend l’interaction avec Mappeau (l. 49).

49 LET j’ai b`soin d’avoir l` @technicien quand même à côté parc` que
  chrG @sort champ cam. et pièce-->
50   vous avez vu je n` maî@trise pas complètement le: l’ordinateur
  chrG ----------------------@
51   hein\
52   (0.7)
53 54 MAP j` vous enten:::ds y a y a des diffi- des difficultés à vous enten[dre\]
55 LET [ v]ous m’entendez moins bien\

Elle revient sur sa difficulté dans l’appropriation du système technique nécessaire pour interagir à distance. Lors de ce tour de justification, Christian sort du champ de la caméra et de la pièce.

L’analyse séquentielle de cet extrait nous a permis de suivre l’évolution du cadre participatif suite à un problème technique. Tout au long de l’extrait, nous observons un maintien du cadre participatif entre Leti et M. Mappeau ; Christian est interpellé et mentionné dans un premier temps par les deux participants mais n’intervient pas dans leur cadre participatif. Ce n’est qu’après qu’il s’adressera au patient en ouvrant un nouveau cadre, vite clôturé. L’extrait est aussi marqué par différents modes de communication : 1) à distance entre Leti et M. Mappeau ; 2) en co-présence entre Leti et Christian, dans un premier temps (2a) de façon invisible ; dans un deuxième temps (2b) de façon visible, en face à face. En décrivant ces différents changements et leur gestion au fil de l’interaction, nous avons montré l’importance de l’outil technologique dans une interaction par visiophone, en soulignant, suivant de Fornel, qu’il s’agit bel et bien d’un artefact interactionnel essentiel pour un échange réussi, aussi bien en ce qui concerne le contact visuel que le contact oral42.

À travers l’analyse de ces neuf extraits, nous avons pu observer les mécanismes d’ajustement des participants par rapport au dispositif technique au moment d’une modification du cadre participatif, et ce, dans les interactions médiées par visiophone. Nous avons différencié les situations où le dispositif était ajusté par la conseillère et celles où ce sont les participants qui s’ajustent aux contingences du dispositif technique de communication. Nous avons remarqué que le statut ratifié ou non-ratifié d’un participant dans l’interaction principale évoluait au fur et à mesure de la conversation par les participants déjà engagés dans l’échange. Nous sommes parties du principe que l’espace interactionnel disponible à travers l’image du visiophone sur chaque écran correspond au cadre participatif reconnu et ratifié par les participants eux-mêmes dans l’interaction principale. Par conséquent, tous les éléments, à savoir les personnes ou les objets qui se trouvent en dehors de ce champ visuel commun, ne sont alors pas considérés comme ratifiés au cadre participatif principal. Dans les deux interactions que nous avons analysées, nous pouvons observer un contraste dans le formatage du cadrage caméra délimitant cet espace interactionnel « visible » et commun par tous les participants.

Tableau 3 : Ajustements de la caméra ou des participants lors d’une modification de cadre participatif
Vanessa – Mappeau Leti – Mappeau
Temps Ajustements Caméra ou Participant Fonction Intervention Ginette Actions multimodales Mappeau Temps Ajustements Caméra ou Participant Fonction Intervention Ginette Actions multimodales Mappeau
5’37 Caméra orientée sur Ginette évaluation longue - regarde 43
- se lève
10’54 Ginette hors cadre caméra reformulation question infirmière - regarde
6’37 Ginette hors cadre caméra Caméra orientée sur M. Mappeau évaluation X 14’30 Ginette hors cadre caméra reformulation question infirmière - regarde
6’57 Ginette hors cadre caméra évaluation précède clôture - regarde 18’39 44 Christian se déplace dans cadre caméra mise en veille X
7’32 Ginette se déplace dans cadre caméra 45 évaluation X 19’58 Ginette hors cadre caméra reformulation question patient / évaluation X
        23’11 Ginette se déplace dans cadre caméra 46 clôture - regarde
- geste main

En effet, nous avons relevé peu d’occurrences d’un réajustement du dispositif technique de la part de Vanessa ou Leti lorsqu’un troisième participant intervenait dans l’interaction principale – seulement deux cas – dont l’un est réalisé en direction de M. Mappeau et non de Ginette, la troisième participante, pendant qu’elle est en train de formuler une évaluation. Dans l’interaction entre Vanessa et M. Mappeau, nous avons déterminé que la prise en compte visuelle de Ginette en ouverture d’appel (cf. ext2-16) a permis aux participants de ratifier de manière visuelle la troisième participante dans l’interaction. Elle est alors « reconnue » par la conseillère à distance. Lors de la seconde intervention de Ginette (cf. ext2-17), Vanessa est en train de réorienter la caméra en direction du patient, la participante est alors située en dehors du cadre caméra et la conseillère ne s’interrompt pas dans son action. Du point de vue de Vanessa, il n’est plus pertinent de mobiliser les ressources multimodales pour statuer du caractère ratifié ou non de la troisième participante dans l’interaction principale. Le fait qu’elle soit « visible » ou non dans le cadrage de la caméra n’est pas un critère essentiel pour la conseillère pour tenir compte des énoncés produits par son interlocutrice. Cette analyse se confirme au cours de l’intervention suivante de Ginette (cf. ext2-23) où, malgré le fait que Vanessa ne soit plus en train de mobiliser les ressources multimodales (i.e. les boutons directionnels), elle ne réoriente pas l’angle de la caméra en direction de la troisième participante. Enfin, du point de vue de Ginette, il semble pertinent d’être « visible » dans le cadrage de la caméra pour être considérée comme participante ratifiée dans l’interaction principale. Par conséquent, elle modifie sa posture pour se rendre « visible » à l’intérieur du champ de la caméra (cf. ext2-19) puisqu’elle a remarqué que, dans les deux situations précédentes, la conseillère n’opérait plus d’ajustements sur le dispositif technique.

Dans l’interaction entre Leti et M. Mappeau, l’évolution des statuts participatifs de la troisième participante est différente du fait que depuis le début de l’interaction, elle n’a jamais été « reconnue » visuellement par l’infirmière, et M. Mappeau ne l’a jamais désignée à un moment de l’interaction pour lui donner publiquement la parole. Au cours de ses trois premières interventions, Ginette reste en dehors du cadrage caméra, « invisible » au regard de Leti à distance. Aucuns réajustements n’ont donc été réalisés de la part de Leti pour ratifier le statut de la participante du point de vue de l’accountability. Seul M. Mappeau a modifié l’orientation de son regard en direction de son épouse (cf. ext2-20 et ext2-21) pour rendre reconnaissable la prise en compte de son intervention dans l’interaction principale. Ainsi, du point de vue de l’infirmière, il n’est pas pertinent de mobiliser les ressources techniques pour tenir compte d’un nouveau participant dans l’interaction. L’importance du cadrage caméra comme configurant l’espace interactionnel est donc minimisée pour Leti. Enfin, Ginette modifie sa posture pour se rendre « visible » auprès de son interlocutrice vers la fin de l’interaction (cf. ext2-18) suite à une demande de M. Mappeau qui invite son épouse à intégrer visuellement le cadrage de la caméra pour participer à la séquence de clôture. Contrairement à Leti, en invitant son épouse à intégrer le cadre de la caméra, le patient reconfigure l’espace interactionnel imposé par le dispositif, et exhibe l’importance qu’il lui accorde pour une interaction réussie.

La notion de cadre participatif est donc ici renégociée. En effet, en introduction de cette partie, nous avions présenté ce concept en expliquant le point de vue de Goffman (1981) et en rappelant les catégories qu’il avait établi pour définir la notion de participation : les auditeurs ratifiés vs. non ratifiés. Nous avons également développé, en introduction de ce chapitre, le point de vue de de Fornel (1994) concernant les interactions médiées par visiophone où il explique que le fait « d’être hors du cadre constitue une forme de rupture de l’engagement à part entière des interlocuteurs ». Nous avons donc établi une correspondance entre les deux points de vue de chaque auteur pour observer le statut ratifié ou non de la troisième participante au moment des modifications de cadre participatif et ainsi souligner les convergences et les divergences en fonction de la vision adoptée :

Tableau 4 : Statut de Ginette dans le cadre participatif lors de ses interventions
Vanessa – Mappeau Leti – Mappeau
Point de vue de Fornel Point de vue Goffman Point de vue de Fornel Point de vue Goffman
Ratifiée Ratifiée (+ regard) Non-ratifiée Ratifiée (+ regard)
Non-ratifiée Ratifiée Non-ratifiée Ratifiée (+ regard)
Non-ratifiée Ratifiée (+ regard) Non-ratifiée Ratifiée
Ratifiée Ratifiée Ratifiée Ratifiée (+ regard)

Nous avons remarqué que, du point de vue théorique de de Fornel, la participante intervenant dans l’interaction principale peut être considérée davantage comme non-ratifiée par les autres participants du fait qu’elle se situe en dehors du cadrage de la caméra. Cependant, du point de vue analytique selon Goffman, elle serait reconnue systématiquement comme une locutrice ratifiée dans le cadre participatif. Cela se confirme d’autant plus lorsque le patient lui adresse des regards explicites dans les situations où elle intervient oralement en dehors du cadrage de la caméra. En l’absence de ces regards, la participante reste néanmoins engagée dans l’interaction principale comme locutrice ratifiée mais non désignée par l’un des interlocuteurs actifs (excepté dans l’extrait 2-18 où c’est le patient qui invite son épouse à participer à la séquence de clôture.). Enfin, le statut de l’opératrice, entre ces séquences de modification du cadre participatif, peut être analysé comme auditrice non-ratifiés, et plus particulièrement dans la catégorie de bystander, où elle se positionne en tant que « spectatrice » de l’interaction principale en train de se dérouler, impliqué de façon discontinue dans l’ensemble de la conversation, à des moments ponctuels.

Notes
40.

Sur la notion de single case, voir les travaux de Schegloff (1987, 1988b).

41.

Voir Schegloff (1991), Schegloff & Sacks (1973).

42.

Voir partie III, pour une réflexion plus approfondie sur la notion d’artefact, p157.

43.

La mention « regarde » signifie que M. Mappeau oriente son regard en direction de Ginette.

44.

La modification de cadre participatif initiée par un problème technique est représentée temporellement dans le tableau de synthèse mais elle n’est pas prise en compte dans les observations qui suivent puisqu’elle ne concerne pas une intervention de Ginette, mais celle d’un autre participant, Christian, dans l’espace proximal de Leti.

45.

Le déplacement de Ginette est auto-initié par la participante.

46.

Le déplacement de Ginette est hétéro-initié par M. Mappeau.