Conclusion

L’analyse que nous venons de mener a permis d’étudier l’émergence de modifications du cadre participatif dans les interactions en centre d’appels impliquant l’utilisation d’artefacts techniques dans le dispositif de communication entre les participants. Nous avons différencié les deux contextes d’interactions présents dans notre corpus – interactions médiées par visiophone vs. par téléphone – afin de préserver les spécificités de chaque dispositif de communication. Suite aux résultats obtenus, nous avons pu dégager certains points communs et également d’autres caractéristiques divergentes lors de modifications du cadre participatif dans les interactions à distance qui permettent de contribuer à la réflexion autour de la notion de participation et de cadre participatif.

Les différences relevées dans nos données se justifient notamment par les différences dans le dispositif de communication et par l’environnement contextuel inhérent aux interactions spécifiques de chaque centre d’appels. En effet, nous avons d’une part l’émergence d’une nouvelle interaction (soit en parallèle, soit isolée) dans la situation d’échange à LocBike, alors que dans les conversations à HumPrior, nous avons l’émergence d’une interaction « étendue » où à un instant donné, le cadre participatif passe de deux à trois participants. De fait, nous avons pu observer des séquences de « mise en attente » initiée par l’opérateur que nous n’avons pas relevé dans les interactions entre la conseillère (ou l’infirmière) et le patient. De plus, nous avons noté une différence dans la négociation du prochain locuteur « extérieur » à l’interaction principale. Si nous partons du fait que le(s) collègue(s) et l’épouse sont considérés comme les participants co-présents et impliqués mais non ratifiés dans l’interaction principale, l’émergence d’une modification du cadre participatif est principalement auto-initiée par les opérateurs dans le corpus LocBike, alors que dans le corpus HumPrior, elle est d’avantage auto-initiée par l’épouse. Les opérateurs ont donc tendance à désigner le participant « extérieur » comme le locuteur suivant, et à le ratifier en tant que prochain locuteur dans l’interaction, alors que le patient et la conseillère ne désignent pas nécessairement le troisième participant en tant que locuteur suivant, du fait du canal de la communication, qui est publiquement partagée par tous les participants, y compris les participants « extérieurs ». Ce troisième locuteur potentiel s’auto-sélectionne directement lorsqu’il souhaite intervenir dans l’interaction principale. Nous avons remarqué également que les interactions au centre LocBike favorisaient plus facilement l’émergence de modifications du cadre participatif de façon strictement multimodale de la part d’un troisième participant, sans interrompre l’interaction principale ; ce qui n’est pas le cas dans les interactions médiées par visiophone47.

Concernant les points communs observés entre les deux situations d’interactions, nous pouvons dans un premier temps établir qu’il s’agit d’interactions publiques, c'est-à-dire que l’intégralité de l’interaction principale entre les deux participants ratifiés est partagée publiquement par l’ensemble des co-participants présents dans l’environnement immédiat de l’un des participants. De fait, cela positionne le troisième participant potentiel dans un statut d’auditeur non ratifié avant et après les séquences de modifications du cadre participatif ; et plus particulièrement comme un bystander tel que le défini Goffman (1981). En effet, dans les deux situations d’interaction, le(s) collègue(s) ou l’épouse sont co-présents dans l’environnement d’un des participants principaux de l’interaction et ont accès à l’échange en train de se construire entre les locuteurs impliqués. Ils peuvent observer et écouter simultanément le contenu des sujets thématisés par les participants, et peuvent être alors sollicités ou s’auto-sélectionner comme prochain locuteur à un moment donné de l’interaction, modifiant ainsi le cadre participatif de l’interaction principale. À cela s’ajoute l’importance des regards dans l’émergence de modification du cadre participatif qui contribue fortement dans la reconnaissance mutuelle par les participants de la prise en compte du participant « extérieurs » comme locuteur ratifié (i.e. marque d’accountability), ou comme prochain locuteur (i.e. auto ou hétéro-initiation). Nous avons observé également le caractère non anticipé de l’émergence d’une modification du cadre participatif. Bien que la situation puisse émerger de façon auto-initiée ou hétéro-initiée par l’une des participants, de manière générale, nous n’avons pas relevé d’indices permettant d’attester d’une projectibilité de la part des participants annonçant une potentielle modification du cadre participatif. Cependant, cela ne signifie pas que l’émergence de modifications du cadre participatif soit plus fréquente en position de chevauchement du tour d’un locuteur engagé dans l’interaction principale. De manière générale, nous avons relevé que les participants respectent correctement la règle de one at a time (Sacks, Schegloff & Jefferson, 1974 : 699) et préfèrent initier une transformation du cadre participatif lors d’un silence dans l’interaction principale. Enfin, nous avons constaté de fréquents ajustements posturaux de la part des participants, soit par rapport aux co-participants présents dans l’espace interactionnel, soit par rapport au dispositif technique de communication (téléphone ou visiophone) ; sachant que dans le corpus HumPrior, ces ajustements sont plus nombreux du côté du participant non ratifié par rapport à l’interaction principale. Ces ajustements contribuent ainsi à la reconfiguration dynamique et située des cadres participatifs au cours de l’activité dans lesquelles sont engagés les participants.

Nous allons à présent nous intéresser à une autre forme de modification du cadre participatif mettant en relation un objet technologique accessible dans l’environnement proche des participants. Dans la partie III ci-après, il sera question d’étudier les interactions de service en se focalisant sur l’émergence d’une action réalisée par les participants, à savoir celle d’intégrer l’objet ‘écran’ comme artefact interactionnel. Cette action est rendue observable par les participants à travers une thématisation ou une mobilisation de l’écran pendant leur conversation. L’objet ‘écran’ prend alors une place essentielle dans l’activité de service, soit pour résoudre le problème d’un client (LocBike), soit pour maintenir l’interaction sociale avec le patient par visiophone (HumPrior).

Notes
47.

Nous analyserons dans la partie III une situation d’échange au centre d’HumPrior où la conseillère mobilise les ressources multimodales du dispositif par visiophone pour interagir avec le patient à distance simultanément à une interaction orale avec l’interlocutrice principale.