— Partie III —
Intégration de l’objet ‘écran’ comme artefact interactionnel

Introduction

Cette deuxième partie se focalise sur l’intégration de l’objet ‘écran’ comme artefact interactionnel. Nous avons observé dans notre corpus de nombreuses séquences où l’un des participants rend l’artefact pertinent de manière explicite ou implicite, de façon verbale et/ou multimodale. L’émergence de ce type de séquence dans la situation d’interaction en centre d’appels nous permet d’enrichir les recherches sur différentes notions largement traitées dans les domaines de l’Analyse Conversationnelle, de l’Ethnométhodologie et des Workplace Studies, telles que les notions de cadre participatif, de multimodalité et de temporalité que nous avons expliquées en détail dans la partie précédente. La question qui nous intéresse ici fait appel à une notion supplémentaire que nous n’avons pas encore développée dans notre travail : la notion d’artefact. Avant de présenter l’organisation de cette partie, il nous semble important d’établir un bref état de l’art de cette notion afin de situer notre position analytique par rapport aux travaux existants.

Dans les nombreux travaux de ces vingt dernières années, nous avons pu observer un certain consensus vers lequel s’orientent les différents auteurs : la mobilisation d’artefacts, aussi bien écrits, visuel ou technologiques, est indissociable de l’action qui les a produits. Il est reconnu l’existence d’une articulation étroite est reconnue entre la parole et les objets matériels (Brassac & Gregori, 2000 ; Heath, Luff, & Sanchez Svensson, 2002 ; Luff & Heath, 2001 ; Mondada, 2004a, 2005, 2007b, 2008c). Il est donc important d’étudier la façon dont les artefacts sont rendu pertinents dans l’interaction par les participants eux-mêmes, et de s’appuyer sur l’organisation séquentielle des conduites comme une ressource pour l'analyse in situ de l'action sociale et des activités (Heath & Bolzoni, 1997) ; comme l’explique Button (1992), les artefacts technologiques sont socialement construits et interprétés. Ils contraignent et structurent également l’action. Cette position réflexive entre artefact et action s’oppose à la position déterministe, qui voudrait que les artefacts, notamment technologiques, définissent unilatéralement l’action.

La notion d’artefact a notamment été décrite par Hutchins (1989, 1995) dans ses travaux sur l’usage de carte maritimes pour établir la position d’un navire. Il suggère de ne pas considérer l’artefact comme u ne médiation entre l’agent et son action mais plutôt un des nombreux éléments structurels mis en coordination dans la réalisation de la tâche. De ce fait, « l’artefact n’a pas un statut différent de celui de l’agent lui-même » (Quéré, 1997 : 13). Cette définition rejoint celle proposée par Latour (1994) qui définit la notion d’objet comme un genre d’actant parmi d’autres qui serait associé aux humains « dans le tissage de la vie sociale » (1994 : 598). Cela impliquerait de lui reconnaître une capacité d’action autonome48. Dans son article de 1994, Michel de Fornel introduit la notion d’artefact associé à l’adjectif interactionnel pour définir le visiophone comme objet technique dans le contexte d’interactions médiées à distance en audio et vidéo. Il explique que le visiophone n’est pas un simple outil technique qui prolongerait la perception des participants en leur donnant accès à un espace autre, mais un artefact interactionnel qui « restructure l’activité interactionnelle elle-même » ainsi que « la nature des tâches pratiques auxquelles doivent faire face les interlocuteurs » (1994 : 126). Selon l’auteur, l’artefact interactionnel se situerait entre l’outil49 et l’artefact « cognitif » (i.e. une fonction représentationnelle (Norman, 1988) qui « transforme une tâche de façon à ce qu’elle puisse être accomplie avec les capacités cognitives et interactionnelles existantes ». La notion d’artefact interactionnel est également définie comme ayant un « rôle instrumental » et représentant un « siège d’opération et de contraintes » (Quéré, 1997 : 13).

‘De nombreux travaux en sociologie de la science et de la technique insistent sur le fait que la réussite technique est avant tout une affaire d’enrôlement et de constructions d’alliances d’acteurs humains et non humains de façon à créer une boîte noire, un tout unique. » (de Fornel, 1994 : 127)’

Nous utilisons la notion d’artefact dans nos analyses pour référer aux objets technologiques mobilisés par les opérateurs et les conseillers tels que l’écran, le clavier, la souris, la webcam (HumPrior), le micro-casque et le téléphone. Ils utilisent d’autres artefacts non technologiques (stylo, papier, plan, classeur) que nous traitons également lorsqu’ils sont pertinents pour l’analyse. Ces artefacts sont constitutifs de l’activité de service en train de se faire puisqu’ils contribuent au bon déroulement de l’interaction, et les objets technologiques sont nécessairement plus pertinents à la différence des autres outils non technologiques car ils sont plus souvent mobilisés par les participants dans l’interaction comme élément essentiel dans le dispositif de communication ou dans l’activité de service (ex recherche du dossier client). Dans le corpus LocBike, il existe des artefacts supplémentaires qui peuvent être thématisés et/ou mobilisés par les clients au cours de la conversation : écran de la borne/de l’ordinateur, station LocBike, vélo, bornette. Nous nous sommes donc intéressées à l’objet ‘écran’ en tant qu’artefact thématisé et/ou mobilisé par les participants à un moment donné dans l’interaction. La distinction entre « thématiser » vs. « mobiliser » est importante. En effet, nous avons observé des cas où les participants se focalisent explicitement ou implicitement sur l’objet ‘écran’ lors d’une séquence de transmission d’un contenu informationnel écrit sur un écran à l’oral ; nous qualifions alors l’objet ‘écran’ d’artefact thématisé. Nous avons relevé également des exemples où les participants agissent sur un écran en temps réel et ils rendent perceptibles ou non leurs actions à leur interlocuteur ; nous catégorisons alors l’objet ‘écran’ d’artefact mobilisé. Il peut arriver qu’un participant fasse un usage à la fois thématisé et mobilisé de l’artefact.

Au-delà du caractère thématisé ou mobilisé de l’objet ‘écran’, il nous intéresse ici d’une part, de voir comment les participants intègrent cet artefact technique dans l’interaction orale et comment ils en font un artefact interactionnel ; et d’autre part, de déterminer l’effet de l’intégration de l’objet ‘écran’ au cours de la conversation ? Pourquoi et à quel moment le font-ils dans l’interaction  les participants décident-ils de thématiser ou de mobiliser cet artefact? Les réponses à ces questions sont étroitement liées au contexte de l’interaction et au mode de communication dans lequel sont engagés les participants. Dans nos données, nous avons deux corpus dont le dispositif de communication est différent : d’un côté, nous avons le corpus LocBike où les participants interagissent uniquement par téléphone (audio), de l’autre, nous avons le corpus HumPrior où la communication entre les participants se fait par visiophone (vidéo et audio). Nous avons choisi de mener nos analyses en distinguant les deux corpus pour préserver la différence dans le mode de communication et éviter ainsi de confondre les différents enjeux qu’implique une interaction audio par rapport à une interaction par visiophone.

Ainsi, dans un premier temps (chapitre 2.), nous analyserons une collection de vingt-neuf extraits issus du corpus LocBike, qui présente une séquence où l’activité des participants consiste à rapporter des informations écrites sur un écran dans l’interaction orale. Nous verrons que ce type d’activité, qui associe les canaux écrit et oral, est comparable à l’activité de rapporter la parole d’une tierce personne au cours de l’échange ; dans nos extraits, la parole est remplacée par une information écrite sur un écran. Dans un second temps (chapitre 3.), nous étudierons un extrait tiré du corpus HumPrior, où l’un des participants essaye de faire d’un objet distant, présent dans l’environnement immédiat de son interlocuteur, un topic pour la conversation. Ici, l’intégration de l’objet ‘écran’ dans l’interaction orale est rendue manifeste par la conseillère lors de ses mobilisations successives. Enfin, nous traiterons un single case extrait du corpus HumPrior (chapitre 4.) où la conseillère, engagée dans une première interaction uniquement médiée par téléphone, tente de maintenir le contact avec un second interlocuteur qui lui est uniquement visible par vidéo, c'est-à-dire sans aucun échange audio. Ici, l’intégration de l’objet ‘écran’ est simplement exhibée par une mobilisation de cette ressource, à la fois d’un point de vue visuel et graphique (utilisation de la zone texte).

Notes
48.

Voir également Latour (1996), et Bidet (2008).

49.

Pour approfondir les lectures sur les objets techniques, voir aussi de Fornel (1992).