Guidage sur la borne

Nous allons analyser à présent un exemple de guidage à distance en temps réel à partir d’un écran de station LocBike. La situation d’interaction est différente de l’activité de guidage sur internet puisqu’ici, l’opératrice n’a pas accès aux différents écrans de la station. Elle ne peut donc pas suivre de son côté les différentes étapes au fur et à mesure que le client est en train d’agir sur l’écran de la station. De plus, l’activité de guidage est ici opérée par le client et non par l’opératrice : l’« instructeur » est le client, tandis que la « vérificatrice » est l’opératrice62.

Dans l’extrait 3-22, M. Dupont appelle le service LocBike pour un problème de vélo en cours de location sur sa carte. Après la vérification du compte client sur la base de données, Samira lui notifie le bon fonctionnement de sa carte63. L’extrait commence après la première notification de non problème, lorsque celui-ci valide la notification de l’opératrice par une ratification positive minimale introduit avec un change-of-state token « ah oui/ » (l. 1). L’exclamation en début de tour et l’intonation montante en fin de tour marquent le caractère surpris du client en réaction à l’annonce de l’opératrice qui, de son point de vue, atteste que l’état du compte client est fonctionnel.

Ext3-_L26-16_48’27 : Recherche active en cours
1 DUP [ah oui/ ]
2 3 4 SAM [je pense que vous] avez dû mal lire l'écran\ (0.2) vous avez dû lire que vous êtes tenu responsable du vélo que vous prenez/ (0.5) et qu'il faut faire attention euh quand vous l` rendez\
5   (1.2)
6 DUP [nan j` crois] pas j` vais réessayer attendez\
7 SAM [c'est ça/ ]
8   (1.1)
9 DUP j` suis à côté d` la cabi:ne en face de la station/
10 SAM Oui
11   (1.5)
12 DUP on va voir c` qu’i` m` dit\
13 14 SAM mais ça en fait c'est un nouveau message de sensibilisation\ ça veut pas dire que vous avez un vélo bloqué hein\
15   (1.3)
16 17 18 DUP ah c'est possible alors\ (0.4) parce qu'attendez là zéro:\ (1.3) X (0.2) cinq (0.3) XX: (0.7) recherche active en cours (0.9) bonjour nous avons enregistré le retour d` vot` vélo\
19 SAM ah=
20 DUP =mais j` l'ai laissé y a une demie heure/

Samira initie son tour de parole simultanément à celui de M. Dupont et propose une explication du problème rencontré par le client lors d’une tentative de location de vélo « je pense que vous avez dû mal lire l’écran\ » (l. 2). Elle poursuit son tour après une courte pause de 0.2 secondes où elle rend l’objet ‘écran’ pertinent en reformulant le contenu du message affiché sur l’écran de la borne LocBike. Le segment introductif précédant le contenu du message est « vous avez dû lire que » où le pronom personnel « vous » renvoie au client et non à l’écran comme dans les exemples analysés dans les pages précédentes. La référence à l’écran est déjà introduite explicitement en début du tour de Samira et elle est implicitement présente dans la reformulation du message écrit à l’oral à travers l’utilisation du verbe « lire » (l. 3) qui réfère à un support physique sur lequel l’utilisateur prend connaissance de l’information écrite. Le contenu du message écrit est retransmis à l’oral sous deux formats : i) la première partie du message est rapportée plus formellement « vous êtes tenu responsable du vélo que vous prenez/ » (l. 3) ; ii) la seconde partie du message est reformulée de manière moins formelle « il faut faire attention euh quand vous l` rendez\ » (l. 4).

Une longue pause de 1.2 secondes (l. 5) représente un point de transition pertinent pour que le client prenne son tour de parole, ce qu’il fait au tour suivant « nan j` crois pas » (l. 6) simultanément à demande de confirmation par l’opératrice « c’est ça/ » (l. 7) qui, en l’absence de réponse de son interlocuteur, développe son tour initial. La complétude du tour de Samira vient clôturer son énoncé précédent en demandant une validation de l’explication au client, ce qu’il a commencé à produire en chevauchement du tour de l’opératrice. Il invalide donc l’explication de Samira et initie une vérification en direct du message affiché sur l’écran de la borne qu’il rend public auprès de l’opératrice « j` vais réessayer attendez\ » (l. 6). M. Dupont projette à ce moment précis de l’interaction une action qui va modifier la temporalité de l’échange entre les participants. Il initie une activité de vérification sur l’écran d’une station LocBike où il va commenter pas à pas les phases successives lors d’une tentative de location de vélo afin de vérifier si l’explication donnée par l’opératrice est correcte. Il annonce donc à Samira sa volonté de vérifier en direct sur une des bornes située « en face » (l. 9) de lui lors de son appel. L’opératrice accepte par une ratification minimale « oui » (l. 10).

Après une longue pause de 1.5 secondes (l. 11), M. Dupont projette une seconde fois la trajectoire d’action à venir dans l’échange avec l’énoncé « on va voir c` qu’i` m` dit » (l. 12). L’emploi du pronom personnel « on » inclut les deux participants dans l’activité et il réfère à l’objet ‘écran’ lorsqu’il dit « c` qu’i` m` dit\ ». Dans ce contexte, le segment n’est pas introductif à l’énoncé immédiat d’un message affiché sur l’écran. L’énonciation d’un message est effectivement annoncée par le tour du client mais elle sera réalisée plus tardivement dans l’interaction, après la mise en place d’une série d’actions sur la borne.

Samira s’auto-sélectionne dans la suite de l’échange immédiatement après le tour du client pour prolonger son explication initiée aux tours précédents. Elle apporte un argument supplémentaire à M. Dupont pour renforcer le bon diagnostic qu’elle a donné sous forme d’account : « mais ça en fait c’est un nouveau message de sensibilisation\ » (l. 13). Ici, le pronom déterminant « ça » renvoie au contenu du message affiché sur l’écran de la borne ; l’objet ‘écran’ est donc implicitement mentionné dans l’énoncé. Elle termine son tour par une reprise de la formulation du problème énoncé en ouverture d’appel par le client à la forme négative « ça veut pas dire que vous avez un vélo bloqué hein\ » (l. 13-14). Nous retrouvons ici le segment introductif est nuancé par le verbe modalisateur « vouloir » où le pronom déterminant « ça » renvoie également au contenu du message affiché sur l’écran. L’association des verbes « vouloir + dire » n’a pas le même sens que dans les autres exemples analysés dans ce chapitre. Dans ce contexte, la locution verbale est synonyme de {signifier}.

Après une longue pause de 1.3 secondes, M. Dupont ratifie partiellement l’explication de Samira « ah c’est possible alors\ » (l. 16) suite l’ajout des arguments. Sa ratification est précédée du change-of-state token « ah ». Cependant, il n’interrompt pas l’action de vérifier directement sur la borne et poursuit son tour après une courte pause, en exhibant l’activité de saisir son numéro d’identifiant sur l’écran par l’énumération des différents chiffres qui le composent précédé du verbe « attendre » : « parce qu’attendez là zéro:\ (1.3) x (0.2) cinq (0.3) xx: » (l. 16-17). Il tient compte des arguments apportés par l’opératrice et maintient en parallèle l’activité de guidage en direct sur la borne de la station. Il termine son tour après une pause de 0.7 secondes en effectuant une lecture à haute voix (de type discours direct) du contenu du message écrit sur son écran « recherche active en cours (0.9) bonjour nous avons enregistré le retour d` vot` vélo\ » (l. 17-18). Bien qu’aucun segment introductif n’est produit, dans lequel le sujet renverrait à la source du message, le format d’énonciation du tour marque implicitement la référence à l’écran.

Samira réagit au tour de M. Dupont par un change-of-state token « ah » (l. 19) et ce dernier ajoute un commentaire immédiatement après le tour de l’opératrice « mais j` l’ai laissé y a une demie heure/ » (l. 20). Les participants montrent dans ces deux tours leur surprise à la connaissance du contenu du message affiché sur l’écran : l’opératrice avait rapporté le contenu de messages portant sur la responsabilité engagée du client lors de la location d’un vélo tandis que ce dernier avait abordé le problème d’un vélo toujours en cours de location. L’activité de vérification en direct initiée par M. Dupont projetait une topicalisation du contenu du message autour de ces deux informations thématisées par les participants ; or le message résultant d’une nouvelle identification du client sur la borne concerne la confirmation d’enregistrement de son dernier vélo loué. La fin de l’appel entre les participants vient confirmer le bon état de fonctionnement de la carte d’abonnement du client ; aucunes références supplémentaires à l’objet ‘écran’ ne sont réalisées dans les tours des interlocuteurs.

L’analyse de ces trois extraits présentant à la fois le guidage sur internet et celui sur une borne LocBike montre certaines différences et certains points communs entre les deux situations d’interaction. Nous avons observé une fréquence importante d’éléments grammaticaux tels que des déictiques spatiaux, des adverbes de temps et des connecteurs dans les deux types de guidage. Ces éléments sont majoritairement antéposés par rapport au segment introductif « il + verbe dire » suivit de l’énoncé référant à un contenu sur l’écran ; et ils sont plutôt produits par le client. Dans les deux cas, nous observons une manipulation en temps réel de l’interface ou de l’outil informatique. L’action est calée sur la temporalité de ces manipulations. Cependant, dans un cas, c’est l’opératrice qui guide le client, et dans l’autre, c’est le client qui verbalise à voix haute ce qu’il est en train de faire (y compris une lecture simultanée). Ces activités sont co-construites par les participants où chacun gère un rôle spécifique : le client exhibe plus l’enchaînement et les transitions entre les phases dans la procédure de résolution du problème, ce qui permet à l’opératrice de s’ajuster temporellement à la vitesse de ses actions. L’opératrice quant à elle gère plutôt le déroulement des instructions et elle veille à leur bonne compréhension du côté client. À travers ces actions, elle valide également les informations communiquées par son interlocuteur.

Le segment introductif {sujet + verbe} suivi d’un énoncé référant à de l’information affichée sur l’écran peut avoir trois formats: i) soit le sujet renvoie à l’objet non-humain ‘écran’ définit par les pronoms « il », « elle » (la borne, la station), « on », « ça » ; ii) soit le sujet renvoie à l’objet non-humain ‘écran’ définit par un nom « la machine » ; iii) soit le sujet renvoie à une personne désignée par « vous » ou « je ». D’une part, nous avons un format d’énonciation où un passage de discours écrit retransmis à l’oral (reformulé ou rapporté totalement ou partiellement) est introduit par une référence à l’écran en tant qu’agent animé jouant un rôle dans l’activité de résolution d’un problème. D’autre part, nous avons un format d’énonciation où des instructions et des énoncés à valeur d’action renvoient à des éléments affichés sur l’écran et sur lesquels les participants doivent agir pour faire avancer l’activité de guidage et par là, l’activité de résolution du problème. Dans tous les cas, la position syntaxique de ces segments introductifs précède souvent une référence à de l’information affichée sur un écran (celui de l’opératrice, du client ou celui de la borne). Si le segment n’est pas suivi d’une information écrite sur un écran, il s’agit, comme nous l’avons expliqué ci-dessus, d’un groupe verbal à valeur d’action (ex : « j’accepte », « je recommence », « vous validez ») où le verbe marque une action en train de se faire ou à faire par un participant.

Les énoncés référant à des informations affichées sur un écran sont les éléments dont le contenu informationnel est essentiel dans l’activité de guidage et de résolution du problème. Dans le cas de guidage sur internet, nous avons observé une séquentialité du flux informationnel ordonnée et hiérarchisée : l’opératrice donne quatre instructions : i) le site de Laville ; ii) un moteur de recherche ; iii) LocBike ; et iv) les formules d’abonnements. Ces instructions sont parfois répétées par l’opératrice ou la cliente, ou bien entrecoupées par d’autres informations affichées à l’écran et énoncées par la cliente mais elles représentent des thématiques clés dans l’avancement de l’activité de guidage sur internet. Rétrospectivement, l’opératrice rend manifeste ici la trame qu’elle suit dans la résolution d’un problème de réabonnement. Nous avons remarqué également des passages de discours écrits retransmis à l’oral où le sujet du verbe introductif renvoie à l’écran et non à un participant ‘humain’. Ces passages sont aussi bien produits par la cliente que par l’opératrice et ils sont précédés ou non par le segment introductif.

Les énoncés produits sans segments introductifs peuvent être analysés comme de la lecture simultanée de l’information affichée sur l’écran, notamment lorsqu’ils sont réalisés par la cliente. Il s’agit alors de discours écrits rapportés totalement. En ce qui concerne les énoncés produits par l’opératrice sans segments introductifs, ils représentent une forme de lecture simultanée lorsque le contenu informationnel est parallèlement affiché sur l’écran de la participante, ce qui n’est pas le cas des exemples présentés ici. Il s’agit donc d’énoncés à valeur d’instruction qui font appel à la mémoire et la connaissance professionnelle de l’opératrice, qui peut guider la cliente sans avoir visuellement accès au contenu des informations affichés sur les pages des sites internet dont il est question. Nous retrouvons ce type d’informations « mémorielles » réalisées par l’opératrice dans les passages de discours écrits retransmis à l’oral introduits par un segment introductif « sujet + verbe » lorsqu’elle réfère par exemple à des informations affichées sur l’écran de la borne du client. Cela renvoie au problème d’interprétation du message analysé dans la section précédente. Dans le cas de guidage sur internet, l’opératrice peut également rendre pertinent le contenu écrit sur une page du site avec un renvoi explicite à l’écran (ex : « i` va proposer également de pouvoir imprimer le formulaire ») alors qu’elle n’a pas accès visuellement à cette information au moment de son énoncé.

Enfin, nous avons relevé six occurrences de l’énoncé « alors attendez » dont une seule est produite par l’opératrice. Les clients, que ce soit dans le guidage sur internet ou sur la borne, marquent par cet énoncé la pertinence d’une temporalité ralentie de l’interaction (Mondada, 2006e : 137). Cependant, les participants ne s’orientent pas vers une pause dans l’interaction mais vers la continuité de l’activité en cours.

Notes
62.

Ici, la catégorie de « guideur » vs. « guidé » utilisée dans la section précédente n’est pas pertinente. Nous observons effectivement une activité de guidage en direct où des instructions sont produites, cependant l’opératrice n’est pas en train de les exécuter, elle reste seulement attentive aux informations qui lui sont transmises au fur et à mesure dans une démarche d’évaluation du bon diagnostic, pour vérifier que le client ne se trompe pas à un moment donné dans la procédure. Nous avons donc préféré les catégories « instructeur » vs. « vérificatrice » pour l’analyse de cet extrait.

63.

L’intégralité de l’interaction entre Samira et M. Dupont est analysé dans la partie IV sur les notifications de l’état a-problématique du compte client (cf. p287).