Conclusion

Les analyses que nous venons de mener a permis de rendre compte de la diversité des procédés utilisés par les participants pour rendre l’objet ‘écran’ pertinent lors d’une interaction à distance. Les participants peuvent soit thématiser l’objet, soit le mobiliser de façon multimodale. Les interactions médiées par visiophone favorisent plutôt des formes de mobilisation de la ressource où les participants ajustent le dispositif technique à des fins conversationnelles pour appuyer leurs propos. L’écran des participants, dans les interactions par vidéo, est également un espace visuel dynamique reconnu qu’ils peuvent exploiter comme une base contextuelle partagée pour la réalisation de références à des objets dans l’environnement immédiat de chacun (Mondada, 2007b).

Dans les interactions par téléphone uniquement, les participants n’ont pas accès à un espace visuel dynamique et partagé. Cependant, l’opérateur parvient à référer à des objets (l’écran, le vélo, la bornette, etc.) dans l’environnement immédiat du client, et ce dernier arrive également à rendre pertinent des artefacts de son environnement proximal. Le caractère visuellement partagé par les participants n’est donc pas essentiel dans ce contexte pour faire émerger des références à des objets interactionnellement reconnaissables. Les compétences professionnelles et pratiques des participants leur permettent de thématiser des objets à distance pour les rendre reconnaissables auprès de leur interlocuteur et partager ainsi un espace distant devenu dynamique et accessible pour l’ensemble des participants.

Pour accomplir ce partage d’espaces distants d’une part, et visuellement reconnu d’autre part, les participants utilisent des ressources incarnées telles que la parole, le regard, le pointage et même des postures, séquentiellement configurées, et localement pertinentes (Goodwin, 2000 ; Kendon, 1977 : 198). Ainsi, dans les interactions uniquement audio, nous avons pu observer un nombre important d’occurrences référant à l’objet ‘écran’ réalisées à l’aide de discours rapportés ou reformulés où le sujet du verbe introductif renvoie à l’écran. Ces références sont produites à la fois par le client et par l’opérateur, bien que la distribution dépend étroitement de l’activité dans laquelle sont engagés les participants. En effet, nous pouvons segmenter les appels de service en deux parties. La première partie correspond à la formulation du problème par le client où il occupe un temps de parole plus important et produit de ce fait un nombre de référence à l’objet ‘écran’ plus important que dans la suite de l’interaction. La deuxième partie correspond à trois autres activités possibles, à savoir guider son interlocuteur en temps réel, partager des informations écrites affichées sur son écran d’ordinateur et donner des recommandations prospectives en pré-clôture d’appel. Au cours de ces trois activités, l’opérateur occupe un temps de parole plus important et nous avons observé un nombre de références à l’objet ‘écran’ plus fréquent qu’en ouverture d’appel.

De manière générale, nous avons dégagé cinq fonctions possible justifiant l’activité de rapporter ou de reformuler des informations écrites affichées sur un écran : 1) attester de l’authenticité des informations données, 2) désengager le client de toute responsabilité par rapport au vélo toujours en location, 3) faire dire une information en orientant l’interlocuteur vers le choix de la source à citer, 4) ouvrir ou clôturer un passage de discours retransmis à l’oral, et 5) donner la bonne lecture du message en tant qu’instruction pédagogique, de résolution du problème et de prévention lors d’une prochaine utilisation du système.

Certaines de ces fonctions sont également présentes dans les extraits tirés du corpus HumPrior. En effet, nous avons remarqué que les conseillères utilisaient de nombreux déictiques spatio-temporels en début ou en fin de tour lors de description d’objets présents dans l’environnement immédiat de leurs interlocuteurs. Ces éléments grammaticaux et syntaxiques permettent aux conseillères de situer dans l’espace un objet auquel elles souhaitent se référer et dont elles aimeraient en faire le topic de la conversation. La référence à des objets à l’aide de déictiques dans le contexte d’interactions par visiophone s’inscrit donc dans une fonction de « faire dire » une information à son interlocuteur en l’orientant vers le choix de la source à citer. Dans un deuxième extrait tiré de HumPrior, nous avons également dégagé la fonction d’attester de l’authenticité des informations données lorsque la conseillère suit d’un regard en simultané le dossier patient sur l’écran d’ordinateur pendant qu’elle est en train de reformuler le problème dont il est question à une tierce personne.

L’action d’intégrer l’objet ‘écran’ dans l’interaction orale pour transmettre une information écrite ou pour mobiliser des ressources accessibles à travers cet artefact à des fins interactionnelles est donc une activité émergeante des participants, et elle est souvent utilisée en tant que ressource verbale et multimodale pour renforcer l’authenticité des informations transmises ou décrites. L’objet ‘écran’ peut alors être transformé par les participants, notamment dans les exemples de LocBike, où il n’est plus un simple objet technique mais devient un artefact interactionnel doté d’agentivité (cf. guidage en direct). Dans les exemples de HumPrior, l’écran est à la fois un objet technique puisqu’il sert de média pour l’interaction, et un artefact interactionnel lorsque la conseillère le fait évoluer en support textuel pour communiquer par écrit avec son interlocuteur, ou lorsqu’elle agit sur les boutons directionnels disponibles sur l’écran pour orienter l’image caméra sur un objet distant dont elle souhaite faire le topic de la conversation. En effet, d’un point de vue conceptuel, l’objet ‘écran’ garde son statut interactionnel malgré le fait qu’un seul des participants agit sur l’artefact. Ce dernier est reconfiguré de manière située et dynamique par la conseillère au cours de l’interaction et lui permet de résoudre les problèmes pratiques qui émergent dans l’activité.

Dans les conversations ordinaires en face à face, les participants peuvent facilement référer à un objet dans leur environnement immédiat, par un regard, un pointage, une orientation de la tête ou du corps, une saisie directe de l’objet par l’un des participants, action pouvant être accompagnée d’une verbalisation de la nature de l’objet. Les problèmes pratiques qui se posent dans ce type d’activité sont souvent rapidement résolus par les participants en présence. Dans les interactions médiées par les technologies, l’activité de référer à un objet devient alors plus complexe. Les analyses que nous venons de développer montre que cela ne va pas de soi pour les participants à distance. Dans le cas des interactions médiées par visiophone par exemple, la conseillère mobilise ainsi l’écran pour orienter la caméra en direction de l’objet topicalisé, mais cela ne va pas de soi pour son interlocuteur qui ne s’aligne pas immédiatement à son activité. Les ressources disponibles pour la conseillère afin de référer à un objet sont limitées et ne sont pas nécessairement reconnues par son interlocuteur, qui peut alors gérer cette situation comme une intrusion dans son environnement.

Nous allons à présent nous intéresser à une autre forme d’intégration de l’objet ‘écran’ dans l’interaction, en étudiant une situation spécifique où la résolution du problème client correspond à une notification de l’état a-problématique de son compte. Cette dernière partie n’exploite que les données du corpus LocBike. De manière générale, les clients appelant le service mentionnent un problème en rapport avec l’utilisation du système (dysfonctionnement de la carte, vélo en location, problème lors d’un réabonnement, etc.). Les opérateurs, après l’établissement d’un diagnostic, apportent des solutions pour résoudre le problème dont il est question. Dans la partie IV, nous nous intéresserons au cas où les clients appellent également le service pour résoudre un problème, qui, de leur point de vue, est identifié. Cependant, à la différence des appels courants, les opérateurs diagnostiquent un fonctionnement correct des comptes clients, et la résolution du problème – qui en réalité ne représente plus un problème – ne correspond alors qu’à la notification de l’état a-problématique de leurs comptes. Ici, la place de l’objet ‘écran’ est également essentielle dans l’interaction puisque nous verrons que les opérateurs vérifient l’état du compte des clients à partir des informations affichées sur leurs dossiers informatiques. Cette dernière analyse permettra donc de montrer également que les pratiques des opérateurs dans les interactions de service sont étroitement dépendantes de la gestion qu’ils font des objets technologiques inhérents à leur travail.