Rendre manifeste le caractère a-problématique du compte client

Nous procéderons à l’analyse en reprenant étape par étape73 l’organisation structurée des appels de service sélectionnés pour ce chapitre. Dans un premier temps, nous nous intéresserons à la phase de formulation du problème par le client. Nous verrons que cette étape peut être plus ou moins longue selon l’appelant. Nous passerons ensuite à la phase consacrée à l’identification du client et à la saisie de son numéro d’identifiant dans la base de données. Cette phase est essentielle dans l’activité de diagnostic qu’est en train de réaliser l’opératrice afin de déterminer la nature du problème et l’état en cours du compte client. Nous montrerons qu’il existe une différence pertinente dans la gestion temporelle du déroulement de l’appel selon que l’interface informatique a été mise en place lors de l’étape précédente ou bien qu’elle soit réalisée simultanément à la demande d’identification du client et à la saisie qui en découle. Dans un troisième temps, nous analyserons la phase de questions/réponses pré-insérées, qui permet aux interlocuteurs d’exploiter ou non le temps d’attente entre l’introduction des informations dans le logiciel et l’affichage du résultat correspondant. Ensuite, nous décrirons le moment où l’affichage du compte client apparaît sur l’écran de l’opératrice. Nous examinerons la temporalité qui peut varier entre : i) la phase de questions/réponses pré-insérées ; ii) l’affichage des informations et iii) l’étape suivant l’affichage qui concerne la première notification de non problème. Enfin, nous étudierons les différents formats entre la première notification de non problème et les notifications et explications suivantes. Nous verrons ainsi que les explications postérieures peuvent avoir une fonction de diagnostic, ou encore une dimension pédagogique dont l’objectif serait de rendre le client autonome dans son utilisation du système.

Tout au long de notre analyse, nous allons nous appuyer sur la notion fondamentale qui est celle de la projection. Dans le domaine de la linguistique interactionnelle, nous rencontrons différentes utilisations du terme de projection en fonction de l’objet auquel il réfère. Nous avons essayé de dégager la démarche analytique employée par différents auteurs du domaine ayant mené une réflexion autour de la notion de projection dans leur recherche afin d’en approfondir sa compréhension et situer ensuite notre position par rapport à l’emploi que nous en ferons dans notre analyse. Nous avons distingué trois approches analytiques qui traitent de la notion de projection allant de la démarche la plus micro à la plus macro :

  1. La syntaxe : la projection dans la grammaire ou dans la syntaxe (Auer, 2002) relève d’une approche séquentielle (horizontale) et tenant compte de la temporalité (2002 : 3-7). Elle est basée sur la hiérarchie syntaxique dans la mesure où plus la structure syntaxique est profonde, plus elle « projette ». La projection la plus forte projette seulement un conversational slot unique (ex : « Salut-Salut », certaines paires adjacentes), tandis que d’autres projettent des slots très vagues (ex : « et » ; « ou ») (2002 : 11). La projection peut être suspendue par un locuteur pour laisser la place à une insertion d’un autre locuteur qui en elle même n’est pas pré-initiée (de façon verbale ou multimodale). Dans ce cas, il y a soit une cohérence avec la séquence dans laquelle l’insertion est énoncée (i.e. une position dite ‘légitime’), soit il s'agit d’une situated talk (ex : un bébé qui pleure, le téléphone qui sonne, etc.) et par conséquent, d'un élément dérangeant (2002 : 15).
  2. La machinerie des tours de paroles : la projection dans l’organisation des tours de parole (Mondada, 2008b : 888) peut porter soit sur la fin d’un tour (Mondada & Traverso, 2005 : 9) ; soit sur la complétude des unités de construction du tour en train d’émerger dans la parole (Mondada, 2008b : 887 ; Sacks, Schegloff & Jefferson, 1974 : 727) ; l’UCTUCT signifie unité de construction de tour ; turn-constructional unit en anglais (TCU), (Sacks, Schegloff & Jefferson, 1974 : 701). “phrastique” (sentential) ayant une structure interne (syntaxique, sémantique et prosodique) qui rendent leur fin prévisible« Rather, the turn is a unit whose constitution and boundaries involve such a distribution of tasks as we have noted : that a speaker can talk in such a way as to permit projection of possible completion to be made from his talk, from its start, allowing others to use its transition places to start talk, to pass up talk, to affect directions of talk etc. ; and that their starting to talk, if properly placed, can determine where he ought to stop talk. That is, the turn as a unit is interactively determined. » (Sacks, Schegloff & Jefferson, 1974 : 727). La projection peut également porter sur la sélection du prochain locuteur, du prochain participant (Bonu, 2007 : 49 ; Sacks, Schegloff & Jefferson, 1974 : 703,719). Enfin, elle peut être provoquée par un chevauchement qui fait émerger un conflit dans la prise du tour (De Stefani, 2007 : 12) ; ou être en rapport avec des contraintes prospectives sur la suite du tour et des retours rétrospectifs sur ce qui précède (Mondada, 2001 : 14). Non obligatoire, elle peut être abandonnée, non réalisée, ou changée par les participants.
  3. La planification des actions : la projection d’une activité ou la projection sur une action à venir (Mondada, 2008c : 259, Auer, 2002 : 1-2) peut être en relation avec soit la sélection du prochain locuteur (Bonu, 2007 : 49-50) ; soit le rôle des pauses dans le cours de l’interaction (De Stefani, 2007 : 3-4). La projection sur une action ou d’une activité préfigure également le moment de la négociation par les participants de leur cours d'action, ce qui suppose qu’un problème de communication soit résolu collaborativement (Streeck, 1995 : 87). Selon Auer (2002 : 2), cette possibilité qu’ont les participants de négocier leur cours d’action donne à la notion de projection son caractère essentiel dans la construction du sens« Communication without projection would be restricted to behavioural segments which are either independent events, or chained to each other as stimulus-response sequences, beyond the control of a speaker and recipient. » (Auer, 2002 : 2). Enfin, il peut s’agir de la projection de la clôture imminente d’une phase d’activité ou d’un topic (Mondada & Traverso, 2005) ; soit en rapport avec un alignement ou un désalignement des participants sur l’activité ou le topic en cours (2005 : 2) ; soit réalisée par différentes ressources (verbales et multimodales) (2005 : 4).

Au cours de notre analyse, nous emploierons la notion de projection présentée dans la troisième approche analytique, à savoir la projection sur l’action à venir par rapport à l’instant T où se situe l’opératrice dans le déroulement et l’enchaînement des différentes phases d’activité qui composent les appels au service client. L’utilisation de cette notion nous permettra notamment de rendre observable les ajustements temporels (ralentissement, accélération) opérés par les participants au fur et à mesure des phases d’un appel pour notifier de l’état a-problématique d’un compte.

Nous avons établi une collection de huit appels correspondant au type d’interaction décrit en introduction. Ces appels sont gérés par trois opératrices différentes : Samira (SAM), Mathilde (MAT) et Ninon (NIN). Les extraits sont numérotés par ordre chronologique 4-1 à 4-8 (le chiffre cinq fait référence à la partie de thèse dans laquelle est analysé l’extrait). Justine (JUS) est une collègue des opératrices qui intervient parfois durant l’interaction. L’extrait 4-8 sera analysé à la fin du troisième chapitre de la partie V (cf. partie V, chap.3 Identification problématique) car il s’agit d’un single case où l’ordre des phases durant l’interaction diffère des sept autres extraits.

Notes
73.

Nous n’analyserons pas en détail les phases d’ouverture et de clôture (cf. note 72).