Conclusion

Cette étude a permis de démontrer l’intérêt de l’analyse des diverses pratiques mobilisant les artefacts technologiques dans les interactions en centre d’appels. En effet, cela a permis à la fois de contribuer à la problématique concernant l’articulation parfois complexe entre artefacts technologiques et activités professionnelles, tout en utilisant certaines notions, telles que celles de cadres participatifs, d’objet interactionnel ou encore de discours rapporté. Le choix des corpus et la manière de les analyser ont apporté une ouverture originale et intéressante dans l’analyse des interactions professionnelles médiées par les technologies.

Ainsi, nous avons pu confronter deux types de pratiques en fonction des artefacts mobilisés dans l’interaction par les participants. Ces pratiques dépendent étroitement des contingences liées au contexte et aux activités dans lesquelles sont engagés les participants. Par conséquent, lorsqu’un problème pratique émerge au cours de l’interaction principale, les participants, par téléphone, s’orientent vers des ressources différentes pour le résoudre (mises en attente, vérifications, reconstructions d’actions, conseils didactiques, etc.) que celles exploitées par les participants interagissant par visiophone (notifications écrites, descriptions de l’environnement immédiat, réajustements de la caméra, etc.).

Dans notre partie empirique, nous nous sommes intéressées tout d’abord aux modifications du cadre participatif autour du dispositif technique. En effet, l’étude de la mobilisation des artefacts technologiques lors d’une modification des cadres participatifs dans les interactions de service a permis d’étudier d’une part, les effets des ajustements des participants par rapport au dispositif technique ; d’autre part, les effets des ajustements du dispositif par les participants. Nous avons remarqué que ces ajustements émergeaient lors d’activités qui étaient en lien avec l’interaction principale entre les professionnels et les interlocuteurs à distance, et ils avaient pour conséquence de reconfigurer le cadre participatif de l’interaction en cours. L’analyse réalisée sur vingt-quatre extraits ainsi que d’un single case a permis de mettre en évidence certains problèmes pratiques rendus pertinents par les participants et les solutions qu’ils mobilisent pour les résoudre.

Dans les conversations ordinaires en face à face, les ajustements opérés par les participants lors d’une modification du cadre participatif sont partagés et reconnaissables à travers l’activité dans laquelle ils sont engagés. Dans les interactions à distance médiées par les technologies, rendre manifeste une reconfiguration du cadre participatif, qui nécessite des ajustements des participants ou des artefacts, n’est pas une pratique qui va de soi pour les locuteurs engagés dans la conversation. Ces problèmes pratiques de reconfiguration des cadres de participation sont plus ou moins complexes selon l’environnement et le contexte spécifiques à chaque centre d’appels. Nous avons ainsi relevé l’émergence d’une nouvelle interaction (soit en parallèle, soit isolée) dans la situation d’échange à LocBike, alors que dans les conversations à HumPrior, nous avons analysé l’émergence d’une interaction « étendue » où, à un instant donné, le cadre participatif passe de deux à trois participants. Les professionnels mobilisent alors des ressources différentes pour s’ajuster au nouvel espace interactionnel émergeant simultanément à l’interaction principale, en le reconfigurant pour prendre en compte les nouveaux participants ratifiés et co-construire l’activité à l’origine de la modification du cadre participatif.

Ainsi, les opérateurs s’orientent plutôt vers une mise en attente du client, opérée généralement par une désactivation du canal audio entrant du téléphone, dans le but d’insérer une évaluation ou de mener à bien une collaboration dans la résolution du problème du client initiée par un collègue. À l’inverse, cette action de mise en attente de l’interlocuteur principal a été peu observée dans les interactions médiées par visiophone, du fait de l’orientation vers le contact visuel, qui configure fortement la communication entre les participants87.

Par ailleurs, l’émergence d’une modification du cadre participatif est principalement auto-initiée par les opérateurs de LocBike, alors que dans les interactions à HumPrior, elle est davantage auto-initiée par le troisième participant (l’épouse du patient). Les opérateurs désignent donc le participant « extérieur » comme locuteur potentiel, et le ratifient en tant que locuteur suivant dans l’interaction. Quant au patient et à la conseillère, ils ne désignent pas nécessairement le troisième participant en tant que prochain locuteur.

En effet, l’accès visuel avec le patient rend la situation publiquement partagée par tous les participants, y compris les participants « extérieurs » à l’interaction principale. Dans ce cas, le troisième locuteur potentiel s’auto-sélectionne directement lorsqu’il souhaite intervenir dans l’interaction principale. Les activités dans lesquelles les participants sont alors engagés sont co-construites au sein d’une temporalité différente, qu’ils exploitent de manière plus ou moins prolongée pour résoudre les problèmes pratiques auxquels ils sont confrontés. Ainsi, l’épouse du patient, qui s’auto-sélectionne pour intervenir dans l’interaction principale, essaye de venir en aide aux participants dans l’accomplissement de leur activité, à savoir un échange de questions/réponses auquel ne s’aligne pas le patient dans l’immédiat. Son action est brève et ne nécessite pas une suspension de l’interaction du fait que la participante est ratifiée comme locutrice potentielle dans la communication est médiée par visiophone.

En résumé, la différence observée entre les deux corpus concernant la personne qui initie une modification du cadre participatif peut s’expliquer par deux facteurs : i) d’une part, le dispositif technique de communication entre les participants (téléphonique vs. visiophonique), ii) d’autre part, le type d’activité dans lesquelles ils sont engagés : en effet, nous avons analysé deux centres d’appels dont la mission est différente ; l’un gère des appels de clients qui sont en demande d’aide pour résoudre un problème, l’autre s’occupe d’établir un suivi médico-social auprès de patients à leur domicile.

Du point de vue de l’accomplissement de l’activité dans laquelle sont engagés les participants, ils s’orientent donc vers une reconfiguration du cadre participatif pour insérer une évaluation ou un commentaire, aider l’opérateur dans la résolution d’un problème, saluer ou reformuler une question (uniquement dans le corpus HumPrior pour ces deux dernières activités). La mobilisation des artefacts technologiques est alors une ressource dynamique et située pour les participants qui reconfigurent l’espace interactionnel et ajustent leur activité de la manière la plus adéquate. À la différence des interactions en face à face, l’ensemble des participants n’a pas nécessairement accès au réajustement technique effectué par l’un d’entre eux. Cette asymétrie ne semble cependant pas problématique pour les participants dans l’accomplissement de leurs activités. Par ailleurs, nous avons pu également rendre compte de la manière dont les participants exhibent l’appropriation ou non des artefacts technologiques dans l’interaction au fil des modifications de cadre et des réajustements du dispositif.

Enfin, nous avons souligné que les participants s’orientent vers une modification du cadre participatif, sans suspendre totalement l’interaction principale (opérateur/client ou conseillère/patient). Ils restent attentifs à l’activité principale (i.e. l’interaction de service), et tendent à reconfigurer l’espace interactionnel au moment d’un point de transition pertinent (un silence, un point de complétude, une mise en attente, etc.) pour résoudre un problème pratique rendu pertinent dans l’interaction par l’un des participants. Ainsi, ils respectent la règle de one speaker at a time (Sacks, Schegloff & Jefferson, 1974). À cela s’ajoute l’importance des regards dans l’émergence de modifications du cadre participatif : le regard rend visible la reconnaissance mutuelle des participants dans la prise en compte du participant « extérieur » comme locuteur ratifié ou comme prochain locuteur.

Dans une seconde étude empirique, nous nous sommes intéressées à une autre forme de reconfiguration du cadre participatif mobilisant un objet technologique accessible dans l’environnement immédiat des participants. Nous nous sommes ainsi focalisées sur l’intégration de l’écran comme artefact interactionnel. Cette activité est rendue observable par les participants à travers la thématisation ou la mobilisation de l’écran pendant leur conversation. L’objet ‘écran’ prend alors une place essentielle dans l’activité de service, soit pour résoudre le problème d’un client (LocBike), soit pour contribuer ou maintenir l’interaction sociale avec un patient par visiophone (HumPrior). Les analyses que nous avons réalisées sur vingt-neuf extraits et deux single cases ont permis de montrer la diversité des procédés utilisés par les participants pour rendre l’écran pertinent lors d’une interaction à distance et pour rendre publiquement disponible l’activité à l’écran. Les interactions médiées par visiophone favorisent plutôt des formes de mobilisation de la ressource où les participants ajustent le dispositif technique à des fins conversationnelles pour résoudre les problèmes pratiques auxquels ils sont confrontés. À l’inverse, dans les interactions téléphoniques, nous avons observé que les participants se focalisent sur l’écran en le thématisant dans leur parole. Du fait qu’ils n’ont pas accès à un espace visuel partagé, ils s’engagent dans des activités référentielles complexes, renvoyant aux objets (l’écran, le vélo, la bornette, etc.) qui se trouvent dans l’environnement immédiat du client. Les compétences pratiques et professionnelles des participants leur permettent de thématiser des objets à distance pour les rendre reconnaissables auprès de leur interlocuteur et partager ainsi un espace distant devenu dynamique et accessible pour l’ensemble des interactants. Pour accomplir cela, nous avons montré que les participants utilisent des ressources incarnées telles que la parole, le regard, le pointage et même des postures incarnées, séquentiellement configurées. Notre analyse s’est focalisée sur le nombre important d’instances de discours rapportés ou reformulés, qui rendent l’artefact pertinent dans l’activité. Ces références sont produites à la fois par le client et par l’opérateur, bien que la distribution dépend étroitement de l’activité dans laquelle sont engagés les participants.

L’activité de rapporter ou de reformuler des informations écrites affichées sur un écran, qu’elle soit réalisée par le client ou par l’opérateur, s’inscrit dans des pratiques rendues observables par les participants dans leurs échanges. Ainsi, nous avons observé que le client peut thématiser l’écran lors de la formulation de la raison de son appel en reconstruisant les phases d’utilisation de la borne et renforcer la pertinence de son appel, tout en minimisant une quelconque responsabilité de sa part dans l’émergence du problème. Par ailleurs, l’opérateur peut également rendre l’écran pertinent dans son diagnostic pour apporter une instruction didactique ou préventive à son interlocuteur, lui permettant ainsi de s’approprier l’artefact et sa compréhension (i.e. sa lecture), et de développer ses compétences d’utilisateur.

De manière générale, l’activité d’intégrer l’objet ‘écran’ dans l’interaction orale pour transmettre une information écrite ou pour mobiliser des ressources accessibles à travers cet artefact à des fins interactionnelles est une activité émergente des participants. L’écran est alors transformé par les participants, en n’étant plus seulement un simple objet technique mais également un artefact interactionnel doté d’agentivité. Dans les exemples tirés du corpus HumPrior, nous avons montré que l’écran est à la fois un objet technique servant de média pour l’interaction, et un artefact interactionnel lorsque la conseillère le fait évoluer en support textuel pour communiquer par écrit avec son interlocuteur, ou bien encore lorsqu’elle agit sur les boutons directionnels disponibles sur l’écran pour orienter l’image caméra vers un objet distant dont elle souhaite faire le topic de la conversation. D’un point de vue conceptuel, l’objet ‘écran’ garde son statut interactionnel malgré le fait qu’un seul des participants agit sur l’artefact – l’autre ayant accès à cette action grâce à la manière dont elle est rendue manifeste.

Dans la dernière partie analytique, nous nous sommes focalisées sur une autre forme d’intégration de l’objet ‘écran’ dans l’interaction, en étudiant une situation spécifique uniquement observées dans le corpus LocBike. Nous avons étudié un type d’appel au cours duquel le client appelle le service pour résoudre un problème (défini comme tel de son point de vue). Cependant, l’opérateur diagnostique un fonctionnement correct de son compte, et la résolution du problème – qui en réalité n’en est pas un – correspond alors à l’annonce de l’état a-problématique de son compte. Dans cette dernière partie, nous avons ainsi démontré la place essentielle de l’écran dans l’interaction, puisque l’opérateur vérifie l’état du compte client à partir des informations affichées sur son dossier informatique. Nous avons également montré que les pratiques des opérateurs dans les interactions de service sont étroitement dépendantes de la gestion qu’ils font des objets technologiques inhérents à leur travail.

En identifiant une organisation séquentielle structurée en cinq étapes (hors salutations d’ouverture et de clôture d’un appel)88, nous avons montré l’ajustement temporel complexe et variable dans le passage d’une phase à une autre. Au cours de l’interaction, l’opérateur rend pertinent l’affichage du compte client comme moment central dans l’accomplissement de l’activité. Nous avons ainsi analysé une forme d’anticipation par l’opératrice de la durée de chargement du résultat en rapport avec les actions que les participants sont en train de réaliser dans les phases précédant et suivant l’affichage du résultat. Des indicateurs visuels sont disponibles sur l’écran de l’opératrice pour évaluer la durée du chargement de la page. En fonction de l’anticipation correctement évaluée ou non par la professionnelle, nous avons pu observer ainsi soit une synchronisation entre la formulation de la première notification et l’affichage du compte client, soit un temps de latence. Ces ajustements dynamiques et situés ont donc des effets observables sur les problèmes pratiques que doit résoudre l’opératrice, à savoir établir un diagnostic du compte du client et le lui notifier.

Par ailleurs, nous avons relevé qu’au cours de la phase d’identification, les clients peuvent exhiber leur statut novice ou initié dans l’utilisation du système. Cela peut alors modifier la temporalité de l’interaction du fait que l’opératrice s’ajuste aux demandes de précision formulées par le client pour caractériser l’entité « identifiant ». Du point de vue de l’activité, nous avons donc une asymétrie rendue pertinente par les participants. En effet, repérer l’entité « identifiant » sur une carte d’abonnement est une activité plus ou moins complexe pour les clients ; certains montrent leur statut novice d’usager lorsqu’ils demandent des indications plus précises concernant la localisation du numéro d’identifiant sur la carte longue ou courte durée et les chiffres à énoncer. Nous avons également observé que les notifications et les explications données par l’opératrice permettant de justifier de l’état a-problématique du compte client s’inscrivent dans trois activités : i) une activité de diagnostic, plus ou moins étendue en fonction de l’alignement du client suite à la première notification de non problème ; ii) une activité didactique, visant à rendre le client autonome lors d’une prochaine utilisation du système ; iii) une activité de relation sociale, qui émerge plutôt en fin d’appel, pour rassurer le client sur le bon état de fonctionnement de son compte.

Enfin, l’analyse de l’activité de notifier l’état a-problématique du compte client a permis de souligner l’intérêt de cette situation par rapport aux appels courants où un réel problème est observé. Dans cette activité, les clients s’orientent alors vers une acceptation de la notification de non problème, ainsi, les séquences de négociation ou de justification semblent moins fréquentes dans ce type d’appel que lors d’appels problématiques. Les participants s’alignent sur les explications données par les opératrices et se dirigent vers une conclusion de l’échange assez rapide. Nous avons pu développer quelques retombées plus générales en termes de technological design. Du point de vue de l’usage de la technologie par les clients, nous avons relevé que la source d’une mauvaise compréhension du client provenait souvent d’une mauvaise lecture d’un message affiché sur l’écran des bornes. Une réflexion sur la manière de présenter les informations sur les écrans pourrait être enrichie, notamment en insistant sur le caractère « nouveau » et « préventif » du message, soit de manière visuelle et graphique, soit de manière organisationnelle dans l’enchaînement des différents écrans.

Les résultats des analyses que nous avons développées dans notre travail permettent de concevoir les interactions de service en centre d’appels avec un nouveau point de vue. En effet, en plaçant au cœur de notre recherche la mobilisation des artefacts technologiques par les participants, nous avons enrichi les réflexions, menées jusqu’alors dans les travaux existant, sur l’articulation étroite entre artefacts et activités dans ce contexte. D’un point de vue plus général, notre recherche a souligné la complexité des interactions médiées par les technologies, où les professionnels se voient contraints de mobiliser simultanément différents artefacts et de mener plusieurs activités en parallèle. Cette complexité est renforcée par le travail collaboratif qu’ils sont en train de produire pour partager un diagnostic ou offrir un suivi social. La collaboration et la coordination dans les interactions de service sont donc rendues pertinentes par l’ensemble des participants à différents moments de l’échange à travers la mobilisation des ressources technologiques et le développement de stratégies conversationnelles, de manière située et dynamique.

À l’issue de ce travail, nous souhaitons apporter quelques perspectives supplémentaires que nous n’avons pas eu le temps d’approfondir dans nos analyses. Ainsi, en considérant l’introduction située d’innovations technologiques comme localement problématique dans un premier temps pour les clients/patients, il serait intéressant de regarder comment ces derniers s’orientent vers des ressources partagées pour résoudre des problèmes pratiques émergeant, suite à une collaboration avec les professionnels. Nous pourrions ainsi révéler une progression dans l’apprentissage d’un savoir faire leur permettant de développer un continuum vers la catégorie expert dans la mobilisation des artefacts technologiques et également dans l’accomplissement réussi de l’activité co-construite. Cela permettrait d’approfondir alors la question de l’identification endogène en tant qu’« expert » vs. « non expert » vs. « moins expert », aussi bien du côté clients/patients, que celui des professionnels. En effet, nous avons remarqué que dans certaines interactions, les professionnels pouvaient exhiber également leur statut « moins expert », ce qui révèle par conséquent une distinction possible entre des professionnels « en formation » vs. « formateur ». L’analyse de ces catégories ainsi rendues manifestes n’a pas été développée de manière détaillée et systématique dans notre recherche, c’est pourquoi, il serait pertinent d’exploiter nos données en soulevant ces différentes questions de catégorisations et la manière dont elles sont rendues reconnaissables par les participants.

Enfin, nos analyses ouvrent des perspectives en termes de formations et d’applications professionnelles auprès des acteurs concernés. La mobilisation des artefacts technologiques dans les interactions en centre d’appels est une activité récurrente et elle suscite des problèmes pratiques que les participants tentent de résoudre en exploitant des ressources pertinentes et observables dans la conversation. Par conséquent, il serait intéressant de mettre à profit nos analyses dans une démarche didactique en collaboration avec les responsables et les participants des institutions, afin d’améliorer l’efficacité, les compétences et la rentabilité des professionnels, qui sont trois critères essentiels dans les résultats recherchés par les dirigeants.

Notes
87.

Le seul cas observé est dans la double interaction en parallèle entre la conseillère, la déléguée régionale (au téléphone) et le patient qui est en attente avec seulement l’image visiophonique.

88.

Nous rappelons que les cinq étapes sont : 1) la formulation du problème, 2) la demande et la saisie du numéro d’identifiant, 3) le chargement du résultat, avec l’insertion de questions/réponses, 4) l’affichage du résultat, 5) les notifications de non problème.