Introduction

Une recherche pour l’action. La raison d’être d’une recherche en Sciences de l’Éducation est d’enrichir notre “interprétation” du monde, de son évolution. En faisant référence à l’ouvrage de Günther Anders (GÜNTHER, 2002), Renzo Piano écrivait (PIANO, 2009, p. 50) à propos du “grand thème du progrès”:

‘« Anders observe dans l’obsolescence de l’homme : “ Il ne suffit pas de changer le monde. C’est ce que nous faisons quoi qu’il arrive. Et, dans une large mesure, ce changement se produit sans notre collaboration. Notre tâche est surtout de l’interpréter. Et cela, précisément, pour changer le changement. Afin que le monde ne continue pas à changer sans nous. Et pour qu’au bout du compte, il n’y ait plus de monde qui puisse changer sans nous. ” Si par “changement”, nous pouvons comprendre “progrès”, nous pouvons dire, alors, que même le progrès doit être interprété. »’

Notre rapprochement avec la statistique entre dans cette démarche. De la relégation de l’aléatoire à sa redécouverte. Thierry Breton faisait déjà remarquer dans son ouvrage La dimension invisible (BRETON, 1991, p. 149) :

‘« Dans les années cinquante, le développement de l’ordinateur a pu laisser espérer que la technique nous permettrait enfin de maîtriser la complexité croissante de notre monde, de confiner l’aléatoire et l’imprévu dans des limites restreintes et contrôlables. […] L’heure était à la rationalisation des choix budgétaires, au management stratégique fondé sur des modèles militaires, au rêve de l’automatisation de la prise de décision. L’informatique était l’espoir d’une rationalisation parfaite du jeu social et économique. [Or], on découvre aujourd’hui de plus en plus, que loin de diminuer l’aléatoire, la production et le traitement automatisé de l’information l’accroissent et en tout cas ne résolvent nullement le problème humain de la décision. »’

Il questionnait ensuite la nécessité d’une formation adéquate (à la technique et à l’esprit critique). Il ajoute (p. 151) que l’enjeu actuel « n’isole plus ceux qui savent de ceux qui ne savent pas, mais [il] oppose ceux qui peuvent traiter l’information et ceux qui ne le peuvent pas, ceux qui ont la possibilité de jouer des possibles, de faire face à l’incertitude et les autres. La véritable dualité est désormais là, entre la complexité et le simplisme. » Désormais notre univers se mesure en tous points, s’évalue, s’anticipe… Tous les secteurs économiques mais aussi sociaux se quantifient, se pilotent et répondent à l’exigence de transparence projective. L’outil statistique s’est introduit parmi eux, sans exception, au point qu’insensiblement, comme le rappelle Jacques Lecomte (LECOMTE, 1994) dans la revue Sciences humaines n°35 : « rien de ce qui est humain n’est resté étranger aux statistiques ».

Et pourtant, la crainte perdure. Devant cette accumulation de détails chiffrés, de l’évidence d’une formation nécessaire à leur traitement, l’invitation à la conférence intitulée Tout ce que vous désirez savoir sur la statistique et son enseignement sans avoir osé le demander, donnée le mercredi 9 avril 2003, par Jean-Louis Piednoir, résume la perplexité massive que l’étude de la statistique nous suggère en général ; ce qui fait dire à son auteur :

« Prononcez le mot statistique devant un public même cultivé, quelle représentation mentale suscitez-vous ? Comme son enseignement, jusqu’à une date récente, était quasi confidentielle ou bien réduit à quelques recettes dans un enseignement supérieur spécialisé (économie, sciences humaines, biologie), vos interlocuteurs penseront à quelques applications vulgarisées par la presse : sondages d’opinion, estimation des résultats électoraux à 20h01, ou bien à des procédures fort complexes utilisées par des ingénieurs spécialisés dans les entreprises. Le plus souvent la méfiance s’installe. L’utilisateur de la statistique est souvent vu comme un manipulateur déguisant la réalité pour présenter ses préjugés comme une vérité objective, d’où l’adage : “on fait dire ce que l’on veut à la statistique ”, ou cette citation d’un homme célèbre : “la statistique est une forme élaborée du mensonge ” ». 

Un manque de formation s’est installé. Comme il fut analysé par Pierre Victor Tournier2, le 29 août 2001 à Séoul, nombre de secteurs affectant nos rapports sociaux : justice, criminalité, école, militantisme, syndicalisme etc., nous laissent souvent désemparés face à

‘« la nécessité de trouver une “juste” place dans ce débat public. Cela pose des questions de nature scientifique : que sait-on réellement de tel ou tel phénomène, ne passe-t-on pas sans s’en rendre compte, par souci de convaincre, d’une “hypothèse forte” à une affirmation non fondée ? Des questions de pédagogie et de communication : comment traiter simplement de la complexité ? À travers quels supports ? Des questions d’éthique : comment participer au débat public sans perdre son “âme de scientifique” ? »’

Comme le rappelle Albert Jacquard (JACQUARD, 1997, p.8) : la transformation en cours,

‘« la plus décisive est celle de notre regard sur le monde, ce monde qui nous entoure et dont nous faisons partie. En moins d’un siècle, la science a totalement renouvelé les concepts de temps, de matière, de vie, de hasard, de personne […]. La science nous a appris que l’univers n’était pas stable […] ; elle nous a fait pénétrer dans le mystère des particules élémentaires dont le comportement défie notre logique. »’

Pourtant, en parallèle, le Rapport sur la science et la technologie n°8 (Annexe I.2), de l’Académie des Sciences, concluait (p. VII) :

‘« Aujourd’hui, il n’est pas exagéré de considérer la statistique comme une discipline émergeant difficilement. […] En France, l’absence de formation en statistique, dans les collèges, les lycées et de vastes secteurs de l’enseignement supérieur, conduit à des attitudes sociales aberrantes. […] Alors que les résultats statistiques fournis par les médias s’accumulent tous les jours, les lecteurs et les auditeurs n’ont pas les moyens de les analyser comme ils le méritent. […] Cette carence devient d’autant plus préoccupante que la statistique, comme toute science, évolue. Les utilisateurs, les clients et les citoyens doivent maîtriser cette information, et donc connaître les règles de la discipline et les possibles biais d’interprétation. Fort peu le font. La faiblesse de la statistique en France, est sans conteste, un verrou très solide entravant le développement économique et l’exercice des droits des citoyens. »’

L’apprentissage de la statistique donne accès à l’appréhension des aspects économiques, sociaux et scientifiques. Nous avancions dans notre mémoire de DEA (COUTANSON, 2004), l’importance de son enseignement car selon nous, la statistique permet de lire le monde (principe de distanciation), de l’apprécier (principe de lucidité), de le concevoir (principe d’objectivité et de méthode), de l’anticiper (principe de précaution), de le protéger et d’agir sur lui selon un Idéal de respect humain, scientifique et environnemental. L’actualité nous montre combien l’homme est désormais en mesure de mobiliser des moyens puissants pour agir, détruire ou porter secours. Plus précisément, pour l’année universitaire 2005 – 2006, Isabelle Damien et Christelle Castebert, dans leur mémoire professionnel PE2/PLC2 déposé à l’IUFM de Grenoble et intitulé Entre hasard et déterminisme, un jeu de dé pour approcher l’aléatoire au cycle III, ont rassemblé un état des lieux de la situation qui mobilise grandement la prise en compte de l’aléatoire. En prenant référence sur les travaux de Régis Gras, elles rappellent les fonctions socioculturelles, épistémologiques et didactique à attendre de son apprentissage, ainsi que les aspects concernés : civique, son usage dans les médias, les sphères décisionnelles, l’industrie, le domaine scientifique, le quotidien.

Reportons cette préoccupation au sein de l’école. Les stagiaires précédentes explorent la présence d’un double enjeu :

‘« d’une part, comme le souligne le rapport Crockcroft, l’enseignement des statistiques ne vise pas seulement l’apprentissage des formules ou de graphiques : “la statistique n’est pas seulement un ensemble de techniques, c’est une disposition d’esprit, une manière d’appréhender les données, qui reconnaît notamment l‘existence de l’incertitude et de la variabilité de l’information et de la collecte des données. ” et d’autre part, il permet l’apprentissage du raisonnement inductif car il propose une description probabiliste de la réalité et est donc en cela complémentaire d’autres domaines qui se basent sur un raisonnement déterministe où tout est logique et certain. » ’

L’apprentissage de la statistique apparaît explicitement dans les programmes du collège et comme le rappelle Roland Charnay (CHARNAY, 1998, p. 9) en parlant du lien CM2 / 6 ème  :

‘“Il ne servirait à rien de demander un découpage plus simple qui désignerait les notions qui relèvent de l’école primaire et celles qui ne doivent être abordées qu’au collège (et pas déflorées plus tôt). Les concepts se construisent dans la durée, dans une durée longue qui a peu à voir avec les frontières institutionnelles. Mieux vaut donc réfléchir à cette gestion des apprentissages sur le long terme (parfois très long) et considérer plutôt, pour chaque concept, les modifications à prendre en charge dans les niveaux de conceptualisation, les types de procédures, les éléments de formulation (désignations, langage), les moyens de preuve reconnus comme licites. Tout un programme pour un travail en commun des enseignants de primaire et de collège.”’

Notre étude se centrera donc sur cette préoccupation : comment d’une part, entendre cette convergence de vues qui en appelle à la nécessité d’une découverte de la statistique et d’autre part, comprendre la lenteur paradoxale de son introduction dans l’éducation scolaire ? La présence de la statistique en est réduite à une attente non explicitement formulée dans les programmes de l’école primaire qui représentent pourtant le fondement actuel du socle commun de connaissances et de compétences inscrit officiellement à l’école par le décret 11 juillet 2006. Ce socle commun présente ce que tout élève doit savoir et maîtriser à la fin de la scolarité obligatoire. Introduit dans la loi en 2005, il constitue l'ensemble des connaissances, compétences, valeurs et attitudes nécessaires pour réussir sa scolarité, sa vie d'individu et de futur citoyen.

Dans la suite de nos recherches précédentes et dans la logique de ce qui est rapporté au début de cette introduction, nous avons voulu traiter de la question de l’éducation statistique et de la formation de l’esprit statistique à l’école primaire en France, au travers d’une Étude exploratoire de quelques caractéristiques de situations inductrices d’un enseignement de la statistique au cycle III. Au fil de ce cheminement nous nous sommes rendus compte de l’ampleur du champ de recherche ainsi ouvert. Décrire un système didactique nous introduit dans un système d’enseignement, dans la mesure où tout projet d’enseigner est un “projet de nature sociale, inscrit dans des institutions” » (BRUN et CONNE, 1990, p. 262).

Dans un premier temps, nous avons pris conscience qu’il était nécessaire de recentrer notre travail sur un passage individuel et incontournable par la statistique, pour garantir une responsabilité active de chacun. Comme nous avons pu le pointer au travers de nos recherches précédentes, ce passage individuel est fortement lié à la dimension professionnelle des enseignants de l’école primaire. Dans ce sens, il y avait obligation de définir la notion de fait statistique, et d’identifier les caractéristiques scolaires d’une pensée statistique et d’un esprit statistique.

Dans un deuxième temps, il nous a fallu établir un état des lieux de cette approche de la statistique à l’école primaire, en “réexplorant” nos études précédentes. Ainsi avons-nous revisité les questions de l’évolution des programmes de l’école primaire, des représentations de la statistique (par les étudiants qui se destinaient à l’enseignement, par les professeurs des écoles et par les élèves), des premières études de manuels scolaires du primaire, collège et lycée, de l’observation de la logique du cursus d’apprentissage scolaire des cycles II et III du primaire, et de la relecture des obstacles déjà rencontrés par les élèves et recensés par des études antérieures. Tout au long de cet état des lieux, nous avons gardé l’ambition d’en extraire ainsi ce qui nous semblait représenter les premiers critères, indispensables pour cerner ce que pourraient représenter dans la seconde partie de cette étude, des situations statistiques dites fondamentales dans l’esprit de Brousseau.

Dans un troisième temps, à partir de grilles élaborées d’après les critères mis en avant précédemment, nous avons abordé le cœur proprement dit du travail relaté ici, c'est-à-dire trois analyses, conduites de manière approfondie : les deux premières ont porté sur les manuels scolaires de mathématiques du cycle III de l’école primaire, et la troisième sur les manuels de préparation au Concours de Recrutement des Professeurs des écoles. L’objectif était cette fois-ci, de préciser ce que nous entendions par l’idée de “situations implicitement statistiques”, et d’établir des invariants à l’intérieur de ces situations présentées aux élèves ainsi qu’aux futurs professeurs des écoles. Cibler les limites de cet apport statistique par les manuels, revenait à poser une première marche de cette étude exploratoire, dont l’ambition restera de parvenir à une première proposition de construction d’un SMS (Savoir Minimum Statistique).

Notre conclusion cherchera au-delà du rappel des résultats de cette recherche à prolonger ce travail. Parmi les pistes possibles, nous suggérons déjà une réorientation de notre étude en direction des élèves de cette tranche d’âge pour mieux comprendre comment ceux-ci classifient et traitent les situations selon des procédures inscrites dans le raisonnement et la pensée statistique. Ainsi comment prennent-ils des repères ? Quels arguments appuient-ils sur des concepts-en-acte et théorèmes-en-acte au sens de Vergnaud (VERGNAUD, 1991), pour résoudre les problèmes proposés par les enseignants ?

Pour présenter synthétiquement notre propos, nous l’avons organisé ainsi :

  • une première partie intitulée Des objets de la statistique à l’esprit statistique,
  • une deuxième partie intitulée Des objets statistiques aux objets d’enseignement de la statistique en milieu scolaire,
  • une troisième partie intitulée Recherches successives entreprises à propos de l’enseignement / apprentissage de la statistique.

Dès à présent, engageons-nous dans la première partie de notre étude, qui nous conduira des objets de la statistique à l’esprit statistique.

Notes
2.

Le 29 août 2001, à Séoul, évocation par Pierre Victor Tournier, de la naissance de l’association Pénombre lors d’une conférence prononcée à l’invitation de Jean-Louis Bodin, président de l’Institut International de Statistique.