3. Le fait statistique

Pour cette section 3 de la première partie de ce mémoire, portons notre ambition d’aller des objets statistiques à celui d’un esprit statistique, en passant tout d’abord par la définition de ce que nous entendons par fait statistique. Si l’on prend référence sur les travaux de Yves Chevallard (CHEVALLARD, 1992, p. 161), la place que tient (et devrait tenir) actuellement la statistique au cycle III de l’école primaire est le lien entretenu entre une Institution (l’école primaire), un objet de connaissance (qui devient objet d’enseignement), à un moment donné (temps institutionnel) et selon un contrat institutionnel qui répertorie « les éléments “stables” […] qui, objectivement, c'est-à-dire pour les sujets de l’Institution […] apparaissent comme allant de soi, transparents, non problématiques. »Les objet enseignés représentent ainsi la réponse que l’Institution scolaire doit apporter à la reconnaissance d’un fait statistique qui s’imposerait à un moment de l’histoire  par trois de ses caractéristiques : la présence, la singularité et son aspect incontournable. Cet objet se déclinera selon un réseau macrodidactique englobant l’ensemble des relations apprentissage / enseignement qui en constituent ses parties. Pour aller ensuite vers la caractérisation de situations fondamentales dans l’enseignement de la statistique, Brousseau (BROUSSEAU, 2003) attire notre attention sur une particularité de la statistique qui est celle d’être caractérisée par une complémentarité des mathématiciens et des usagers de la statistique ; celle de rassembler sa définition au travers des mathématiques et des pratiques des statisticiens. Pour Brousseau (BROUSSEAU, 2003, p. 10), voici ce qu’il entend par statisticien : « J’appellerai statisticien une personne qui effectue une partie significative (une sous-praxéologie) de ces activités, c'est-à-dire qui effectue des tâches avec des techniques qu’elle contrôle par des technologies appropriées avec un minimum de connaissances théoriques : en ce sens un enquêteur qui “cueille” des données pourrait être un statisticien.»

Comment extraire de cette diversité, un modèle général si ce n’est en abordant le couple apprentissage / enseignement de la statistique, en un réseau élargi. Comme le précise également J.-C. Régnier (REGNIER, 2005, pp. 4-5), « à côté des trois pôles habituels : enseignants, apprenant(s) et statistique, nous en identifions un quatrième […] ; nous le désignons par les Statisticiens et la Praxéologie de la statistique. Ce pôle représente l’intégration d’un milieu socioculturel et professionnel autre que celui des enseignants aux objets à prendre en considération dans la théorie des situations didactiques de statistique. »

Figure 4 : L’apprenant au sein du réseau des statisticiens
Figure 4 : L’apprenant au sein du réseau des statisticiens

Ici tous les acteurs, de l’apprenant aux concepteurs des programmes scolaires, en passant par les parents et les professeurs, tous entrent en interférence avec les diverses représentations et utilisations statistiques et sont en prise avec la confusion statistiques / statistique évoquée plus avant. De ce fait, il sera nécessaire de mettre en lien la sphère scolaire, l’environnement socioculturel et social des acteurs ainsi que l’aspect scientifique de la statistique.

Tout d’abord, il nous faut préciser l’emploi du mot fait, dans le sens Bachelardien, de la construction d’un esprit scientifique, repris par J.-C. Régnier pour structurer le concept de formation d’un esprit statistique (REGNIER, 2000). Le fait statistique nous introduit dans la problématisation des phénomènes à étudier, au travers des trois concepts de variabilité, de significativité et de représentativité qui fondent le cœur de la statistique, telle que la définit J.-C. Régnier (REGNIER, 2005). Il retient la dialectique entre fait observé et modèle statistique théorique à construire (processus de modélisation) et en miroir, éclairage porté par à contexte pratique par des éléments statistiques théoriques (processus d’interprétation). La connaissance se construit par et contre les connaissances antérieures du sujet et de l’opinion ambiante (BACHELARD, 1938, p. 14) : « L’opinion pense mal, elle ne pense pas, elle traduit des besoins en connaissance ». La connaissance statistique s’édifie à l’image du fait scientifique, en se protégeant de tous les biais de repérage, d’observation et de quantification de ces faits ; c'est-à-dire en toute connaissance des obstacles signalés par Bachelard dans la construction de la connaissance scientifique. De plus, intégrer la dimension éducative à l’enseignement de la statistique, c’est préparer les élèves à une pratique consciente et réfléchie du traitement des données massives rencontrés au quotidien (GIRARD, GATTUSO, MARY, 2006), comme de les former pour leur permettre de prendre part aux responsabilités citoyennes (COUTANSON, 2004, 2006) qui seront les leurs. De ce fait, en s’appuyant sur les points précédemment définis, analyser la place que tient la statistique au cycle III de l’école primaire en France actuellement revient à relier l’ensemble des éléments que nous avons évoqués, à l’intérieur du tableau suivant. Les objets statistiques enseignés à l’école doivent représenter une réponse au fait statistique, lui-même étant la combinaison d’un fait social, d’un fait scientifique et d’un fait scolaire.

Figure 5 : Le fait statistique comme fait scientifique, fait social et fait scolaire
Figure 5 : Le fait statistique comme fait scientifique, fait social et fait scolaire

Voici donc en page suivante, un aperçu du fait statistique, rassemblant les deux figures précédenteset illustrant selon nous, le resserrage du processus d’enseignement / apprentissage de la statistique au centre des interactions entre les fait scientifique, fait social et fait scolaire qui la concernent.

Figure 6 : L’apprenant au cœur du fait statistique
Figure 6 : L’apprenant au cœur du fait statistique

L’apprenant est à la convergence des trois pôles : enseignement du professeur, contenu du curriculum scolaire et reflet des activités diverses des statisticiens et des pratiques sociales ; ces trois pôles représentant eux-mêmes le reflet de l’évolution interactive des représentations de la statistique dans le monde social, scientifique et scolaire. Le fait scientifique, qui charpente la statistique, a été brièvement abordé lors de sa définition mais n’a pas lieu d’être traité ici. La première partie de cette étude, se centrera donc sur l’entrée essentielle que constitue l’évolution de l’objet statistique en tant qu’outil d’aide à la gestion rationnelle du fait social. Nos études précédentes (COUTANSON, 1999, 2004), nous ont montré le paradoxe que celle-ci représente pour les enseignants qui la reconnaissent comme vecteur positif dans l’organisation des activités humaines mais qui hésitent encore à la considérer comme élément essentiel à inclure dans les programmes de l’école primaire. Deux causes étaient alors évoquées : le risque éthique pour l’élève par la communication des notes, de la vie privée etc. potentiellement possible, et le risque pour les maîtres de voir leur liberté d’action restreinte au travers de leur efficacité pédagogique trop vite reliée aux pourcentages de réussite des élèves. Dans l’idée d’aller vers une structure stable (si l’on se réfère aux propos de Y. Chevallard précédemment relatés), posons donc l’hypothèse que cette stabilité ne sera acquise que lorsque l’objet statistique apparaîtra comme fait de connaissance à part entière, accepté, reconnu pour ses usages et effets, et qu’en conséquence il sera retenu au travers d’un minimum de connaissances, de compétences et de garanties personnelles qui l’organisent et le déterminent. C’est l’analyse de ce fait statistique en tant que lien sociétal, qui nous interroge donc dans cette partie. Il nous permet d’avancer des arguments aux interrogations et craintes soulevées par le questionnaire soumis aux professeurs des écoles lors de notre recherche en DEA de sciences de l’Éducation.