3.1.1. L’élément révélateur

Pourquoi peut-on parler brusquement d’un fait, comme d’un fait nouveau ? Si un élément de notre environnement attire brusquement notre attention, c’est qu’il nous paraît rompre l’harmonie d’un équilibre existant, ainsi que l’anticipation que nous lui avions mentalement tracée. Le fait statistique semble entrer dans ce cas, en particulier pour la sphère scolaire. Il révèle un état de crise qui, selon Bernard Charlot (CHARLOT, 1988), caractérise tout système qui déclenche des tensions de toutes parts. Pour l’école, le fait statistique est interpellé :

  • de l’extérieur : par l’urgence attendue d’une formation à la statistique pour répondre aux besoins de consommation, de prise de décision mais aussi de résolution de problèmes professionnels. L’actualité nous montre combien les moyens modernes d’action de l’homme peuvent être puissants et combien les savoirs sont en mutation accélérée. Comme le dit Jacquard (JACQUARD, 1995, pp. 7-8), en introduction d’un recueil de textes d’auteurs :
‘« Notre siècle vient de réaliser un bouleversement de ces concepts. La plupart des mots utilisés pour décrire et expliquer les processus qui se déroulent autour de nous ont changé de sens. Nous savons maintenant que le réel est inaccessible (Dirac), que l’avenir est définitivement imprévisible (de Broglie), que l’ignorance et l’incertitude sont les moteurs de la découverte (Fourastié, Morin), que l’opposition entre temps et éternité devient une articulation féconde (Prigogine et Stengers), que le doute est une étape nécessaire (Debré).»’
  • au travers de nos habitudes scolaires : par l’apport supplémentaire de savoirs et de volume horaire (de présence en classe et de préparation) à investir. Toute nouvelle entrée (ex : les TICE), est d’abord reçue comme entité supplémentaire avant d’être perçue comme lien potentiel transversal. Cet apport bouscule également notre habitude à cloisonner les savoirs scolaires en disciplines (MORIN, 2000). Pourquoi circonscrire l’apprentissage de la statistique à l’intérieur du curriculum de mathématiques comme actuellement plutôt que parmi toutes les autres disciplines (histoire, biologie, géographie, sciences, E.P.S., etc.) ?
  • de l’intérieur : par les enseignants qui considèrent comme insuffisant leur niveau de maîtrise de la statistique pour leur permettre d’organiser les apprentissages des élèves à son propos et pour qui la statistique représente aujourd’hui le premier élément d’ingérence dans l’efficacité de leur maîtrise professionnelle.

Mais si l’on réfère cet état de crise à l’écriture chinoise de cette expression, sa transcription en deux idéogrammes signifie pour l’un le danger et pour l’autre l’opportunité. Une crise oblige un effort de lecture rationnelle des faits qui ont cours pour franchir la barrière de leur appréciation immédiate, porteuse de danger. Elle doit être saisie dans l’enceinte scolaire comme l’opportunité d’une nouvelle ouverture au monde, d’un renouvellement des questionnements pédagogique et didactique. La crise est nécessaire et invite à être dépassée. La naissance d’un nouveau fait de société doit s’accompagner d’un fait scolaire donnant les clés de son décryptage. C’est cette tension soucieuse et régulière qui doit toujours accompagner nos recherches et en fonder leur raison d’être. Pour notre cas, comme nous le verrons dans la partie 2 de ce mémoire, cet état de crise nous fut révélé déjà en 1995, au contact des étudiants de Sciences de l’Éducation appelés à passer l’épreuve écrite de statistique pour la validation d’un des modules de la licence. Ce même constat réapparut pour nous en 1996 quand la sensibilisation d’élèves du cycle III de l’école primaire, à l’approche du hasard en statistique, fit réagir leurs parents, impuissants devant ce type de situations problème. Il est également relaté par les membres de l’équipe qui, autour de Jean-Claude Régnier (REGNIER, 2006), organise désormais cet enseignement mais à distance ; le retour montre que le passé mathématique des acteurs interfère souvent négativement avec cet apprentissage et que les enjeux de cet enseignement ne sont souvent pas perçus par les étudiants. Comme nous le verrons toujours dans la partie 2, cet état de crise est également partagé par les enseignants de l’école élémentaire.