3.1.3. Le fait : le crible de la rationalité 

Une préoccupation nouvelle ne sera ensuite gardée et mise à l’étude par le sujet que si une assurance de rationalité est apportée aux acteurs. Dans ce premier temps, considérons cette dernière non dans le sens de la nature de l’outil statistique mais dans celui de l’analyse de sa présence quasi permanente dans les décisions nous concernant. Essayons tout d’abord de définir quelle est la caractéristique essentielle d'un fait, comment reconnaître ce qui fait qu'un fait est un fait ? Très souvent, le fait est perçu comme “ce qui arrive”, comme ce qui est contingent c'est-à-dire comme très proche de la caractéristique essentielle de l'événement. Notons au passage que dans la terminologie statistique, ce risque de confusion sémantique “fait / événement” devient particulièrement délicat à aborder. Pourtant, le fait prend une autre dimension que celle de l’événement. Le fait n'est ni une chose ou une substance en elle-même, ni un élément ponctuel. Le fait n’est jamais “tout fait”. Il intègre l’évolution qui se constate. Il n’est pas simple fait divers qui renseignerait sur des événements sans importance, se déroulant en un lieu ou en un temps déterminé mais constat qui se généralise, perdure. Nous devons aller de la passivité de l’expression “c'est un fait” traduisant ce qui pourtant paraît être dûment établi, de l’évidence que l'on ne pourrait remettre en cause, à quelque chose qui existe certes, mais qui se construit en une donnée indiscutable, objective qui marque l’histoire et laisse trace dans l’avenir. Le fait est ce qui est ou ce qui arrive, et qui se donne ou même s’impose dans l’expérience. Il nous faut distinguer le fait brut (celui qui s’offre immédiatement à nous dans l’expérience ordinaire), du fait élaboré, construit (qui résulte d’une construction théorique et expérimentale). Cette dernière correspond au fait scientifique de Bachelard (BACHELARD, 1938). Remarquons que selon cette théorie, le fait brut est imprimé d’expériences précédentes, voire d’expériences préscientifiques, faites de préjugés. Or, en prenant appui sur la pensée de Bachelard telle qu’il l’a échafaudée au début de La formation de l'esprit scientifique, la préoccupation statistique sera reconnue en tant que fait scientifique (donc objectif), et non, par exemple, comme le fruit de nos préjugés, seulement si elle peut être soumise à la mesure. Ce qui souligne déjà par anticipation, un autre obstacle majeur que rencontreront les élèves par un apprentissage de la statistique : la difficulté à pointer, qualifier et mesurer les variables pertinentes aux situations étudiées. La préoccupation statistique n'est pas un relevé spontané mais une construction raisonnée, résultat de la présence permanente de données statistiques pour asseoir les propos scientifiques, économiques, mais aussi historiques, sociologiques… Notons au passage que pour les élèves du cycle III de l’école primaire, cette présence statistique s’emble s’afficher, selon sa propre autonomie (et souvent déconnectée de toute analyse parallèle), à l’intérieur des quotidiens de presse au travers du “chiffre du jour” par exemple. Elle s’adresse également à la presse en général pour des raisons semblables et peut aller jusqu’à évaluer l’espérance de vie de celui qui désire contracter un emprunt ! Cette présence s’impose de sa quasi-permanence ; c’est ce que nous exposerons dans la section suivante de cette partie. Or, pour l’enseignant, le fait (principe de réalité), caractérisant ce qui est, doit se distinguer de ce qui doit être (principe de droit). Le fait statistique, s’écartant des champs classiques d’observation scientifique, conduit l’acteur à se frotter à la variabilité du vivant, de l’homme et de ses prises de décision. Tout acteur, et particulièrement au sein de l’école, devra donc être capable de dépasser ses propres partis pris et son idéal de légitimation des valeurs éducatives universelles, pour pouvoir donner une crédibilité scientifique à l’étude rationnelle des données statistiques des situations dont la réalité peut se présenter en contradiction avec l’application en actes de ces mêmes valeurs.