3.2.2. Le fait statistique au vu du fait historique

Le fait statistique, vu sous l’angle de la démarche de recherche en histoire, convoque le monde en évolution. Le devenir de l’homme et des sociétés invite à questionner le fait historique. Celui-ci représente plus qu’une simple collection d’événements ordonnés. L’analyse historique exige la conscience de cette transformation, et la possibilité d’en extraire la finalité d’évolution. La raison d’être de la statistique se lie fortement à la démarche historique en éclairant le présent comme sens du passé et le futur comme sens du présent. La double recherche du philosophe revendiquant la quête de liberté pour tous et en même temps celle du but recherché par les hommes au travers de l’histoire, atteint un paradoxe. Si l’analyse du présent permet de profiler le déroulement futur par l’émergence d’un but à atteindre, alors il n’y a plus de place centrale pour le principe de liberté, et inversement, tout respect intangible de ce dernier principe, bloque toute tentative d’analyse historique. Quelle est donc la manière d’écrire l’histoire ? Sur quels faits s’appuie-t-elle ? Deux thèses entre autres, s’affrontent : pour Paul Veyne, (VEYNE, 1971), c'est la subjectivité de l'historien qui fait l'événement ; il n'y a pas d'événement en soi, et tout peut être considéré comme historique… et selon Hegel, (HEGEL, 1965, 2007) en dehors de nous, il existerait des événements, un itinéraire historique réel, et l'historien qui fait bien son travail devrait les retranscrire avec objectivité. Derrière ces deux approches, posons-nous la question de savoir si l’évolution du monde s’analyse, telle un cours d’eau au tracé et au débit prédéfinis, ou telles des données repérées et modifiées par l’homme ? L’introduction de l’outil statistique ouvre de nouveaux champs d’investigation historique, et en contrepartie, nécessite de la part du chercheur, un positionnement de recherche plus précis. L’entrée par le canal de l’histoire, renvoie à interroger la faculté de l’esprit mise en jeu dans la désignation d’un fait : de la plus évidente (se référant à une conscience immédiate des faits marquants qui font l’histoire), en passant par la seconde (renvoyant à l'entendement), pour atteindre enfin la troisième (se rapportant à la raison). Écrire l’histoire et s’en servir d’outil pour anticiper le futur, oblige à progresser de la première à la dernière pour relever et mettre en relation les faits historiques notables. Un événement ne peut devenir un fait historique que si nous lui accordons une signification. Celle-ci croise les causes matérielles, la liberté de chacun, les fins recherchées par nous, et le hasard. Le fait statistique, rassemble ces dernières entrées, mais il renferme aussi en lui son propre paradoxe : comment apprendre d’une part à prélever les faits statistiques d’une situation observée, et d’autre part, de manière concomitante, à alléguer par avance des hypothèses de résolution du problème posé et anticiper la faisabilité statistique de cette résolution qui tienne compte d’un usage correct des outils statistiques qui seront employés. Le prélèvement des faits statistiques est directement lié à l’anticipation des phases de collecte, de rangement et de traitement qui vont suivre. Ce constat s’élève d’emblée en obstacle épistémologique qui concerne aussi bien le statisticien novice que le chercheur expert. Aussi, comment faire l’apprentissage de la statistique au contact du fait statistique, si ce dernier suppose au préalable une expérience acquise minimum, de l’usage de la statistique ? Nous retiendrons ainsi, que l’introduction de la statistique dépasse la simple inscription historique de son apparition. En obligeant l’historien à se positionner au regard de la recherche historique, elle marque historiquement l’évolution de la manière de penser de l’homme.

Jusqu’ici, au cœur de ce texte, la distinction entre faits et fait, n’a pas encore été clairement introduite. Il est temps dès à présent, d’y remédier. Si l’on simplifie la description de l’homme à des critères scientifiques (biologiques et génétiques), il en est réduit selon Axel Kahn (KAHN, 2007, p. 11), à une « affligeante banalité » !

‘« Notre proximité avec les grands singes est considérable ; elle atteint 98,7 % avec le chimpanzé, elle est encore de 80 % avec la souris et de 50 % avec la levure. […] Un travail statistique réalisé en 2004 à partir de séquences d’ADN de plusieurs espèces a inféré ce que pouvait être le génome de l’ancêtre commun des mammifères […] En effet, les primates et homo sapiens ne divergent que de 8,5 % par rapport à l’ancêtre commun qui a vécu entre soixante-quinze et cent millions d’années. Les vaches en diffèrent de 13 % et les souris de 12%. ! » ’

Sous cet angle de vue, l’homme ne brille pas par sa capacité à se distinguer parmi l’ensemble du monde animal ! Pourtant, comme poursuit Axel Kahn (p. 12) :

‘« Comment peut-on expliquer l’émergence évolutive du Roseau pensant dont parle Blaise Pascal (PASCAL, Pensée, fragments 339, 346, 347 et 348) : « Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, […] mais je ne puis concevoir l’homme sans pensée : ce serait une pierre ou une brute. […] Penser fait la grandeur de l’homme. […] L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. » ’

Quel est donc le fait humain, celui du “propre de l’homme” ? Pour continuer sur le questionnement d’Axel Kahn, nous pouvons admettre (p. 13) :

‘« sans difficulté qu’existent des bases matérielles (chimiques, génétiques, cellulaires) à la pensée, mais [sommes] persuadés qu’elle ne saurait être réductible à cette matérialité qui en permet l’émergence. […] Il convient de ne pas confondre l’étude des corrélats matériels de la conscience, c'est-à-dire des systèmes et processus utilisés par les activités conscientes […], avec l’analyse de la pensée et de la conscience elle-même. » ’

En dehors de nos critères indéniables (faits observés) d’animalité, le fait humain nous distingue malgré tout, en tant qu’êtres pensants, parmi l’ensemble des êtres vivants. Par analogie, le fait statistique, est une entité qui se traduit par des données mathématiques, des pourcentages, mais se situe au-dessus deux en englobant d’autres éléments d’analyse. Il marque de son seing un fait de société au travers de l’histoire de l’homme, de l’évolution des outils de prévision mis à sa disposition, des lois et par conséquence des représentations collectives (Cf. : l’exemple parcellaire mais significatif des représentations des étudiants et enseignants à son égard) qui le spécifient. Voyons maintenant, si l’individu, quoi que conscient du fait statistique, peut s’en tenir socialement écarté. Le lien s’établit-il obligatoirement du fait personnel au fait de société ? Y a-t-il alors un fait sociétal statistique ?