3.3.3. Le recours à l’outil statistique comme passage obligé

Notons tout d’abord que d’après la définition apportée par Bachelard au fait scientifique, nous pouvons caractériser d’objectivité le fait statistique car sa définition repose sur une théorie mathématique. Ensuite, pour nous aider dans notre tentative d’approfondissement de l’idée d’un recours à l’outil statistique comme dimension quasi-obligée de lecture sociétale, nous nous aiderons des travaux de recherche de Michel Kokoreff et de Jacques Rodriguez Le fait statistique ne peut se réduire à une nouvelle manière éventuelle, d’appréhender le monde qui nous entoure. Loin d’être un simple outil quantitatif d’appréciation de notre environnement, permettant l’appropriation et l’usage des dernières recherches mathématiques, il traduit le lien dialectique permanent, tissé entre ces outils mathématiques ainsi créés par l’homme et les incertitudes qui s’amplifient dans le corps social. Si l’on se réfère aux travaux de ces chercheurs (KOKOREFF, RODRIGUEZ, 2005, p. 6), la manière fréquente d’avancer « des lectures en terme de crise, de déclin ou de manque, [est] à bien des égards, l’expression d’une incapacité à penser le monde complexe, opaque et incertain dans lequel nos vivons aujourd’hui. » Des lignes de fragmentation sont apparues. Comme illustration, ces auteurs montrent la rupture des liens entre rang social (monde du travail, style de vie) et place sociale (emploi salarié, considération politique), les distances prises par rapport aux effets des classes sociales ou du rôle intégrateur du travail, la complexification des identités territoriales de rattachement etc. Le cours individuel de l’existence a aussi profondément muté : de la multiplication des relations au travail, des formes prises par la cellule familiale etc. Or, loin de présenter ces changements comme irrévocablement négatifs, les auteurs mettent en lumière les phénomènes de recomposition qui s’installent parallèlement (nouvelle posture face au travail, place et forme de la famille, retour en force de l’action associative etc.). On assiste donc « à un réagencement des représentations, des normes et des valeurs ». Toutes les dimensions listées plus haut, se voient engagées désormais sur des trajectoires complexes et diversifiées, en un mot singulières.

Cette approche interpelle déjà la statistique, cœur de notre étude. Toujours selon ces auteurs, et dans le même article, on peut parler de recomposition, chaque fois que « l’on définit en termes de risques (divorce, échec scolaire, etc.) ce qui était appréhendé jusqu’alors en termes de déviance ». Ils en appellent alors à l’incertitude ressentie de toute part.

‘« L’incertitude résulte de ces processus de fragmentation / recomposition et des logiques contradictoires qui travaillent notre société en profondeur. [… Elle] se présente à bien des égards comme un prisme pour interpréter les mutations de la France contemporaine. »(KOKOREFF, RODRIGUEZ, 2005, p. 6)’

L’incertitude gagne les Institutions et ses représentants, les instances juridiques, les politiques publiques (aux dires de certains élus, la gestion de certains quartiers devient œuvre « indécidable » (AVENEL C., 2004). Elle s’insère également en nous, dans le rapport gain de liberté (consommation, circulation, communication…) et son pendant, perte de certitudes (règles devenues floues, instables). D’après les auteurs, ces modifications sociétales occasionnent une autre contradiction qui nous afflige intérieurement : d’une part, elle accentue la pression normative sur chacun d’entre nous et d’autre part, elle pousse paradoxalement de plus en plus à l’autonomie, au “souci de soi”, à la prise de responsabilités, à la mise en projets etc.! Notre préoccupation scolaire rejoint cette problématique : comment harmoniser ces contradictions ? Comment passer facilement, y compris à l’école, du registre du permis / interdit au rapport nuancé du possible / impossible ? Comment  allier découverte progressive des règles de conduite et autonomie d’action, bonne réponse et marge d’erreur ? Comment entrer rationnellement dans une démarche permanente de mise en projets quand parallèlement notre environnement se fonde de plus en plus sur une multitude d’incertitudes ajoutées ?

Les politiques sociétales font de plus en plus appel à la gestion du risque (BECK, 2001, p. 9), « Le risque est également une forme de savoir sur les événements, un savoir qui s’affine et s’individualise à mesure que notre information statistique s’enrichit.» Pour nous, cette obligation nouvelle d’appréhender le risque, impose une réponse professionnelle à notre questionnement initial : le fait statistique devenu fait sociétal, oblige à en posséder les clés si l’on veut que chacun prenne part aux questionnements et débats collectifs ; ce qui fonde socialement, la nécessité parmi d’autres, d’un apport scolaire à la statistique et établit la pertinence d’une recherche en didactique portant sur cet objet. Le temps s’ouvre désormais à la liberté de pouvoir penser le futur (plus de temps libre, regard non attaché au temps présent), et paradoxalement, à la découverte aussi des risques encourus et du besoin de choisir ; en un mot : “tout est possible, tout peut arriver !”. L’ambition éducative trouve sa place avec la statistique : elle apporte une distinction entre l’augmentation de l’incertitude liée à l’essor des prises d’initiative liées au progrès et à sa réduction issue de notre meilleure connaissance de la prise de risque. Apprendre à doser la prise de risque, n’est pas simple manière d’apaiser les craintes engendrées par le futur, mais seule façon de rendre intelligible ce futur. La culture du risque, ramenée à l’objectif institutionnel de l’école de tout mettre en œuvre pour que chaque élève reçoive les bases scolaires lui permettant de prendre sa place dans la société, ne peut laisser ce levier de commande réservé à ceux qui possèdent la connaissance de son maniement. Le sujet pensant, selon les auteurs précédents, entre de plus en plus dans la connaissance par le biais de la complexité, de la confrontation à l’incertitude et du dosage de la prise de risque. Le fait statistique s’impose donc à nous ; libre à chacun de s’y associer. Par contre, son enseignement devient prescription scolaire et donc fait professionnel personnel pour les enseignants.