3.3.4. La question de l’impartialité de l’usage statistique face aux choix philosophiques et religieux

Pour gagner définitivement l’adhésion à l’idée d’un fait statistique indispensable à l’homme dans sa manière de penser, du moins pour l’enseignant qui ne peut plus l’ignorer, il faut pouvoir garantir l’impartialité de son usage à l’encontre des choix philosophiques et religieux du sujet pensant. Pour notre étude, référons-nous en cela à l’analyse du fait religieux, telle que le rapporte Régis Debray, Ce dernier donne trois caractéristiques fondamentales, constitutives du concept de fait (DEBRAY, 2002). Premièrement, il se constate et s’impose à tous ; c’est ce que nous avons essayé d’illustrer en introduction de cette partie. Deuxièmement, un fait ne préjuge ni de sa nature, ni du statut moral ou épistémologique à lui accorder. La statistique s’adresse à tout objet d’étude, sans zone protégée. Son histoire l’a montré en se risquant à sortir du cadre théocratique. La thèse de Jean-Claude Oriol (ORIOL, 2007, p. 18), le rappelle en précisant qu’« une pratique statistique, même simple, est un domaine où les hommes doivent s’aventurer avec prudence. » L’arrivée de l’approche statistique fut reçue comme mise en cause de la seule explication divine. Son introduction fut subtilement organisée par Pascal et Fermat comme recherche sur les probabilités des résultats aux jeux de hasard, et donc non immédiatement mis en rapport avec les réalités et les fondements de la vie quotidienne. Plus récemment, au début du XXème siècle, la Statistique Générale de la France (ancêtre de l’INSEE), va se cantonner dans le seul domaine où la centralisation s'exerce, grâce à l'administration préfectorale et municipale. Elle va organiser les recensements, l'état civil et étudier l'évolution démographique (Annexes n° 2.1 et 2.2). Avec le Service de la démographie qui prit plus tard le nom de Service National de la Statistique, on perçut alors pour la première fois l'ampleur du risque encouru par un éventuel détournement des données. Du fichier militaire des mobilisables susceptibles de reconstituer une armée en secret, qu'en est-il advenu ? Les témoignages manquent pour connaître quelle fut véritablement l'utilisation des tableaux du contrôleur général de l'armée René Carmille, par exemple de 1942 à la Libération (Annexe 2.3). La sollicitation fut pressante ; ce dernier mourut à Dachau en 1945. Le cours de l’histoire a marqué la complexité des rapports entre pouvoir politique et domaine statistique. De plus, la statistique a investi également, depuis Condorcet puis Cournot et Quételet, le champ social et par Darwin, celui de la biologie. L’unité des différentes recherches précédentes fut installée par l’axiomatique de Kolmogorov en 1933. La statistique, pourvue désormais d’un canevas mathématique et d’un organisme l’INSEE (Annexe 2.4), cadré déontologiquement dans ses démarches par la CNIL, trouve enfin droit de cité parmi nous. Son utilisation, comme toute interprétation de données quantifiées reste de la seule responsabilité de l’utilisateur. L’usage de l’outil peut s’organiser sans que personne ne revienne sur le fondement du statut moral ou épistémologique qui autorise l’étude du fait statistique. Ce qui pour nous, installe l’obligation d’enseigner la distinction entre l’outil statistique et la production et l’interprétation de données statistiques par l’utilisateur.

Pour poursuivre le parallèle avec l’étude du fait religieux, Régis Debray apporte une troisième caractéristique : « Le fait est englobant. Il ne privilégie aucune religion particulière, considérée comme plus “vraie” ou plus recommandable que les autres. » Le fait statistique ouvre à la diversité des possibles. L’idée la plus répandue concernant l’élaboration des théories scientifiques est celle selon laquelle on doit partir de l’observation sans préjugé. Le scientifique doit rendre compte fidèlement de ce qu’il voit, entend, etc., en accord avec les situations qu’il observe, et doit être dénué de tout préjugé. Il doit se laisser conduire par l’expérience des faits. C’est le seul moyen pour lui de ne pas projeter ses croyances, préjugés, intérêts, dans le réel. L’usage de l’outil statistique permet de dépasser les opinions personnelles de chaque acteur ; l’exemple des travaux et conclusions de l’I.R.E.D.U. (Institut de Recherche sur l’Éducation) ou des résultats des évaluations internationales PISA (Programme International pour le Suivi des Acquis des Élèves) sont là pour illustrer ses usages dans le monde de l’enseignement. Ne pas s’arrêter à l’opinion personnelle, au fait brut, (du latin facere, faire : donnée de l’expérience, saisie par l’intuition sensible) mais s’en remettre au fait élaboré. Les faits expriment ce qui se voit mais aussi ce qui pouvait être tenu pour caché ! L’entrée dans l’ère de l’évaluation des projets, oblige à se doter de critères d’évaluation de leur conduite. Parler de fait statistique, c’est se contraindre à objectiver les actions et prises de décisions à l’intérieur desquelles nous sommes partie prenante. L’ouverture obligée aux critiques, et décisions diverses impose l’argumentation et l’investissement responsable de notre point de vue.

Partis d’une préoccupation statistique, nous en avons précisé les contours pour cerner les dimensions de fait, fait de société, fait sociétal et enfin, rapportée au questionnement qui nous absorbe ici (ajout d’une garantie supplémentaire dans le traitement rationnel des faits observés, assurance d’un respect éthique), au fait professionnel et personnel, qu’il représente actuellement pour tous et particulièrement pour les enseignants. Nous pouvons traduire ces multiples appartenances en l’émergence et l’actualité d’un fait statistique. Ce statut de fait statistique, explique que la demande de son insertion scolaire se réclame en tous lieux. Associé à la spécificité de la démarche statistique, il constitue ce que nous appellerons une pensée statistique. C’est ce que nous essayerons de préciser dans la continuité de cette première partie.